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Un chapitre des "Fils de la nuit"
PERDIGUERA - Ire PARTIE

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Article mis en ligne le 30 mars 2006
dernière modification le 21 mars 2006
Le Groupe international
de la colonne Durruti à
Siétamo en
septembre 1936 : au
centre, Antoine
Gimenez coiffé d’un
chapeau, avec Ridel à
sa gauche.


LE LENDEMAIN soir,
nous étions à pied d’œuvre. Berthomieu avait pris
la moitié des effectifs, c’est-à-dire une centaine d’hommes. La nuit vient
assez vite au mois d’octobre. Autant m’avait paru long l’après-midi, autant
me parut court le crépuscule. Nous avancions, pliés en équerre, les genoux
fléchis, tâtant le terrain avec la pointe du pied, attentifs à ne produire
aucun bruit.

Arrivés dans l’alignement de la première mitrailleuse, Lino se coucha en
nous faisant signe de continuer, puis ce fut mon tour de m’allonger au pied
de la colline ; Staradoff continua seul. Je regardais ma montre par crainte
que la luminosité des sphères et des chiffres, lorsque je serai plus haut, ne
me trahissent. Je nouai mon mouchoir autour du poignet en cachant le
cadran. Ma main tremblait. Les minutes passaient lentement, la fraîcheur de
la nuit me pénétrait dans les os. Le cri d’une chouette s’éleva dans la nuit,
c’était le signal : le Russe était en place.
Je commençai ma reptation, il fallait avancer doucement, la côte était
assez abrupte et parsemée de pierres qui risquaient au moindre heurt de se
détacher et de rouler vers le fond du vallon avec un bruit infernal.

Lentement, les mains tâtaient le terrain, écartaient les cailloux qui pouvaient
en roulant attirer l’attention des veilleurs. Mon cœur bat à grands coups.
Depuis mon départ du bas de la colline, je ne pense à rien. Toutes mes
pauvres facultés cérébrales se sont concentrées pour rendre plus sensibles le
tact, la vue et l’ouïe. J’ai l’impression d’avoir un détecteur au bout des
doigts. Les yeux, habitués à l’obscurité, perçoivent la moindre touffe
d’herbe, la plus petite boursouflure du sol qui peut être une pierre.

Je m’arrête, une grosse touffe de romarin me barre la route. Je l’ai reconnue
au parfum des basses branches qui me chatouillent le nez. Mes doigts
explorent le terrain, je me lève sur mes coudes, essayant de voir au travers
du buisson. Merde ! J’ai avancé trop vite et je suis monté plus haut que
prévu. Berthomieu m’avait pourtant prévenu : dans la nuit, on calcule mal
les distances. Je relève le mouchoir pour regarder l’heure : six ou sept
minutes d’avance. Loin sur ma gauche, un bruit. Une rafale, une autre, une
troisième. Aplati, la tête contre la base du buisson, la sueur perle à mon
front. J’ai beau me dire que la terre, rejetée par les travaux de terrassement
de la tranchée, arrêtée par le buisson, forme un petit parapet qui me protège
des balles, je transpire, j’ai l’impression qu’une main serre ma gorge. Silence.

Une voix interpelle :
« Pourquoi as-tu tiré ? On ne voit rien. »
Un autre répond :
« J’ai entendu des pierres rouler, là, devant moi.

 Tu as vu quelque chose ?

 Non...

 C’était peut-être un lapin.

 Oui, peut-être. »

De nouveau le silence. J’ai soif, j’ai la gorge sèche.

Machinalement, j’ai
ramené la musette à grenades de mon dos à ma poitrine. Je serre, un dans
chaque main, deux œufs de cane en fonte quadrillée. Nous n’avons pas de
bombes offensives. La chouette hulule loin derrière moi. Une, deux, trois.
J’ai lancé mon ananas comme une boule au jeu de pétanque. J’étais trop
près pour faire autrement. À droite, Alexandre m’a devancé : j’entends l’explosion
de sa bombe avant la mienne. Sur la gauche, la machine est entrée
en action. Une courte rafale, un cri et la mitrailleuse se tait. Entre deux
explosions, j’entends Staradoff crier je ne sais quoi en russe. Comme lui, je
me défais de ma charge en arrosant la tranchée. Derrière moi, un hurlement
éclate, monte des profondeurs de la nuit. Le piétinement d’une foule qui
court, s’approche, m’environne, me bouscule, me dépasse.

En avant !
Liberté ! ¡Adelante ! CNT ! Avanti ! Des cris en toutes les langues.
« Tony, ça va ? »
Quelqu’un a pris mon bras et approche un flacon de ma bouche. Je la
reconnais, c’est Marthe.
« Merci Marthe, et Lino ?
 Je ne sais pas. C’est Augusta qui a été lui apporter à boire. Tu viens ? »
Elle est pressée de rejoindre le groupe et son compagnon. Je la comprends
 : ils ne se quittent pratiquement jamais. Souvent, je les avais regardés
se promener en se tenant par la taille ou par la main.
Derrière le parapet, un copain nous attendait. Berthomieu nous dit, ou
pour être plus précis, nous fit dire qu’après avoir fait l’inventaire de la position
occupée, nous pourrions les rejoindre ou rentrer à Farlete. Augusta survint
soudain et nous annonça la mort de Lino ; après avoir lancé sa bombe,
il avait été fauché par une rafale de projectiles. Staradoff et moi avions commencé
à fouiller la tranchée après le départ des femmes. Nous avions
presque fini lorsque Alexandre s’approcha en me tendant une bouteille :

« Tiens, bois, c’est bon. »

C’était un flacon d’alcool à brûler. Je l’avais reconnu en le sentant avant
d’en boire.
« Tu n’es pas fou de boire ça ? C’est bon pour brûler, non pas pour boire.

 Oh non ! Ça, c’est bon... »

Il me reprit la bouteille, porta le goulot à ses lèvres et en avala, sans exagérer,
les trois quarts. Je m’attendais à le voir tomber raide. Que va ! Il
regarda la bouteille, et comme il en restait un peu, il la glissa dans sa
musette et s’en fut continuer son travail. Il n’était pas encore minuit lorsque
nous arrivâmes aux granges qui entouraient Perdiguera. Le village se trouvait
en contrebas. Je ne peux pas dire s’il s’agissait d’une petite ou d’une
grande agglomération, car je suis arrivé la nuit et l’on n’y voyait rien.
Lorsque le soleil se leva, j’avais autre chose à faire qu’à regarder le paysage.
Berthomieu avait disposé ses forces le long du sommet de la côte qui descendait
vers la route et le village. Les granges nous servaient d’abris.

Je
retrouvai Louis dans une d’elles et je lui demandai pourquoi nous nous
étions arrêtés si près du village au lieu d’attaquer tout de suite. C’est dans
cette bâtisse pleine de paille et d’outils agricoles qu’il m’expliqua le plan que
Ruano avait élaboré pour nous faire massacrer, mais, à ce moment-là, nous
ne le savions pas encore.

Nous devions enlever la position pour dégager nos arrières, pendant
qu’en même temps les centuries de Durruti feraient mouvement et couperaient
la route de Saragosse, empêchant ainsi la garnison de recevoir des renforts
et de se replier sur la capitale de l’Aragon. Une fois l’encerclement terminé,
un peloton de cavalerie devait simuler un assaut du village du côté
opposé à celui où nous nous trouvions. Ce serait pour nous le signal d’attaquer.

Nous avions accompli la première partie du plan, il ne nous restait
plus qu’à espérer que les cavaliers ne se fassent pas trop attendre .