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Michel Warshawski
Sur la normalisation et l’anti-normalisation
Article mis en ligne le 19 janvier 2012

De temps en temps, on nous demande de traiter d’une question politique située au cœur des relations israélo-palestiniennes dans la société civile. On connaît cette question sous le nom de « normalisation ». Récemment, un événement public prévu à Jérusalem Est par le « Palestine-Israel journal » [1] a été annulé sous la pression des forces anti-normalisation, et une semaine plus tôt une rencontre organisée par la « Confédération israélo-palestinienne » [2] a été stoppée par quelques dizaines de jeunes manifestants palestiniens dénonçant ce qu’ils appelaient de la « normalisation avec
Israël ».

La question de l’anti-normalisation n’est nullement nouvelle, et elle n’a pas débuté en Palestine mais dans les pays arabes, dès les années 1950. À plusieurs occasions ces trois dernières décennies, le Centre Alternatif d’Information (AIC) a pris l’initiative de symposiums et de séminaires sur cette question pour tenter de l’expliquer aux militants anticolonialistes israéliens, mais aussi de clarifier ce qu’il signifie en pratique… et ce qu’il ne signifie pas.

Le débat récent sur les rencontres prévues à Jérusalem et à Beit Jala, dans lesquels des Israéliens et des Palestiniens devaient se rencontrer, a rouvert la discussion. Nous traiterons de la question de la normalisation dans une série de trois articles publiés cette semaine, en espérant qu’ils provoqueront un débat politique fructueux sur notre site.

1. Le contexte historique

L’existence de l’État d’Israël a été imposée par les Nations unies à la nation arabe en général et aux Arabes de Palestine en particulier. La résolution a été adoptée par une faible majorité de l’Assemblée générale des Nations unies, le 29 novembre 1947. Elle été rendue possible par la conjonction de trois sortes de facteurs politiques :

a) les implications du génocide des Juifs par le régime nazi

b) le déclin fatal de l’empire britannique

c) les conséquences de l’échec de la grande révolte arabe de Palestine (1936-1939).

a) Les implications du génocide des Juifs par le régime nazi

Le massacre de 6 millions de Juifs d’Europe entre 1940 et 1945 et la collaboration active des élites dirigeantes de la plupart des pays européens dans la gestion de ce génocide ont causé un double défi pour ces élites, l’un psychologique, l’autre pratique. Au niveau psychologique, un sens de culpabilité et de responsabilité s’est développé au sein d’une partie des intellectuels et des leaders politiques européens, suivi par une conscience croissante que quelque chose devrait être fait pour tenter de réparer ce crime colossal. En soi, cette culpabilité n’aurait pas suffi à pousser la communauté internationale à agir. Ce fut l’existence de centaines de milliers de survivants, errant dans toute l’Europe, qui imposa des solutions pratiques. Le Yiddischland d’Europe de l’Est avait été détruit par les nazis et leurs collaborateurs, et les tentatives des survivants pour revenir dans leur pays rencontrèrent des réactions hostiles, parfois même des massacres. Les survivants n’avaient nulle part où revenir, et il va sans dire que les pays occidentaux ne s’empressèrent pas à leur fournir un refuge, y compris les Etats-Unis qui ne délivrèrent qu’un nombre limité de certificats d’immigration. La Palestine devint une sorte de solution alternative.

Avant la montée de l’antisémitisme nazi, le discours sioniste et son projet n’attiraient que des secteurs très limités de l’opinion publique juive ou internationale. En réalité, il était perçu comme un projet colonial réactionnaire destiné à échouer (le Bund, Hanna Arendt, etc.), comme une utopie romantique (la majorité de la bourgeoisie juive) ou comme un blasphème (le judaïsme orthodoxe). Jusqu’en 1933, les chances de transformer une entreprise coloniale modeste basée surtout sur des pionniers idéalistes pratiquant une agriculture collective en un projet réussissant à se transformer en un État moderne étaient voisines de zéro. L’antisémitisme nazi donna l’occasion de changer radicalement la nature du projet sioniste, en provoquant une nouvelle vague d’immigrants juifs, bien formée et d’éducation supérieure, venant en Palestine avec les technologies modernes, le savoir-faire et le capital. 1933 – 1938 est la période où le colonialisme sioniste passe de l’époque des pionniers à celle de la modernité.

En 1945, des centaines de milliers de survivants que personne ne voulait héberger ont fourni à la fois le prétexte et le matériel humain pour la réalisation du projet sioniste : un État juif en Palestine. La population arabe indigène de Palestine fut la victime directe de cette décision occidentale de réparer un crime dont elle n’avait aucune responsabilité. Rien d’étonnant à ce qu’elle n’ait pas été disposée à payer et qu’elle se soit opposée au plan de partage de l’ONU de 1947.

b) Le déclin fatal de l’empire britannique

La Grande-Bretagne a gagné la guerre mondiale contre l’Allemagne mais a perdu son empire et est devenue une puissance secondaire. Avec l’aide de l’Union soviétique et, plus indirectement, des Etats-Unis, le mouvement sioniste a saisi cette occasion de lancer une « guerre d’indépendance » et a obtenu le soutien de l’ONU pour la reconnaissance d’un État souverain en Palestine. De plus, par l’action militaire, la souveraineté juive a été étendue à un territoire bien plus vaste que ceux accordés par le plan de partage de l’ONU et ces territoires furent, comme attendu et planifié, nettoyés ethniquement de leur population indigène arabe.

c) Les effets de l’échec de la grande révolte arabe de Palestine (1936-1939).

La population arabe de Palestine n’a pas pu jouer un rôle efficace dans la résistance au plan de partage qui l’a dépossédé de son droit à l’autodétermination dans sa patrie, pour trois raisons principales : (1) la collaboration des régimes arabes réactionnaires avec l’empire britannique ; (2) l’accord entre le royaume hachémite de Jordanie et les sionistes sur le partage entre eux des territoires alloués à l’État Arabe de Palestine ; et (3) le plus important : les effets de la défaite de la grande révolte arabe de Palestine et de l’incroyable répression britannique (1936 – 1939) qui a décapité le mouvement national arabe en Palestine.

Effectivement, il a fallu presque trois décennies pour qu’un nouveau mouvement national palestinien puisse émerge, sous la direction de Yasser Arafat, et qu’il remettre la question des droits nationaux du peuple arabe de Palestine dans l’ordre du jour international.

L’État d’Israël est parvenu à imposer son existence au Moyen-Orient, mais n’a pu obtenir sa reconnaissance ni des régimes arabes ni des masses arabes. La normalisation avec l’État d’Israël fut rejetée à l’unanimité, même si certains régimes gardèrent des relations secrètes – en particulier au niveau sécuritaire – avec l’État juif.

2. Les « normalisateurs de gauche »

L’accord de paix entre l’Égypte et Israël à la fin des années 70 a symbolisé la fin du boycott de la normalisation avec l’État d’Israël. Sans surprise, il fut bruyamment rejeté dans toute la région arabe, y compris en Égypte, et perçu comme une trahison ; le président Anouar Sadate en paya le prix de sa vie. Mais la brèche était ouverte, et malgré l’invasion criminelle du Liban qui suivit l’accord de paix avec l’Égypte, ce fut le début d’une nouvelle ère de relations israélo-arabes. Il va sans dire que les Palestiniens ne furent pas informés par le président égyptien, et avaient de bonnes raisons de considérer son initiative comme un coup de couteau dans leur dos.

L’OLP devint une force maîtresse de la campagne anti-normalisation, et, avec le soutien de la grande majorité de l’opinion publique arabe, avertit que tant que l’occupation durerait et que les réfugiés n’exerceraient pas leur droit au retour dans leur patrie, il ne pourrait pas y avoir de relations normales avec Israël. Cependant, la même OLP, lors de son conseil national de 1988, fixa les conditions d’une éventuelle reconnaissance de l’État d’Israël, qui se matérialisa finalement dans la Déclaration de Principes d’Oslo. Malgré que la DPO évoquait une reconnaissance mutuelle, l’objectif fixé par Yasser Arafat était manifestement une relation normalisée avec l’État d’Israël.

Pour la majorité du soi-disant « camp de la paix » israélien, Oslo fut considéré comme une victoire historique israélienne contre la stratégie arabe d’anti-normalisation. Et à juste titre : la politique de la puissance coloniale, combinée au soutien de la communauté internationale, forçait avec succès l’OLP à reconnaître un État établi sur la destruction de la patrie palestinienne, et à accepter ce qu’ils appellent « un compromis historique », aux dépens d’une partie de leurs droits légitimes. La gauche sioniste fut à l’avant-garde des efforts pour pousser à une normalisation lui donnant une légitimité… et beaucoup de financements. Les programmes et initiatives « de peuple à peuple » furent à la mode dans les années 90, et une industrie du « dialogue » et de la fausse coopération commença à se répandre, le côté israélien – mieux organisé et branché internationalement – prenant la plus grosse partie de l’argent et fixant les échéances.

Il fallut moins de 10 ans pour que les militants de la société civile palestinienne comprennent qu’alors qu’ils souhaitaient sincèrement une normalisation avec Israël, Israël de son côté n’avait aucune intention de « normaliser », c’est-à-dire de terminer son occupation coloniale et d’accepter un compromis de bonne foi avec les Palestiniens. « Normalisation avec occupation ? Non merci ! » fut la nouvelle réponse de la majorité de la société civile palestinienne aux tentatives pathétiques des normalisateurs professionnels israéliens qui s’étaient engraissés sur l’industrie du « peuple à peuple ».

Ces normalisateurs professionnels israéliens durent alors réorienter leurs activités. Certains vers le simple affairisme ; d’autres décidèrent de devenir une sorte de « Nation Unie », donnant des outils et des conseils pour « convaincre » les Palestiniens de leurs erreurs dans le rejet du dialogue et de la normalisation avec Israël, où au moins avec les militants israéliens. Un comportement typiquement colonialiste : être l’occupant et prétendre en même temps éduquer l’occupé sur comment il ou elle doit gérer sa relation avec l’occupant… évidemment à son profit.

Récemment, le journal Al Quds el Arabi a publié un article du leader du Fatah à Jérusalem Hatem Abdel Qader dans lequel il exprimait la position du Fatah sur le boycott des rencontres israélo-palestiniennes. En vérité, rien de nouveau. Cet article, pourtant, provoqua une réaction critique de l’un des professionnels de « l’industrie de la normalisation », Gershon Baskin (site du Jerusalem Post, 19 décembre 2011). Une lecture soigneuse des arguments de Baskin jette la lumière sur l’arrogance obscène des normalisateurs israéliens, même si on doit admettre que la sienne est un cas extrême quasi pathologique.

Pathologique à cause de l’inflation du « Je » : « j’ai peu de confiance en Al Quds el Arabi », «  je n’ai pas entendu ni vu de décision officielle du Fatah de boycotter les rencontres avec les Israéliens », « je crois que c’est une autre erreur malencontreuse des Palestiniens », « j’ai demandé à des amis palestiniens qui soutiennent cette forme d’anti-normalisation comment ne pas me parler aidera la cause… », «  je n’ai pas encore trouvé un supporter de l’anti-normalisation sachant répondre à la question », « comme j’ai recherché le dialogue », « personnellement, je ne demande pas aux Palestiniens de parler aux colons… » etc., etc. Mais oublions la pathologie et traitons de la question politique.

Nous savions déjà que Baskin a inventé Faisal Husseini, libéré Gilad Shalit, et réorganisé la politique des USA au Moyen-Orient. Nous apprenons maintenant comment il a l’intention de changer la politique du Fatah, et de le convaincre de mettre fin à sa stratégie anti-normalisation : en le convainquant que parler à ou rencontrer des militants de la paix israéliens contribuera à la réalisation de ses objectifs politiques. Si Baskin avait écouté « son ami » Hatem Abdel Qader et non lui seul, il aurait eu la réponse à la question « pourquoi ? ». Après plus d’une décennie de dialogue et de fêtes « de peuple à peuple », le camp de la paix israélien fut incapable de livrer sa part du contrat : l’opinion publique vira à droite, le camp de la paix disparut quasiment, et le massacre de la population de Gaza en 2009 – 2010 obtint, pour un certain temps, le soutien de La Paix Maintenant et du Meretz.

Hatem Abdel Qader demandera à Baskin : pourquoi diviser le mouvement national palestinien et même le Fatah sur la question de la normalisation alors que nous n’avons rien eu en échange ? Pendant l’invasion du Liban en 1982 – 1985 ou pendant l’intifada (1987 – 1990) un mouvement pacifiste de masse s’est placé du côté de certaines demandes des Palestiniens et à soutenu leur lutte ; il a fourni une aide réelle à la cause palestinienne, et méritait par conséquent d’être pris en considération et renforcé, y compris par l’ouverture de sessions de dialogue qui furent souvent assez humiliantes à cause du comportement colonialiste des partenaires israéliens.
Mais maintenant ? Que peut fournir Gershon Baskin et les autres
« normalisateurs de gauche » qui aide à justifier « la normalisation avec l’ennemi » dans leur propre opinion publique ? Comment peuvent-il convaincre les Palestiniens que cette fois-ci il n’y aura pas de nouvelles trahisons et de réalignement sur le consensus national israélien, comme ceci s’est produit tant de fois dans le passé ?

3. Coopération, pas normalisation

Le rejet de la normalisation avec les Israéliens n’exclut pas la coopération politique, au contraire. Le mouvement national palestinien et la plupart des organisations populaires palestiniennes ont clairement indiqué en de nombreuses occasions qu’elles recherchent une telle coopération, mais à plusieurs conditions.

a) Pas de symétrie

La relation doit être basée sur le rôle dirigeant des partenaires palestiniens, et non sur une fausse symétrie entre Palestiniens et Israéliens. Le cadre de l’action politique est une lutte nationale palestinienne contre le colonialisme israélien, pas une « lutte conjointe pour la paix ». On demande aux forces anticolonialistes israéliennes de soutenir cette lutte, avec leurs moyens et leur approche spécifiques, et non d’essayer d’imposer un programme à mi-chemin s’accordant avec les conceptions colonialistes de l’opinion publique israélienne, y compris de fractions du « mouvement de la paix » ;

b) Soutenir le cœur du programme national palestinien

Adhérer au programme de libération palestinien signifie soutenir ses trois dimensions principales :

 la fin de l’occupation coloniale ;
 les droits individuels et nationaux collectifs de la minorité palestinienne en Israël ;
 le droit des réfugiés au retour.

Ces trois exigences sont liées et doit être soutenues comme un tout. Ceci est particulièrement pertinent pour ce qui concerne le droit au retour, qui a été un problème récurrent pour la gauche sioniste ;

c) Coopération dans l’action

Le test de la coopération est l’action, pas les sessions de dialogue et les rencontres à huis clos : l’action ensemble contre l’occupation coloniale et l’oppression nationale, dans les territoires palestiniens occupés ainsi qu’en Israël proprement dit.

d) Le BDS

Le mouvement national palestinien a fixé une priorité stratégique, la campagne internationale pour le Boycott, le Désinvestissement et les Sanctions (BDS). À beaucoup d’égards, c’est le test d’une vraie coopération israélo-palestinienne. Chaque groupe, mouvement ou individu israélien disant défendre une stratégie de lutte israélo-palestinienne commune devrait rejoindre l’appel palestinien à une campagne internationale BDS, et seulement ainsi, il pourra contribuer à une alliance solide rendant possible un avenir commun basé sur les droits, la justice et une réelle légalité entre les peuples de cette terre.

Traduction : JPB, CCIPPP