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Christiane Passevant
La chasse aux Musulmans. Évincer les Musulmans de l’espace politique
Sherene H. Razack (LUX)
Article mis en ligne le 23 mars 2012
dernière modification le 10 mars 2012

Depuis les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone, puis le lancement par Bush de la guerre contre le terrorisme, se dégagent dans les médias et l’imaginaire collectif trois images emblématiques et récurrentes :
le « dangereux » musulman arriéré, la musulmane « en péril » et l’Européen « civilisé », défenseur des valeurs essentielles d’une démocratie mythique.

Dans son ouvrage, La chasse aux Musulmans. Évincer les Musulmans de l’espace politique, Sherene H. Razack étudie la manière dont ces trois figures sont utilisées pour créer une représentation à la mesure des enjeux impérialistes et de la propagande dominante en cours. Elle analyse la représentation fantasmée d’une grande famille de nations occidentales, contraintes, évidemment à leur corps défendant, d’employer la force, tant militaire que politique et juridique, pour se protéger contre la « menace » des populations du tiers-monde rétives à toute idée de modernité.

« L’éviction des Musulmans de l’espace politique commun est une procédure à caractère racial. Elle commence dès le moment où on attribue aux Musulmans — comme êtres humains — un statut moindre, dès que la loi les distingue des autres citoyens et qu’elle leur assigne cette place inférieure. » Mais cela nécessite « des mesures d’exception [qui] participent de la pensée raciale, car on les voit comme des moyens destinés à se protéger contre des gens, voire des peuples, dont les caractéristiques naturelles, inhérentes à leur personne, menaceraient le pays tout entier. »

Sherene Razack montre comment cette fable est délibérément entretenue pour justifier l’expulsion des musulmans de l’espace politique, tout d’abord en les stigmatisant, en les plaçant ensuite sous surveillance, puis en les emprisonnant, en les torturant, ou finalement en larguant des bombes sur leurs pays. Sur l’Irak, l’Afghanistan, par exemple…

La propagande en cours, largement développée par les politiques et les médias, justifie toutes les violences et les destructions. Le « refus de reconnaître les mêmes droits aux musulmans procède d’une nouvelle “culture”, ou d’une nouvelle idéologie si on préfère, qui place les mesures d’exception au cœur même des programmes politiques. Ainsi, les États exercent de plus en plus leur droit souverain pour exclure ou laisser à elles-mêmes des populations entières, sous prétexte d’améliorer leur manière de gouverner et la rendre plus efficace. »

Tout est en place pour le règne du deux poids deux mesures.
Pour cela, la propagande s’évertue à « identifier ceux qui seront relégués au statut de simples objets aux yeux de tous, de coordonnées dans une grille, ou encore de points sur une carte. Vu sous cet angle, on ne tue pas des gens, mais on détruit des cibles. » À partir de là, toutes les dérives sont possibles, dont les plus barbares.

La chasse aux Musulmans

Évincer les Musulmans de l’espace politique

Sherene H. Razack (LUX)

(Extrait)

La pensée raciale

Pour mieux comprendre le rôle que joue la race dans un monde moderne menacé par un autre monde qu’il estime archaïque ou médiéval, soit
dans un monde qui multiplie les camps, voyons ce que Hannah Arendt
disait de la pensée raciale dans Les origines du totalitarisme.
Ce type de pensée est une manière de voir les choses qui divise le monde entre ceux qui méritent d’y vivre, qui en sont dignes, et ceux qui ne le méritent pas, ou qui en sont indignes, et cela en fonction de leurs origines. Comme le soulignait Irene Silverblatt, la pensée raciale ratisse plus large que le simple racisme, en ceci qu’elle « conçoit et règle la hiérarchie sociale d’après l’origine des individus [1] ». La pensée raciale nous aide à comprendre « comment une caractéristique plutôt banale (comme la couleur de la peau) peut devenir hostile à certains, et comment des particularités définies politiquement (comme la nationalité) peuvent
se retrouver pourvues de traits héréditaires [2] ».

Dans le cas qui nous occupe, la pensée raciale se trahit par des formules telles que « valeurs canadiennes », ou « valeurs américaines », proférées sur un ton moralisateur par des présidents et des premiers ministres, quand ils désignent ce qu’ils défendent dans leur « guerre contre le terrorisme ». Leur discours, inspiré par le concept moderne de race tel que défini par David Goldberg, c’est-à-dire un ensemble de « caractéristiques sociales communes, qu’on estime propres, peut-être, ou inhérentes à tel groupe », étayé ensuite par ce que Goldberg appelle les points cardinaux de la pensée raciale (la rhétorique héréditaire, la prétention de partager des origines communes, le sentiment d’appartenance à un même groupe, et la perception des rapports sociaux comme étant naturels), leur discours,
dis-je, prônant les valeurs communes, exprime l’échelle hiérarchique
qu’il cherche pourtant à dissimuler [3]. Ces déclarations, se fondant sur une ancienne conception impériale, selon laquelle les peuples nordiques posséderaient une aptitude innée à décider et à se maîtriser, qu’ils seraient par nature plus rationnels
(Rudyard Kipling disait que « le climat insuffle fer et grès dans les os des hommes [4] »), ne font que rétablir les vieilles lignées héréditaires, et remettent au goût du jour l’idée que certains peuples auraient de façon innée une rationalité supérieure à celle d’autres peuples.

D’après Hannah Arendt, qui reprenait là une idée avancée par Erich
Voegelin [5], la pensée raciale verse dans le racisme pur et simple dès lors qu’on l’emploie comme une arme politique. La montée du racisme, progressant d’une vague opinion avec l’impérialisme et l’époque des « jours fatidiques de la mêlée pour l’Afrique [6]. ». Dans le plan impérialiste,
la pensée raciale, de concert avec la bureaucratie, régule « le grand
jeu de l’expansion territoriale, au sein duquel chaque région sert de tremplin pour de nouvelles ingérences, et dans lequel chaque peuple est un instrument nécessaire à d’autres conquêtes [7] ». La pensée raciale qui, selon George Mosse, est une « idéologie de pillard [8] », reprend les idées de divers programmes politiques, et amalgame des concepts, comme ceux tirés des doctrines évolutionnistes ou même du romantisme, avec sa notion de génie héréditaire, pour devenir du racisme à part entière. On peut estimer que George W. Bush ne cherchait pas à imposer un programme racial de manière obsessionnelle, comme le faisait Hitler, mais on a vu comment la pensée raciale (le heurt entre une civilisation dite moderne et une autre jugée médiévale) fut intégrée à son programme politique (visant le contrôle des réserves de pétrole, l’accumulation capitaliste et le pouvoir) pour déboucher sur un racisme intégral, quand son gouvernement y a mêlé les notions de valeurs universelles, de l’individualisme et du marché.