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Larry Portis
Définir le fascisme
Article mis en ligne le 19 janvier 2012
dernière modification le 26 janvier 2012

Qu’est-ce que le fascisme ? Le contexte social et politique en France et ailleurs exige que la question soit posée, non pour justifier une quelconque ligne politique ou une philosophie, mais pour mieux comprendre les événements actuels et leurs fondements.

Certains mots sont controversés, c’est le cas de « fascisme » et d’« impérialisme » car leur définition implique des enjeux importants dans la perception de la nature de la société. En effet, les idéologues du pouvoir s’attachent à protéger les institutions en vidant les mots et les concepts de leur contenu critique. De ce fait, un phénomène historique comme le fascisme tend à générer plus de confusion que de compréhension à propos d’un système si l’on en croit les médias, les politiques et l’enseignement officiel.

Cette confusion amène, à tort, à qualifier de « fasciste » toute manifestation de force autoritaire ou de brutalité. Il est en effet normal de considérer la violence policière, ou d’État, ou patronale, ou raciste soit comme la facette d’une stratégie de répression soit comme l’expression de l’abêtissement des esprits nourris par la dialectique soumission/domination de tout système hiérarchique.

Cette réaction émotionnelle sert évidemment le système de domination dissimulé par les institutions de représentation « démocratique », car elle détourne l’attention des comportements et de la mentalité des exécutants aux dépens d’une analyse des modalités de contrôle en cours dans les sociétés capitalistes dites « démocratiques ». Le mot et l’idée de « fascisme » dérangent parce qu’ils impliquent la possibilité d’une transformation des systèmes de gouvernance appelés « démocraties politiques » en tyrannies, par leurs contradictions et leurs faiblesses. L’idée que la « démocratie » serait susceptible de dévoiement en « tyrannie » paraît s’apparenter à une vision paranoïaque. Voter aux élections et aux référendums semble battre en brèche l’idée que la démocratie n’existe pas.

Les mots et leurs définitions sont donc de la plus grande importance : ce qu’on nomme la réalité devient réalité pour qui manque de volonté
critique à remettre en question les définitions et les critères imposés par les « autorités ». Il faut en revanche comprendre que tout système de gouvernance est sous l’emprise des intérêts politiques et sociaux. La démocratie est un système fondé sur la nécessité, que ce jeu d’intérêts se fasse de manière pacifique, ou que le politique soit « l’art du compromis ». Les institutions démocratiques — pluralistes, rationalistes, représentatives de toute la population dans sa diversité — sont imprégnées de la pensée des Lumières et les remettre en question serait qualifié d’« extrémisme » et présenterait une source de danger pour un système fondé sur le besoin d’équilibre entre des forces divergentes.

Ainsi, prétendre que la « démocratie » porte en elle-même les agents de sa propre destruction n’est pas acceptable et revient en quelque sorte à se mettre au ban de la pensée critique. Difficile en effet de prétendre que le terme « démocratie » représente une idée d’équilibre basée sur le consentement des « citoyen-nes » concernant la priorité des intérêts des riches et des puissants. Pourtant, une étude même superficielle de l’histoire montre que ce système est vulnérable aux dysfonctions produites par les processus économiques, les conflits sociaux, les dérives autoritaires et les desseins liberticides.

La spécificité du fascisme réside précisément dans le fait qu’il est étroitement lié au fonctionnement des institutions politiques démocratiques. Comme l’écrit Barrington Moore Jr., « le fascisme est inconcevable sans la démocratie c’est-à-dire l’entrée des masses sur la scène historique. Le fascisme est une tentative de rendre populaires et plébéiens la réaction et le conservatisme… ». Selon Moore, on trouve le rejet des idéaux humanitaires et notamment la notion d’égalité entre les êtres humains parmi les caractéristiques essentielles du fascisme. « La perspective fasciste s’appuie non seulement sur l’inévitabilité de la hiérarchie ; la discipline, et l’obéissance, mais affirme qu’elles sont des valeurs en soi ».

Deux constats s’imposent pour comprendre les limites de la démocratie politique dans une société capitaliste défendue par ses politicien-nes et ses idéologues. Premièrement, l’idéalisme ou l’altruisme de quelques politicien-nes n’est pas supposé produire une quelconque égalité sociale. Au contraire, en société capitaliste les institutions politiques démocratiques existent pour freiner les « excès » égalitaires qui pourraient modifier fondamentalement les rapports sociaux et les esprits. L’action politique doit maintenir l’équilibre existant et permettre ainsi l’exploitation et la domination sociales sur lesquelles se fonde le système. Pendant les périodes d’essor économique, grâce aux innovations technologiques de la production, une augmentation du niveau de vie peut se généraliser dans une société. Mais les acquis peuvent disparaître subitement après l’une de ces crises économiques chroniques produites par le système capitaliste. Cela ne freine pas le profit de la classe dominante et de ses serviteurs qui bénéficient des changements néfastes pour la majorité de la population. Les signes de l’intensification de l’inégalité se traduisent par la baisse du pouvoir d’achat, par un taux de chômage accru et l’augmentation du nombre des sans abris, par la réduction des services sociaux et la croissance de la précarité économique et psychique. Système garant de stabilité en société capitaliste, la démocratie politique capitaliste est directement liée aux inégalités qui sont, il faut le dire, la base même de ce système.

Deuxièmement, la liberté, qui se proclame au cœur de la démocratie capitaliste, est toute relative et particulière car elle fait partie des exigences d’un système fondé sur l’exploitation et la domination de classe. Elle est relative car limitée afin de garantir les institutions étatiques. Les lois représentent des contraintes pour les libertés individuelles et sont justifiées par les droits de la majorité.

Il faut néanmoins revenir sur la nature et les modalités de la « domination » de classe sociale. Si les règles en société sont nécessaires, nombre de personnes aimeraient vivre « sans loi », « ni dieu, ni maître » et sans domination. Il s’agit là d’une liberté qui se base sur une idée bien différente de l’égalité et de la liberté individualiste promue par les idéologues du système capitaliste.

La différence se situe dans un certain concept du pouvoir légitime. Comment promouvoir un pouvoir collectif qui respecte la liberté de tous et toutes tout en générant des valeurs propices à la solidarité sociale et à l’autonomie intellectuelle des individus ? La réponse est dans l’éducation comme vecteur de la culture. Le respect de l’autre s’acquiert en valorisant l’individualité. Ainsi naissent des valeurs renforçant les liens sociaux et un concept de la démocratie où la liberté et l’égalité sont des objectifs et des moyens pour les obtenir. Il n’est pas question d’imposer les règles, mais de les faire émerger des rapports sociaux, entre les individus et entre les groupes qui composent une collectivité.

La vision d’une société véritablement démocratique, en faveur de la collectivité, avec des pratiques gestionnaires opposées à l’arbitraire, à la compétition, à l’élitisme ou à la hiérarchie, est aux antipodes des formes de gouvernance des sociétés capitalistes dont le fascisme fait partie. C’est pourquoi il faut reconnaître la complexité des nuances entre la « démocratie », le « totalitarisme », le « fascisme » et les variétés de « socialismes » ou « communalisme », car il existe un chevauchement ou un glissement potentiel au niveau des mots et des idées, comme dans la réalité.

Il faut avant tout se méfier des amalgames véhiculés par les journalistes et les politiques liés aux instances du pouvoir ou encore par les intellectuels qui les soutiennent. À titre d’exemple, l’hypothèse d’« une gauche fasciste » développée notamment par Robert Soucy, auteur de l’une des meilleures analyses du fascisme en France entre les deux guerres. Il cite les dérives de certains socialistes ou communistes — Marcel Déat, Gaston Bergery et Jacques Doriot — vers un « fascisme de gauche » pour avoir voulu étendre leur influence en empruntant des thèmes de propagande de la droite fasciste ou fascisante, en faisant « appel au nationalisme, à l’autoritarisme et à l’irrationalisme ».