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été 44 et idéologie
Mato-Topé
Article mis en ligne le 17 novembre 2016
dernière modification le 17 novembre 2023

L’anniversaire d’un grand moment historique est toujours propice aux commémorations. Le 70ème anniversaire du débarquement en Normandie et du début de la Libération de la France n’échappe pas à la règle. En amont, les chaînes de télévision accompagnent l’événement en programmant des émissions adaptées : TF1 a fait le choix de la fiction avec une série Résistance, quand France 3 a préféré assurer avec été 44, le documentaire de Patrick Rotman déjà diffusé et qui avait été plébiscité par la critique et surtout par le public lors de la première diffusion le 31 mai 2004 à 20 h 50 : plus de 7,2 millions de téléspectateurs. Le documentaire fait assurément plus sérieux, plus digne et "historique", bref plus service public : "Les chaînes du service public ont décidé d’accompagner dignement le 60e anniversaire du Débarquement qui sera célébré ce week-end en Normandie. Le documentaire très réussi de Patrick Rotman, « Eté 44 », diffusé lundi soir sur France 3, en a été une première belle illustration" (Le Parisien, 05 juin 2004).

Choix judicieux le 28 avril 2014, car à nouveau le public a été au rendez-vous avec une excellente audience pour une rediffusion : 3,1 millions de téléspectateurs. Et dix ans après, la presse reste toujours unanime. Télérama (n°3354, du 23 avril 2014) annonce le programme accompagné des trois T pour "on aime passionnément" et justifie cette appréciation par un texte dithyrambique de Gilles Heuré qui s’ouvre sur : "Il faut le dire d’emblée : ce documentaire de Patrick Rotman, diffusé pour la première fois en 2004 sur France 3, est un des moments dont peut se glorifier une chaîne de service public. Un film à voir, à enregistrer et à faire connaître à tous ceux qui croient en savoir assez sur le sujet. Et quel sujet !" et s’achève par : "Ce film magnifique, porté par un commentaire dit avec intelligence et émotion par Philippe Torreton est un sommet du genre et parvient constamment à dépasser le lyrisme pour décrypter la force des images." En page 99, un simple rappel en forme de synthèse : "Une magistrale leçon d’histoire".

En 2004, l’accueil avait été identique de L’Humanité ("Le prodige de ce documentaire de Patrick Rotman, pédagogique sans être simpliste, est de donner du relief à une histoire que l’on connaît mal ou que l’on croit bien connaître […] Un documentaire indispensable qui (re)pose de précieux jalons et donne le goût au spectateur de revenir aux sources, et de scruter plus en détail ces semaines de l’histoire où tout a basculé", Anne Roy, 31 mai 2004) en passant par Libération ("le meilleur documentaire consacré à cette période", 31 mai 2004), Le Figaro ("Fruit d’un an et demi de recherches, ce film relate avec force et sans fioriture une période qui l’a déjà beaucoup été, mais jamais avec un tel souci d’authenticité", Nathalie Simon, 25 août 2004) ou encore La Croix, lors d’une première rediffusion ("Été 44, Judicieuse rediffusion de cette magistrale leçon d’histoire et de cinéma. Patrick Rotman concilie le pouvoir d’images stupéfiantes (d’horreur ou de liesse) et l’intelligence de l’analyse", 18 août 2006). De L’Huma au Figaro, une bien curieuse unanimité confortée par une moisson de prix : Prix "Le Monde" au SunnySide of the Doc, Laurier d’Honneur du Club Audiovisuel de Paris, Trophée du Film français…

Pédagogique, indispensable, le meilleur, souci d’authenticité, magistrale leçon d’histoire (pour Télérama comme pour La Croix), les qualificatifs élogieux et l’absence totale de réserve disent bien l’adhésion au discours tenu par Rotman dans son film. Car bien évidemment, le réalisateur tient un discours sur l’été 44 qui est reçu comme vrai par ces journalistes. De facture classique, les archives sont accompagnées d’un commentaire off qui leur donne sens, parfaitement dit par un Philippe Torreton investi dans sa mission : "Je suis fier que Patrick Rotman m’ait demandé de collaborer à ce film important et magnifique" (in Dossier de Presse France 3, p.5).

Un premier problème superbement ignoré par les thuriféraires du décryptage des images : le format. Les images ont été tournées en 1,34, le format standard jusqu’à la fin des années 50, or été 44 fait le choix du 16/9ème, le format actuel de la télévision : les archives recadrées sont donc coupées pour se plier aux normes actuelles. Elles sont également colorisées. Le "souci permanent d’authenticité" revendiqué par Patrick Rotman le contraint à justifier ce choix : "François Montpellier qui est un artiste restitue la couleur sur un certain nombre d’images. Par exemple, l’épisode formidable de de Gaulle à la gare Montparnasse avec le général Leclerc. Cet épisode précis alterne bizarrement images couleurs et noir et blanc, notamment quand de Gaulle s’assied et reproche à Leclerc d’avoir laissé signer Rol Tanguy. Comme nous avions le modèle colorisé, nous avons pu restituer les couleurs telles qu’elles étaient" (Dossier de Presse France 3, p.9). Soit une colorisation vraiment vraie effectuée par un artiste ! Prompts à se mobiliser contre la colorisation des films du patrimoine, les critiques restent cois lorsqu’il s’agit d’images d’archive ! Magistrale leçon de cinéma, vraiment ?

Enfin encore plus grave, certaines images ont même été détournées. C’est le cas d’une des séquences les plus fortes : celle du lynchage du collabo brutalisé puis pendu par les pieds comme un Strange Fruit. Séquence qui ne se déroule pas en 44 à Vichy comme le film le prétend mais le 2 juin 1945 après le retour des prisonniers et des déportés et à Cusset, un petit village à quelques kilomètres de l’hôtel du Parc ; Christelle Ploquin et Daniel Schneidermann l’ont bien montré dans Jour de pendaison au village, une épuration à retardement, un documentaire diffusé sur France 5 en 2005.

Tous ces artifices guère respectueux de l’authenticité des images auraient dû alerter critiques et spécialistes. De plus, le documentaire de Schneidermann aurait dû les obliger, a minima, à tempérer leur enthousiasme. Rien ni fait, le film continue à délivrer Une magistrale leçon d’histoire… Si ces téléspectateurs prétendus avertis ont ainsi suspendu leur incrédulité, c’est que le film dit tout simplement ce qu’ils voulaient entendre : "La réception des énoncés est plus révélatrice pour l’histoire des idéologies que ne l’est leur production ; et lorsqu’un auteur se trompe ou ment, son texte n’est pas moins significatif que quand il dit vrai ; l’important est que le texte soit recevable par les contemporains, ou qu’il ait été cru tel par son producteur." [1]

Le discours général du film est une reprise de la légende noire construite à partir des années 70 après la mort du Général de Gaulle et le déclin du PCF. Pendant les années noires, gaullistes et communistes ont élaboré le mythe résistancialiste pour légitimer leurs prétentions respectives à représenter, à la Libération, la France éternelle incarnée par la Résistance. Ce mythe a été remplacé par une représentation où "La masse des Français est dans l’attente. Pour les Français, la préoccupation majeure, le souci lancinant reste le ravitaillement" (Patrick Rotman, Dossier de Presse France 3, p.9). Toujours dans ce dossier de presse à la page 7, Rotman précise : "Au total, les résistants sont quelques dizaines de milliers au printemps 44. Une minorité active, décidée, mais une petite minorité (2 % de la population active selon Paxton)". Dans le film, la voix off, de manière plus abrupte, note : "un marais attentiste et inquiet, qui regardait s’affronter 100 000 collaborateurs et 100 000 résistants". Dans un premier temps, les Français étaient unis dans la Résistance ; dans un second, ils le sont tout autant mais dans une passivité faite de couardise et de relativisme ("Dans l’horreur, toutes les idées se valent" Uranus) ; les deux mythes préservent l’essentiel : l’unité du peuple !

Pour autant, d’où viennent ces chiffres ? L’épuration légale a donné lieu à l’ouverture de 300 000 dossiers qui ont abouti à 125 000 jugements et 97 000 condamnations dont 44 000 peines de prison et 1600 peines de mort. A l’épuration légale, il convient d’ajouter les 9 à 10000 exécutions extrajudiciaires et les milliers de femmes tondues et humiliées pour collaboration horizontale. Bref, si on en reste à la proposition de Rotman, la collaboration a été soldée bien au-delà du raisonnable. Du côté de la résistance, les 2% de combattants nécessitaient un maillage de soutiens sans lequel ils auraient été complètement impuissants et très rapidement éliminés : le discours de Rotman reprend la confusion convenue entre action et opinion qui structure la légende noire.

Enfin, pas un mot sur la participation des étrangers à la Résistance qui reste, cet été 44, une affaire strictement française : pas le moindre Espagnol et encore moins d’Allemand pour troubler les représentations. Parce qu’à prononcer leurs noms sont difficiles ? Concession au mythe résistancialiste ou simplification fonctionnelle pour des spectateurs qu’il convient de ne pas bousculer dans leurs certitudes ?

L’adhésion unanime des organes de presse relayée par des déclarations narcissiques à la Elisabeth Roudinesco - "J’ai adoré le documentaire de Patrick Rotman" (Libération, 5 juin 2004) – confère au film de Patrick Rotman un statut de symptôme : en 2004, la légende noire passait pour l’expression de la vérité, elle l’est toujours en 2014 et l’histoire n’y trouve toujours pas son compte !

Mato-Topé