Le débat.
– question destinée à Marie-José Sanselme
Partagez-vous ce point de vue sur la focalisation médiatique au sujet du conflit israélo-palestinien ?
Marie-José Sanselme : Je suis co-scénariste d’Amos Gitaï et nous ne travaillons pas toujours en même temps. Cela dépend. Parfois je travaille seule et il intervient après. Mon travail est d’essayer de comprendre son projet et son envie intime de film. Ensuite je cherche avec les paramètres qui me sont donnés, mon intuition, ma compréhension de ce qui se passe dans le pays, dans le sujet qu’il veut traiter, et son possible désir par rapport au film. J’essaie de comprendre comment il veut aborder un projet en tant que cinéaste et artiste. Je propose alors des éléments dont il pourra se servir. Les moments de travail sont successifs, comme sur plusieurs lignes mélodiques.
Amos Gitaï : Marie-José m’aide beaucoup car elle n’a pas d’a priori vis-à-vis d’Israël. Le pays l’a touchée, intéressée, mais elle n’y est pas née. Cette distance m’aide. Certaines choses la dérangent parfois plus que moi. J’aime travailler avec des personnes qui ne soient pas monolithiques. Le monde n’est pas monolithique. Je travaille aussi avec des gens du monde entier, Français, Italiens, ma chef costumière est de Bucarest, mon chef décorateur est né à Buenos Aires, le comédien qui tient le rôle du rabbin dans Kaddosh est palestinien. Le dialogue entre personnes d’origines différentes oblige à reformuler le media et c’est fascinant.
Dans beaucoup d’endroits de la planète, les gens sont déplacés par les guerres ou les forces économiques, les « mégalo polices » du tiers-monde. On le voit chez des cinéastes comme Ousmane Sembène [1]. Les cinéastes ont toujours été sensibles au déplacement des populations, ce qui n’est pas un phénomène strictement spécifique au Moyen-Orient. Ce qui reste à ces personnes déplacées, ce sont des souvenirs, des photos. L’image est un fragment de quelque chose. On peut regretter la destruction de cet univers, mais on vit dans l’État moderne.
– Vous êtes loin de clichés montrés à la télévision. Mais à la fin du film News from Home, Nems from House, quand vous retournez chez le vieux tailleur de pierres, son fils est à cran. Il n’a plus de maison, ne peut plus bâtir chez lui et il a peur, et là on comprend que la situation peut pousser à bout et engendrer la violence. Avez-vous laissé émerger cette réaction par respect pour ces gens qui n’ont pas la parole ?
Amos Gitaï : J’ai fini avec ce fils de tailleur de pierres parce que son problème est actuel. Il ne regarde pas le passé, il a construit une maison. Des deux côtés - administration israélienne et autorité palestinienne -, on lui refuse le droit de garder cette maison. Un consensus des pouvoirs est contre lui. Des hommes, que l’on empêche ainsi de travailler et de vivre normalement, sont poussés à la violence. Cette intensité met du temps à affleurer la surface du film. Cet épisode saillant du film se réinscrit dans l’ensemble du film comme partie prenante de l’ensemble.
– Est-ce qu’on voit du côté palestinien des gens dénoncer certains abus comme cela est le cas par les Israéliens ?
Amos Gitaï : La situation n’est pas la même. Les Palestiniens sont occupés par les Israéliens. L’art est toujours plus engagé dans ces circonstances. Sans faire de jugement, j’appelle les cinéastes palestiniens, dont le mode de vie est raisonnable, à faire la critique de leur société. Même si les Israéliens n’ont pas aimé Kaddosh et Terre promise, ces films critiquent la culture. Dans ce sens, un travail critique de penseur ou de cinéaste, arabe ou palestinien, sera utile pour leur société. Et il n’est pas question de construire une symétrie. Mais les Palestiniens sont occupés. Israël délire avec cette occupation qui empoisonne notre société. Le temps est venu de trouver des motus vivendi, de parler avec les Palestiniens, de ne pas se cacher derrière qui est élu ou non, de se rencontrer et d’essayer de trouver un tissu de coexistence. Je dis cela car j’aime la société israélienne, j’aime aussi les Palestiniens et je désire que les deux peuples retrouvent une force de coexistence. Dans ce sens, je ne cherche pas des cinéastes palestiniens qui critiquent leur société, mais le regard critique est important.
– La traite des blanches dénoncée dans Terre promise
a-t-elle une connotation avec le fait qu’elle se situe en Israël. Qu’avez-vous voulu dire avec la « terre promise » ?
Amos Gitaï : En tant que cinéaste et citoyen, je ne veux pas que mon pays traite les femmes ainsi. Et je n’ai rien à foutre de l’ethnocentrisme de cette région. D’ailleurs, c’est un aspect du film ; les Israéliens, les Palestiniens et les Égyptiens se retrouvent à coopérer pour exploiter les femmes qui ne sont ni israéliennes, ni arabes, ni juives, ni musulmanes, alors qu’ habituellement ils ne sont jamais d’accord. Ni drapeau, ni nationalité, ni patriotisme, ils s’entendent pour l’exploitation de l’autre. Alors, je dis non. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi les Français ne feraient pas un film sur le sujet. Comment les femmes se retrouvent-elles au Bois de Boulogne pour se prostituer, ou bien dans les hôtels de Moscou ?
Le fait que les autres ne traitent pas ce sujet ne peut pas m’empêcher de le faire. Cela ne signifie pas non plus que nous sommes les seuls à pratiquer ce trafic. J’utilise le terme de « terre promise » de manière ironique. La « terre promise » n’est pas composée d’anges, mais d’êtres humains. Quant aux critiques nécessaires, elles permettent d’avancer. Dans l’ancien testament, beaucoup de textes fustigent l’injustice. L’ancien testament n’est pas un texte de relations publiques. Et, à l’époque, c’était compliqué d’être un cinéaste indépendant. Les rédacteurs en chef de l’ancien testament ont écrit des textes extrêmement critiques sur le pouvoir. L’un des rois les plus fétichisés, le roi David, est jugé immoral parce qu’il désirait Bethsabée et a envoyé son époux se faire tuer à la guerre. Quelle audace vis-à-vis d’un roi puissant ! Prétendre que tout le monde est angélique, c’est un peu kitch, et de toute façon je n’ai pas encore rencontré d’anges.
– Vous entremêlez les âges et les cultures pour tisser vos personnages et vos images. Les sons dans vos films sont très physiques, vous les martelez pour que cela soit ressenti. Vous filmez comme les peintres pour dire que le cinéma est un travail d’équipe. L’exposition qui est faite de vos films sur la « maison », est-ce pour dire que le cinéma a atteint un état où l’on peut le montrer dans un musée ? Ou bien voulez-vous toucher un public qui regarde la télévision et va au musée plutôt qu’au cinéma ?
Amos Gitaï : Je me pose la question. Je fais rarement cette expérience : exposer les films. Parce que ce j’aime au cinéma, c’est l’aspect fantôme : être assis dans une salle, souvent laide, avec des fauteuils rouges et l’odeur de pop corn, l’image apparaît et s’enregistre dans nos mémoires. Cela ne laisse aucune trace physique, ce qui diffère des autres arts si l’on peut appeler le cinéma de l’art. C’est complètement l’inverse de mon ancien métier d’architecte. Les architectes nous laissent hélas toutes ces horreurs architecturales, ces bâtiments qu’il est impossible d’effacer. C’est donc une démarche contradictoire, mais j’aime faire cela de temps en temps, mettre le cinéma au musée. D’ailleurs le cinéma change : le support passe du 35 mm au numérique, à l’image digitale, du DVD ou du VOD à la vidéo sur demande. Je ne suis guère impressionné par les modifications du support parce que c’est l’œuvre qui m’intéresse. C’est vrai qu’il faut le connaître. Si je tourne Terre promise avec des caméras vidéo, c’est volontaire, intentionnel et certainement pas par hasard. J’ai envie d’apporter cette sorte d’urgence du format. Mais si chaque fois, c’est une autre forme, pourquoi pas ?
Concernant la peinture, j’adore Vélasquez parce que ce qui m’intéresse, c’est le rapport au pouvoir et aux formes. Chez lui, les conjonctions entre ces thématiques - l’image très dure de la décadence de la monarchie - sont présentes, mais sans oublier la forme, le support, la toile. Le cinéma ne doit pas oublier la forme tout en étant une réflexion sur le réel, mais pas dans un sens naturaliste. Vélasquez est pour moi un modèle.
Montpellier, 3 novembre 2006
Introduction, transcription, notes et photos de Christiane Passevant