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Aldo Leopold traduit par Nestor Potkine
Penser comme une montagne
Article mis en ligne le 19 janvier 2012
dernière modification le 29 octobre 2023

Une curieuse, mais précieuse, tradition étatsunienne est celle du chef-d’œuvre littéraire écologiste. On connaît la splendeur des écrits de Thoreau, John Muir a été traduit en français (chez José Corti), de même que les merveilleux livres de Rachel Carson sur la mer. Mais on attend encore la traduction de A Sand County Almanach, and sketches here and there du forestier Aldo Leopold (1887-1948). Cela se comprend, son anglais brille d’un rythme et d’une précision très difficiles à rendre dans cette langue plus longue, plus lente qu’est le français. Essayons quand même :

« Un hurlement profond, rocailleux, résonne de roche en roche, roule dans la montagne, puis s’éteint dans le noir de la nuit, au loin. Vocifération triste, pugnace, pleine de morgue devant les adversités du monde. Il n’est pas de chose vivante (et peut-être de chose morte) qui n’y prête attention. Le cerf y entend un rappel de la fin, le pin une prophétie de rixes sous la lune et de sang sur la neige, le coyote les ripailles à venir, le propriétaire de troupeaux une menace de faillite, le chasseur l’affrontement du croc et de la balle. Et pourtant, sous ces espoirs et ces désespoirs évidents, immédiats, gît une signification plus profonde, que seule la montagne connaît. Seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter objectivement le hurlement des loups.

Ceux qui ne savent en déchiffrer le sens caché savent néanmoins qu’il est là, car il est ressenti partout où vivent les loups, et distingue leurs terres de toutes les autres. Il vibre dans la moelle de tous ceux qui les entendent en pleine nuit, ou qui examinent leurs traces en plein jour. Même sans la moindre vue, sans le moindre son, il est implicite dans mille petits évènements : dans le hennissement à minuit d’un cheval de convoi, dans le cliquetis de quelques cailloux, dans le saut d’un cerf en fuite, dans l’ombre sous les sapins. Seul l’indécrottable peut ignorer la présence des loups, ou le fait que les montagnes ont une opinion personnelle à leur égard.

Ma propre conviction en la matière date du jour où j’ai vu mourir un loup. Nous déjeunions sur un rocher, très haut, au pied duquel jaillissait une rivière turbulente. Nous vîmes ce que nous crûmes être une biche passer le torrent, sa poitrine frappant l’eau blanche. Lorsqu’elle remonta sur la rive et secoua sa queue, nous comprîmes notre erreur, c’était un loup. Une demi-douzaine de ses congénères, gros louveteaux, jaillirent des roseaux, accueillante mêlée de queues dressées et de morsures joueuses. La masse des loups empilés les uns sur les autres frémissait et se bousculait au centre d’un creux, au pied de notre roche.

En ce temps-là, on ne laissait jamais passer une occasion de tuer un loup. En une seconde, nous commençâmes à tirer dans ces peaux, mais avec plus d’excitation que de précision : Viser du haut d’une pente raide est difficile. Quand nos fusils se turent, le vieux loup était au sol, et un louveteau traînait une patte folle jusqu’aux rocs de la rive. Nous arrivâmes devant le vieux loup à temps, à temps pour voir l’intense éclair vert de ses yeux disparaître. J’ai compris, à ce moment, et je l’ai toujours su depuis, qu’il y avait quelque chose de nouveau, pour moi, dans ces yeux, quelque chose qu’eux seuls, et la montagne, savaient. J’étais jeune, et la gâchette me travaillait. Je croyais que moins de loups signifiait plus de cerfs, et pas de loups le paradis du chasseur. Mais à la mort de l’éclair vert, j’ai senti que ni le loup ni la montagne n’étaient d’accord avec moi.

Depuis, j’ai assez vécu pour voir État après État extirper ses loups. J’ai vu le visage de tant de montagnes soudain sans loups, j’ai vu les pentes prendre des rides ; les pistes des cerfs. J’ai vu tous les buissons, tous les arbustes être dévorés, d’abord d’anémie, puis pour de bon. J’ai vu tous les arbres perdre leur feuillage à hauteur de cerf.

Je soupçonne à présent que, de même qu’une harde de cerfs vit dans une peur mortelle du loup, la montagne vit dans un peur mortelle du cerf. Et avec plus de raison, parce qu’un cerf mâle pris par les loups sera remplacé en trois ans, mais un mont dénudé par les cerfs ne sera pas remplacé avant des décennies. De même avec les vaches. Car l’homme à bétail qui abat tous les loups de son ranch ne comprend pas qu’il doit alors assumer le rôle du loup, celui d’adapter le troupeau à la montagne. Il n’a pas appris à penser comme un montagne. D’où ces rivières qui arrachent l’avenir aux pentes, et le jettent à la mer. »


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