Les 2100 km d’égouts de Paris, leurs 26 000 regards, leurs 18 000 bouches (étrange visage !), leurs 63 000 branchements particuliers commencent au Second Empire, avec l’ingénieur Belgrand. L’écoulement des eaux s’y produit par le seul jeu de la gravité, coulant d’est en ouest. Tous les conduits sont assez larges pour un homme debout.
Le métier des neuf cents égoutiers ne va pas sans dangers, dont celui de la concentration microbienne de l’eau. Un égoutier tombant dans cette eau pense d’abord à fermer la bouche. À peine repêché, il est toujours emmené aux urgences pour y subir un lavage d’estomac et des injections d’antibiotiques. Les acides et les combinaisons imprévues de produits chimiques jetés dans les égouts présentent un autre risque permanent. Toutefois, avant la loi Veil qui libéra l’avortement, les égoutiers craignaient surtout les fœtus décomposés.
Ces aspects pénibles du métier expliquent que la plupart des égoutiers le soient de père en fils. Il n’y a certes aucune obligation, mais les fils considèrent d’un œil moins effrayé et moins dégoûté le métier d’égoutier
s’il s’agit de celui de leur père. De là naquirent de vraies dynasties, un mot qui a poussé Horace Léon à écrire dans Considérations hygiéniques sur les couronnes européennes : « Voilà qui prouve que, si toutes les dynasties ne sont pas royales, toutes sont dignes d’aller à l’égout ».
Paris doit remercier le choléra pour ses égouts et pour son adduction d’eau indépendante de l’eau des puits. En effet, l’épidémie de choléra de 1832
(20 000 morts), née dans les quartiers pauvres, se propagea à une vitesse terrifiante jusque dans les beaux quartiers. Elle profita de la contamination des eaux souterraines, qui communiquaient entre elles depuis des siècles grâce d’une part au manque d’égouts et d’autre part à l’abondance de déjections encroûtées sur plusieurs mètres, selon des rapports de chantier remis au baron Haussmann (Ivan Illich rappelle dans H²0, les eaux de l’oubli qu’à Rome, en 1892, on fouilla les puticuli, puisards à ciel ouvert où les Romains jetaient les bêtes crevées et les esclaves morts, créant une profonde masse gélatineuse que ces fouilles mirent à jour).
Cette épidémie rappela aux classes possédantes qu’elles ne sont pas très éloignées, du point de vue biologique, des classes possédées. Mais, selon Ivan Illich, si Paris ne creusa ses égouts que quarante ans après Londres malgré le choléra, c’est parce que les édiles parisiens s’indignaient que l’on ose seulement imaginer renvoyer les déjections humaines dans l’eau, au lieu de soutenir l’agriculture maraîchère : « La rédaction du Journal de chimie publique s’élevait contre pareil méfait public. Au milieu du siècle dernier, un sixième de la superficie de Paris produisait cinquante kilos de salades, fruits et légumes par habitant quantité supérieure au niveau de consommation en 1980. (…) Et comme Paris produisait plus de boues qu’il n’était possible d’en utiliser pour les cultures dans les limites urbaines, on envisagea même de les faire ramasser dans les rues par de vieux invalides et de les expédier, par les nouveaux transports ferroviaires, dans les campagnes. »
La revue de poésie architecturale L’ivre de pierres (1977-1982)(ARC) envisagea la création d’un Square des Égoutiers, de même que celle de sculptures représentant la bête qui ne veut plus faire l’ange, les taureaux prêts pour la rouille, les démons des souterrains humides, les cerfs qui tètent Diane, ou encore les ailes de l’utopie. Il est cependant notoire que, dès qu’ils sont élus, les ailes des maires deviennent de plomb.