D’une souffrance l’autre.
Thierry Guil
Article mis en ligne le 25 mai 2017
dernière modification le 29 octobre 2023

Le mardi 29 novembre 2016, en compagnie de Pierre Sommermeyer, je présentai mon livre :

Les ruines d’Auschwitz où la journée d’Alexander Tanaroff au cinéma Eldorado de Saint-Pierre d’Oléron ainsi que le film de László Nemez : Le fils de Saül.

Avant même le début de la soirée, je fus abordé par trois personnes âgées venues depuis Saintes à une soixantaine de kilomètres, sinon désireuses d’en découdre, au moins voulant apporter quelques précisions, car parlant d’Auschwitz, nous ne parlions manifestement pas de la même chose.

A ce que je compris du dialogue qui s’instaura entre nous, on me reprochait une vision partielle et partiale, uniquement centrée sur les juifs qui n’étaient quand même pas les seuls à avoir souffert à Auschwitz, mais aussi ma visite du camp sous l’égide du Mémorial de la Shoah, on savait ce que ça sous-entendait me firent-ils comprendre, on m’avait montré seulement une partie du camp et celle qu’on avait bien voulu.

Je me défendis comme je pus arguant de ma bonne foi, de mon travail concernant exclusivement l’usine de mort et l’assassinat massif des juifs, de la complexité du camp d’Auschwitz à la fois lieu d’extermination et camp de travail forcé, de mes visées nullement exhaustives, seulement un point de vue documenté selon l’expression du cinéaste Jean Vigo.
Comme le débat menaçait de s’enliser, les trois anciens me portèrent l’estocade : « Il n’y a pas que les juifs, vous n’avez pas parlé des deux convois de militants communistes qui furent envoyer à Auschwitz ».

Je compris alors qu’à mon point de vue, les militants que j’avais face à moi opposaient une fin de non recevoir. Leur vision et la mienne, sans doute, étaient antagonistes et non complémentaires. Je venais d’être victime d’un choc générationnel, d’une écriture de l’histoire qui s’était modifiée à la fin des années quatre-vingt, et dont certains vestiges se tenaient face à moi, tenants de l’époque bénite où déporté signifiait résistant, signifiait communiste, et d’ailleurs la preuve en était que ceux, les derniers, qui venaient encore dans les collèges parler des camps étaient des résistants et souvent d’anciens communistes.

Les juifs eux, pour l’écrasante majorité, n’avaient jamais eu la chance de porter témoignage.
Je suis né à l’histoire un peu après que les mémoires gaullistes et communistes se soient affaiblies, je suis né à l’histoire à l’époque où Jacques Chirac le premier prononça ces mots au sujet du peuple juif assassiné : « Nous conservons à leur égard une dette imprescriptible. (…) Transmettre la mémoire du peuple juif, des souffrances et des camps. Témoigner encore et encore. Reconnaître les fautes du passé, et les fautes commises par l’état. Ne rien occulter des heures sombres de notre histoire, c’est tout simplement défendre une idée de l’Homme, de sa liberté et de sa dignité ».

Les personnes qui me parlaient ce 29 novembre regrettaient sans doute le temps où le « Parti des fusillés » comme ils aimaient à le nommer portait à lui seul le martyr de la déportation, mythe de la résistance, ici et en Union soviétique.

Des juifs il n’était pas question.

Dans Nuit et Brouillard en 1956 le juif est tout juste mentionné dans la longue liste des victimes des camps, dans le manuel scolaire de 1964 – Le procès Eichmann date de 1961 – il n’en est pas fait mention, pas davantage des responsabilités françaises dans leur assassinat.

La somme de Raul Hilberg La destruction des juifs d’Europe parue en 1961 ne sera traduite en français qu’en 1985, il aura fallu les années soixante-dix, le travail de Béate et Serge Klarsfeld, la montée des négationnismes, la diffusion à la télévision française de la série Holocauste en 1979 et enfin le film de Claude Lanzmann en 1985 pour que la dimension raciale essentielle du régime nazi soit portée au regard de tous, et que la tragédie de millions de juifs soit enfin connue ou plutôt reconnue.

A Auschwitz, il ne saurait y avoir de concurrence des souffrances, il y a des chiffres ceux de Piper en 1998 s’établissent ainsi, 1,3 millions de déportés à Auschwitz, 1,1 million y sont morts dont 960 000 juifs, 70 000 polonais non juifs, 21 000 tziganes, 15 000 prisonniers soviétiques, 10 000 à 15 000 autres détenus dont des français déportés au titre de la résistance. Les homosexuels, les témoins de Jéhovah qui furent emprisonnés à Auschwitz venaient quant à eux de territoires allemands, et le furent en très petits nombre.

Alors me direz-vous, une fois qu’on a rétabli les faits, une fois qu’on a remisé le : « j’ai souffert autant que... » des victimes, qu’en est-il des ces deux convois communistes pour Auschwitz du 6 juillet 1942 et 24 janvier 1943 appelés convoi des 45 000 et convoi des 31 000 (nombre qui désignent la série de matricules donnés aux prisonniers). Convois, dont j’ignorais l’existence, je l’admets, jusqu’à ce 29 novembre.

Il faut se référer aux travaux de Claudine Cardon-Hamet [1] pour en apprendre plus. Et l’on apprend que dans le cadre de la « politique des otages » pratiquée par les nazis suite aux actes de résistances qui se multiplient en fin 1941 et début 1942, en gros depuis l’invasion de l’Union Soviétique par la Wehrmacht, Hitler veut des représailles et cible particulièrement ce qu’il nomme le « judéo-bolchevisme » considéré comme responsable des attentats contre ses troupes. Les exécutions massives se multiplient sur le territoire français, à Bordeaux, à Nantes, à Chateaubriand. A partir du 9 avril 1942, Hitler ordonne pour chaque nouvel attentat la déportation vers l’est de 500 otages communistes, juifs ou asociaux.

Les otages à déporter devaient avoir entre 18 et 55 ans et être aptes au travail, la plupart avait été arrêtée par la police française dans son zèle à soutenir la politique de l’occupant. En juillet arrivent à Birkenau 1170 hommes, en très grande majorité communistes, quelques juifs aussi, plus de 80 % meurent dans les six mois qui suivent leur internement, de mauvais traitements, d’épuisement, de sous alimentation, d’épidémies. Plusieurs centaines considérés inaptes sont gazées.

En janvier 1943, 230 résistantes, dont la moitié est communiste, les rejoignent.

A la fin des hostilités sur 1400 déportés seuls 168 survivent.
Thierry Guilabert

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