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Charles Reeve
Boots Riley raconte Occupy Oakland
Article mis en ligne le 23 mars 2012
dernière modification le 13 mars 2012

Nous avons rencontré Boots Riley dans un café de Vitry-sur-Seine, le dimanche 12 février 2012. Boots Riley a été engagé dans le mouvement
« Occupy Oakland » dès ses débuts. Boots est un rappeur[[I will not take “but” for an answer, Ursus Minor, avec Boots Riley et Desdamona, nato records, Paris, 2010 (www.hopestreet.fr). Un disque dédié à Langston Hughes (1902-1967), poète communiste noir nord-américain et figure du mouvement Harlem Renaissance des années 1920.]] venu à Paris pour participer au festival « Sons d’hiver » du 27 janvier au 18 février.

Comme il l’explique lors de son concert, les paroles de ses chansons s’appuient sur l’idée que : « Nous devons lutter pour avoir un contrôle
direct sur notre vie et sur la société dans laquelle nous vivons. Ce contrôle doit s’exercer de façon démocratique et nous ne devons pas compter sur les autres pour le faire à notre place. Nous devons l’exercer nous-mêmes. »

Nous avons parlé pendant une heure de son expérience d’« Occupy
Oakland » — les débuts et comment il s’y est engagé. Il a aussi émis certaines critiques, ses doutes et des idées sur l’étape actuelle du mouvement, ses aspects positifs et ses perspectives.

Depuis cette rencontre, la situation a évolué au sein du mouvement Occupy. Un débat intense traverse tous les groupes locaux qui se réclament du mouvement. Tout d’abord sur la question de la violence et les tactiques plus offensives des noyaux identifiés comme le « Black Bloc » [1]. Sur la côte Ouest surtout, la discussion porte sur les liens entre les activistes de Occupy et les stratégies des organisations syndicales, et du syndicat des dockers, ILWU, en particulier. Après le succès du blocage des ports à l’initiative d’Occupy, la direction de ce syndicat a signé un accord avec le patronat qui garantira la paix sociale dans les ports (et surtout dans le nouveau grand terminal de Longview) pour les années à venir. Si des membres d’Occupy veulent y voir une « victoire », d’autres soulignent que la stratégie syndicale cherche surtout à garder le contrôle des travailleurs sans s’occuper de la vaste masse de travailleurs précaires (à majorité immigrés) qui travaillent dans les ports, et qui avaient soutenu l’action de blocage. Quoi qu’il en soit, on trouve là la preuve que l’existence de ce nouveau mouvement a obligé les directions syndicales à se repositionner sous la pression d’une action directe de base.

N’ayant pu enregistrer notre entretien, nous avons rédigé ce texte à partir de notes manuscrites et de ce que nous avons retenu de cette rencontre. Il est donc possible que certaines déclarations et idées ne correspondent pas exactement à ce que Boots Riley nous a raconté. Nous assumons la responsabilité des erreurs éventuelles.

En novembre 2010, pendant le mouvement et les grèves contre la
« réforme » du système des retraites, Boots Riley (BR) faisait une tournée en France. Il a joué un soir à Brest et le lendemain il prenait le train pour Paris. Soudain, la gare de Brest fut envahie par une grande manifestation d’étudiants et d’ouvriers. Les trains ont été bloqués et la discussion s’est engagée entre les voyageurs et les manifestants. BR se souvient d’une femme qui s’est mise à crier qu’elle voulait se rendre à son travail. Un jeune manifestant lui a expliqué que sans les luttes collectives du passé, elle aurait commencé à travailler dès l’âge de douze ans… Un manifestant a reconnu BR pour avoir assisté à son concert la veille au soir. « Tu as fait un bon concert hier soir mais maintenant, je regrette, nous ne pouvons pas te laisser aller jusqu’à Paris. » BR a été impressionné par la conscience politique des gens, l’attitude de classe. « Pourquoi ça n’existe pas aux Etats-Unis ? Pourquoi notre société est-elle endormie et passive ? » Il a ensuite envoyé ses réflexions aux gens qu’il connaît sur Twitter. »

L’été suivant, BR est revenu en Europe et a passé quelque temps à Barcelone, où il a participé aux rassemblements « M15M » sur la place de Cataluna. Puis il s’est rendu à Athènes où il a aussi passé du temps dans les rues à écouter ce qui se disait (pour autant que les gens parlaient anglais). Partout les gens lui posaient la même question : « Pourquoi ne faites-vous pas pareil aux Etats-Unis ? » « Quand allez-vous vous mettre à bouger ? » Et BR n’avait pas de réponse, pensant que pareils mouvements étaient impossibles là-bas.

BR a une trentaine d’années. Il vient d’une famille politisée. Son père, aux idées communistes, était membre d’une organisation maoïste. Il a quitté ce parti depuis, et c’est à ce moment-là que BR a décidé de s’y engager… Son père n’était pas très chaud et il a dit à ses anciens camarades, « Ne le laissez pas adhérer ! » Mais BR a adhéré quand même puis a quitté peu après, bien sûr. Il s’est intéressé à l’anarchie. Un ami proche avait écrit un livre intitulé Wobblies and Zapatistas [2]. Mais il ne se passait pas grand-chose dans la société…

Puis, à la mi-septembre 2011, le mouvement Occupy Wall Street a démarré. BR s’est rendu à New York et à Zuccotti Park. Et là, surprise : « C’était comme un spectacle ! Tous ces gens qui passaient des heures et des heures à discuter dans un grand charivari, en se demandant ce qu’ils allaient faire des 7000 dollars qu’ils avaient récolté. » Sa première impression a été assez négative. « Je posais des questions et on me répondait, nous n’avons pas de réponses ! » « Ma première réaction a été, je ne fais pas partie de ce truc-là, je n’étais pas convaincu. Ça me faisait l’impression d’un rassemblement de hippies au milieu du désert ! Mais un processus était engagé. De retour à Oakland, il y avait déjà plusieurs groupes qui se réunissaient et qui discutaient. Certains de mes amis y participaient. Alors j’y suis allé… Nous cherchions un point de contradiction d’où quelque chose pourrait partir. » Le 21 octobre, il a décidé de s’engager et il a envoyé un message à plus de 20 000 personnes qui se connectent à son réseau de musique. D’autres ont fait la même chose. Finalement, des milliers de gens sont descendus dans la rue. C’est alors que, le 25 octobre, Scott Olsen, un vétéran d’Irak, s’est fait presque tuer par la police.
BR raconte que Scott est toujours lié au mouvement aujourd’hui.
Mais sa santé est telle qu’il a du mal à parler.

Les premières discussions sérieuses ont éclaté au sein d’Occupy Oakland.
« Devons-nous manifester contre les brutalités policières ? Je faisais partie de ceux qui étaient contre. Nous pensions que cela ne pourrait qu’entraîner plus de brutalité. Par ailleurs, les gens des quartiers populaires n’étaient pas tellement concernés. Ils subissent des brutalités depuis des dizaines d’années. Pour eux ce n’était pas une nouveauté. Au lieu de cela, il fallait que nous fassions avancer le mouvement, le développions sans le focaliser sur cette question. » L’idée d’un appel à la grève générale a alors commencé à faire des adeptes.

BR a commencé à réaliser que « le mouvement Occupy était un mouvement particulier. Un rassemblement de gens qui n’étaient pas forcément destinés à agir ensemble mais qui se retrouvent obligés de le faire. » BR revint sur son idée du début et se mit à voir ce que ce mouvement avait d’unique, un mouvement auquel on ne peut pas appliquer les vieilles tactiques et les vieilles idées. « Les choses ne fonctionnent plus comme dans les livres que nous lisions. Et si l’on agit comme dans les livres, on a du mal à se lier à ce mouvement. » La raison pour laquelle il ne s’était pas intéressé au mouvement au début devint celle pour laquelle il s’y engagea à fond. « L’idée d’une organisation horizontale, égalitaire, est nouvelle, pour moi et pour beaucoup de gens. Les livres que nous connaissions n’en parlaient pas… »

Aujourd’hui, une des questions qui se posent, c’est la nécessité ou non, pour le mouvement, de disposer d’un lieu physique. Plusieurs positions s’opposent. BR fait partie de ceux qui pensent qu’un lieu spécial n’est pas nécessairement une bonne idée. « Le mouvement va s’y enfermer. Les gens extérieurs ne se sentiront pas concernés et ignoreront les « occupants », et l’isolement sera encore pire. Mieux vaut rester dehors, dans les rues, sur les places et, avant tout, s’engager dans des actions concrètes, grâce auxquelles Occupy restera lié aux autres. Par exemple, réinstaller les gens dans les maisons dont ils viennent d’être expulsés ou s’associer aux ouvriers qui luttent. Certains, insistent pour que nous ayons une sorte de « centre social ». BR pense qu’il y a une romantisation de la situation en Grèce. On prépare chaque occupation avec des tactiques clandestines et, bien sûr, la police est au courant avant tout le monde, quel bâtiment, où, quand… « Je comprends qu’occuper un lieu a une valeur symbolique. C’est comme occuper la Maison blanche ! » En fait, pense BR, le mouvement a l’énergie et la force de réaliser n’importe quelle occupation (du moins à Oakland). La tentative, le 28 janvier, d’occuper un bâtiment vide a provoqué une violente réaction de la police. Cette intervention a coûté beaucoup d’argent à la mairie. « Nous pourrions essayer, à répétition, et ils ne pourraient pas s’y opposer. Cela coûterait trop cher à la mairie. Mais le problème c’est que les gens se réunissent pour occuper un lieu mais ne veulent pas y rester. Ils s’en vont, rentrent chez eux et la police expulse les rares personnes qui sont restées. »

Une dimension originale du mouvement Occupy est qu’il attire un tas de gens différents, d’expériences et d’âges divers. Cela va des anciens Black Panthers et même des anciens communistes aux vétérans, aux ouvriers, aux gens des rues et aux SDF, ainsi qu’aux jeunes enfants.

« C’est curieux, à Oakland, les gens les plus engagés et intéressés par le mouvement sont les militants syndicaux, les ouvriers radicaux qui se sentent isolés sur leur lieu de travail, des militants de la gauche syndicale. » Sur ce sujet, les discussions sont animées : comment faire le lien avec le mouvement ouvrier ? Avec ces ouvriers radicaux ? Selon BR, certains membres de Occupy sont braqués sur la question. Ils ont peur que les syndicats ne récupèrent le mouvement. Pour BR, c’est une erreur. Selon lui, les syndiqués radicaux peuvent faire entrer le mouvement dans les entreprises. Il pense que le mouvement doit parler avec la base et que ce n’est possible que par l’intermédiaire de ces délégués syndicaux radicaux. BR n’est pas d’accord avec la manière dont les dernières tentatives de bloquer les ports de la côte Ouest, le 12 décembre, a été organisée. Il y a participé mais, pour lui, l’erreur a été de ne pas parler avec la base, de ne pas prendre la parole dans leurs réunions. Du coup, le blocage a été fait de l’extérieur et cela n’a pas été une grève avec occupation. Beaucoup d’ouvriers ont participé au blocage, mais de l’extérieur. « Il faut d’abord aller parler avec la base. Même si ce n’est pas facile, la dernière chose que nous voulons, c’est une séparation entre le mouvement Occupy et le mouvement ouvrier. »

Ici aussi, pour BR et d’autres, le problème, c’est le sectarisme et l’idée de pureté. « Nous devons rester ouverts. Il y a un esprit d’ouverture, il faut s’en servir. Il ne faut pas gaspiller notre énergie à critiquer ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord. C’est quelque chose de nouveau, un nouveau type de mouvement. Pour trouver une voie, il ne faut pas être puristes. »

Certains se focalisent sur la question de la répression. « Il y a cette idée que toute répression suscitera de la solidarité et favorisera le développement du mouvement. » BR n’est pas d’accord. Quand les gens ont été gazés dans le campus de UC Davis (Californie), ils s’y étaient préparés. Ils pensaient que cela provoquerait une radicalisation de leurs soutiens. « Le soutien, ce n’est pas la même chose que s’engager et être actif. Des milliers de gens nous soutiennent sur la toile et de l’extérieur… Mais cela ne représente pas un développement du mouvement. Dans ce cas précis (à UC Davis), le choix d’une action non violente me paraissait correct. Mais la répression ne provoque pas forcément plus d’activité. Les actions concrètes, au contraire, peuvent le faire. »

« Moi et d’autres, nous soutenons plutôt l’idée d’agir pour ramener les gens dans les habitations d’où ils ont été expulsés par les banques. » BR relate une action récente où des occupants ont aidé une famille à récupérer sa maison. C’était à Oakland ouest, un grand quartier noir pauvre. Quand la famille s’est réinstallée, des voisins ont appelé la police pour les dénoncer. La police a demandé : « Qui est dans la maison ? » L’informateur a répondu : « La famille et des occupiers. » « Alors, s’il y a des occupiers qui soutiennent la famille, nous n’intervenons pas. C’est trop politique. » Pour BR, cela montre que la police a de moins en moins envie de passer pour un appui au système bancaire. Les forces de police évitent les situations où l’on pourrait croire qu’elles sont du côté des banques.

La relation entre Occupy et la communauté afro-américaine est une question importante. BR dit que depuis les années 80, la perspective de classe est inexistante dans cette communauté, du moins à Oakland qui compte une importante population afro-américaine. Toute l’activité des différentes organisations et collectifs est limitée aux mesures réformistes. Les chefs de ces organisations reprochent à la communauté sa passivité. « C’est comme si l’artiste adressait des reproches à son public ! » dit BR. Le mouvement Occupy a au contraire suscité une plus grande participation d’Afro-américains que d’habitude. Mais là aussi, il y a des problèmes et des contradictions. Par exemple, la décision de créer des Assemblées générales dans les quartiers a été difficile à concrétiser à Oakland ouest. Un des membres actifs d’Occupy est un Afro-Américain, un type charismatique, qui vit dans ce quartier. Il se trouve qu’il est membre de The Nation of Islam. Non parce que c’est un fanatique mais parce que cette organisation lui a fourni une structure qui l’aide à fonctionner. Certains au sein d’Occupy le critiquent. Comme ils le font pour les gens qui adhèrent à un syndicat. Ils ont peur d’être récupérés et cette attitude correcte les amène à se retrouver isolés. À propos de la communauté noire, il dit que certaines personnes d’Occupy ne comprennent pas la fierté qu’elles ressentent. Même s’ils vivent dans la misère, ils s’identifient à la ville dans laquelle ils vivent et ils sont très critiques face à des actes de destruction ou de pillage. Ce serait différent si c’était de leur fait, bien sûr. « Là encore, c’est une situation qui ne correspond pas à ce qu’il y a dans les vieux livres ! Ce n’est pas facile à accepter. »

Où est-ce qu’on va maintenant ? « Le mouvement Occupy est un mouvement qui nous donne l’occasion de faire des choses. C’est aussi un mouvement à l’échelle nationale, le premier depuis les mobilisations contre la guerre du Vietnam, créé à partir de la base. »

Pour BR, deux aspects sont essentiels.

« D’abord, nous avons réintroduit le mot “capitalisme” dans le vocabulaire social. Avant, il y avait tout ce baratin sur les pauvres, les riches et entre les deux, la soi-disant “classe moyenne”. Maintenant, nous parlons de classes, de capitalisme, d’exploitation. C’est accepté et compris.

Ensuite, même ceux qui sont contre Occupy sont obligés de prendre en considération que notre perspective anti-capitaliste est une possibilité. Cela prendra du temps ; ce mouvement est comme une relation amoureuse. Il faut faire ce qu’il y a à faire pour qu’il dure le plus longtemps possible. C’est un mouvement qui a rassemblé les gens dans une société où l’isolement était considérable. »

Mais le danger existe que le mouvement n’épuise les gens du fait d’activités constantes, la journée nationale de ceci, de cela, d’autre choses…

« Je fais partie de ceux qui pensent que, pour durer, nous devrions plus investir dans l’occupation des maisons, et le lien avec les travailleurs. » Ce choix nous ramène à la vieille question « réformisme contre révolution ». Nous devons en être conscients, mais il faut quelques victoires pour que l’histoire d’amour se prolonge… Nous devons voir les choses dans une perspective de classe, les conditions de vie des gens doivent changer au fil du mouvement. Cela doit venir du mouvement. C’est pourquoi, je pense que fermer des boîtes de l’extérieur comme on a essayé de le faire avec les ports, n’est pas bon. Cela enracine l’idée qu’il y a nous et « les autres, les travailleurs. »

Pour BR, le problème du sectarisme a été présent dès le début, mais cela s’aggrave maintenant que le mouvement s’affaiblit. « Dans les collectifs, les gens deviennent agressifs. » BR fait partie de ceux qui croient que « il est nécessaire de faire des compromis avec les gens avec qui on n’est pas d’accord. On doit pouvoir avoir des conceptions différentes et partager néanmoins la même tactique. » Certains avancent l’idée de créer des groupes autonomes, selon les tendances, lesquels s’uniraient pour faire des choses ensemble. L’idée de pureté se renforce, surtout chez certains groupes anarchistes. « Au lieu d’essayer de convaincre, ils essaient de séparer, de rejeter ceux qui ne pensent pas comme eux. »

La discussion est très vive à propos de la tactique et des attitudes du soi-disant « black bloc » Pour BR, leur tactique est aussi, d’une certaine façon, basée sur le passé. « Il faut comprendre que les gens se sont réveillés. La question est peut-être qu’ils ne sont pas prêts à changer les choses. Il est probable que la majorité des gens ne sont même pas d’accord avec nous. D’autres ne nous soutiennent pas forcément à fond. Il faut leur laisser le temps de réfléchir et de se décider, et finalement, de changer, par eux-mêmes. Nos actions doivent prendre cela en considération.