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A propos d’un film de Michaël Prazan
La Passeuse des Aubrais
Article mis en ligne le 22 juin 2017
dernière modification le 29 octobre 2023

Michaël Prazan n’est pas un inconnu, il s’est déjà frotté à la barbarie nazie à plusieurs reprises Einsatzgruppen, les commandos de la mort étant sans doute le plus célèbre de ses films. Il est aussi l’auteur d’un Ellis Island : une histoire du rêve américain diffusé sur Arte en 2014, que je cite pour mémoire. On lui reconnaît la minutie historique de ses enquêtes et son habileté à mener un récit. Il fut président du Jury du festival international du film d’histoire à Pessac en 2014. C’est à Pessac encore, qu’il a reçu il y a quelques mois le Prix du jury et le Prix du jeune journaliste pour La Passeuse des Aubrais.

(...) Au début, on ne peut qu’essayer de nommer les choses, une à une, platement, les énumérer, les dénombrer, de la manière la plus banale, de la manière la plus précise possible, en essayant de ne rien oublier. (Georges Perec – Conférence sur la description)

La trame de La Passeuse des Aubrais est connue, presque trop, c’est le destin de dizaines de milliers d’enfants juifs cachés durant la guerre, c’est le passage de la ligne de démarcation, c’est une fois encore l’histoire du Vieil homme et l’enfant de Claude Berri dans laquelle Mickaël Prazan reconnaît en filigrane celle de son père, le galeriste Bernard Prazan, dont les parents furent assassinés à Auschwitz et qui ne dut sa survie qu’à la Passeuse des Aubrais.

Cette femme, à le croire, travaillait pourtant pour la Gestapo, et n’aurait décidé qu’au dernier moment de ne pas les livrer, lui et sa sœur, à une mort certaine.

Le travail central du film est celui de la mémoire, la mémoire d’un regard de la passeuse identifié par l’enfant comme le moment précis où elle a pitié de lui et choisit de le sauver. C’est une enquête familiale que l’on peut aisément affilier à celles menées par Georges Perec et Robert Bober dans leurs Récits d’Ellis Island en 1979 et par Bober en hommage à son ami disparu dans En remontant la rue Vilin en 1992.

Après des décennies de mutisme, sur l’insistance de son fils mais hors de sa présence, Bernard Prazan accepte en 2006 de raconter son histoire, une fois et une seule, devant les caméras de la fondation pour la mémoire de la Shoah. Le dispositif de La Passeuse des Aubrais va reposer sur un double témoignage, celui du père, âgé de sept ans au moment des faits, figé dans une certaine raideur, presque agressif, et plusieurs années plus tard celui, tout aussi exceptionnel, de la passeuse Thérèse Léopold, retrouvée et interrogée, vieille femme à la veille de sa disparition, livrant une version très différente de celle du père, niant toute collaboration avec la Gestapo, et rappelant qu’elle est aussi une victime des camps, une survivante d’Auschwitz. Version qui sera minutieusement vérifiée par Michaël Prazan et s’avérera au final exacte.

On ne comprend jamais rien aux pères, leurs silences, leur pudeur, leur sévérité, leur autorité et leur vie que tout fils tente de décrypter avec ferveur comme s’il s’agissait d’établir un nouveau chapitre de la Légende Dorée. Une fois qu’ils ont disparu, la page tournée, on repart à leur recherche, on essaye enfin de comprendre, de dénouer les nœuds... Jamais on n’y parvient tout à fait.

Ce qui captive particulièrement dans ce film, c’est la fragilité des témoignages, la parole du père, d’abord d’évangile, puis mise en question par les recherches du fils, le portrait de la passeuse qui au final n’est pas la collaboratrice que le père décrit, même si des zones d’ombres subsistent, même si on la sait capable de représentations antisémites héritées du discours de la première moitié du vingtième.

En ce sens et comme chez Perec et Bober l’histoire d’une vie déborde son sujet apparemment privé, personnel, de l’enquête familiale pour rejoindre le fond dont toute la littérature est issue : un roman de filiation et de mort.

Dans un entretien donné à la revue l’Arc en 1979, Georges Perec écrivait : Cette recherche de mes racines, qui m’a depuis conduit vers de nombreux chemins que je n’ai pas fini de parcourir, m’a fait je crois, prendre conscience de cette appartenance à une culture fondée sur l’exil et sur l’espoir, sur l’effacement et le recommencement, le film de Michaël Prazan répond au même besoin.

Thierry Guilabert


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