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Christiane Passevant
El Negret (2)
Film documentaire de Jean-Paul Roig
Article mis en ligne le 2 septembre 2011
dernière modification le 1er septembre 2011

Christiane Passevant : Le film a bénéficié de nombreuses surprises, de hasards qui lui donnent une ambiance particulière. Tu rencontres plusieurs personnes, de manière fortuite, celles qui habitent la maison du Negret, les gens près du marché… Ce sont des échanges, mais cela donne l’impression d’être dans le village, de déambuler avec toi. L’atmosphère paraît tout d’abord très amicale, mais au fur et à mesure, on perçoit des non-dits à propos d’événements terribles, les ressentiments qui ne sont pas effacés bien que les hommes aient tendance à dire dans le film, contrairement aux femmes, que l’on doit oublier le passé. La femme qui habite la maison du Negret fait notamment une remarque intéressante : « Les idées ne se changent pas une chemise ! » pour dire que les souvenirs, même enfouis, restent vivaces.

Jean-Paul Roig : Tout à fait. Pourquoi par exemple cet homme, qui m’accompagne à la maison du Negret, le fait-il ce jour-là ? Tu évoques les hasards, mais le cinéma c’est l’espace du temps et du hasard. Mais pour saisir ces hasards, il faut être disponible. Nous nous sommes promenés dans ce village, non seulement pour en capter l’atmosphère, mais aussi pour la lumière, pour les raccords de lumière. Et il est vrai que j’ai beaucoup travaillé sur le projet du film, c’est très écrit même si ensuite, il y a cette part de hasard. Toutefois, je ne me suis pas éloigné vraiment du projet initial.

Ma pratique est généralement de suivre un plan de travail. Je choisis un décor et j’attends qu’il se passe quelque chose, comme pour le jour du marché. La rencontre de la sœur de Joaquin était préparée. Elle savait que nous étions au village, mais je ne voulais pas la tourner à notre arrivée. Lorsque nous sommes venus pour la filmer, elle nous attendait et elle s’est installée sur le balcon. Deux ou trois jours après, nous avons voulu la filmer à l’intérieur la maison, de crainte d’avoir des problèmes au montage en raison des bruits extérieurs, mais elle était allée chez le coiffeur et avait mis une belle robe. Donc, ce que nous avons filmé est resté à l’état de rushes. Le premier tournage, sur le balcon, a été un moment de grâce.

Christiane Passevant : El Negret — surnom familial qui signifie le petit noir — est un personnage très attachant. Sa sœur, Mercedes ou la Negreta, ne l’est pas moins. Ce qu’elle dit sur noir et rouge montre qu’elle a de l’humour. Elle fait référence au surnom familial, noir, et au fait qu’on les traite de rouges, c’est la bannière anarchiste !

Jean-Paul Roig : Mercedes dit des choses très fortes. Elle raconte que son frère Joaquin, qui a pris la nationalité française dans les années 1960, est revenu au village en 1969 pour voir sa mère, trente ans après la fin de la guerre. Trente ans après, il arrive donc discrètement à Calaceite pour une visite familiale, mais des personnes envoient des Guardia civils lui demander de quitter le village. Il est même suivi en voiture pour vérifier qu’il quitte la province. C’est effarant !

En 1974, il est revenu à la mort de sa mère et il y a eu encore des pressions. Et même en 1979, mais là il a réagi et a demandé qu’on le laisse tranquille. Il a été à l’instigation des recherches sur les fosses communes des personnes qui avaient été exécutées autour du village.

Christiane Passevant : Une place a été réservée aux ossements pour les personnes exécutées…

Jean-Paul Roig : Dont son père qui n’était pas politique, un simple paysan. Au village, soixante-dix pour cent des personnes étaient analphabètes dans les années 1930. Ceux qui étaient en âge de combattre et ceux qui avaient conscience du danger avaient quitté le village en 1938. Il restait des vieux et des enfants, alors ils ont exécuté un certain nombre de vieux. Calaceite était proche du front de l’Ebre et il y avait une base d’Italiens au village.

Christiane Passevant : Si l’on songe que quatre ans après la mort de Franco, on fait encore comprendre à Joaquin qu’il n’est pas le bienvenu… Rien n’est oublié.

Jean-Paul Roig : Mais même encore.

Christiane Passevant : Lorsque tu évoques la révolution et l’utopie avec ton cousin, il dit que le fils de la Negreta, la sœur, est un garçon intelligent avec qui il discute, mais que lui aussi parle de l’utopie.

Jean-Paul Roig : Et il ajoute que l’utopie, c’est bien beau, mais que cela reste une utopie. Je lui fais alors remarquer que le communisme d’État était aussi une utopie — il est devenu communiste —, ce à quoi il acquiesce en prenant l’exemple de la Russie. À Calaceite, en fait ceux qui sont devenus communistes désiraient une justice sociale plutôt que l’adhésion au communisme.

Christiane Passevant : C’est ton cousin qui fait également cette réflexion par rapport au film : « ils vont croire que je suis l’ennemi du Negret, mais en fait pas du tout. Je l’aime bien. Nous n’avons pas les mêmes idées, mais… »

Jean-Paul Roig : « On ne partage pas les mêmes idées ». Et là il dit une chose lourde de sens, il préfère El Negret à beaucoup d’autres personnes du village, les franquistes qui regrettent l’époque de Franco. C’est la question posée dans le film lorsque l’on voit la pérennité des signes fascistes. Les gens respectent les idées des uns et des autres certes, mais ils n’ont pas changé. S’il y avait à nouveau une guerre civile, ce serait terrible parce que soudain le clivage se fait et l’on voit qui est qui. Tout le monde bien sûr se salue, mais on n’ignore pas ce que pensent les autres.

Christiane Passevant : C’est la Negreta qui dit « On leur a tué quatre ou cinq frères et ils continuent à aller à l’église. Ça, je ne peux pas l’avaler ! » Ces paroles sont en son off sur l’entrée de la messe…

Jean-Paul Roig : C’est pour rappeler le rôle joué par l’église durant le franquisme.

Christiane Passevant : Comment a réagi ton père en voyant le film ?

Jean-Paul Roig : Il l’a vu, mais n’a rien dit. Mon film précédent, Passage des Pyrénées (2001), sur la gare monumentale de Canfranc construite côté espagnol — « cadeau somptueux que s’offrait un ministre français et le roi d’Espagne. » — évoque plus mon père, le passage entre les deux pays. Le lien que j’ai avec l’Espagne, c’est en fait par mon père. Ces films m’aident à trouver un lien avec mon histoire et ce chemin, je dois le faire seul.

En 2009, pour la commémoration de la Retirada — exil forcé des Espagnols après la victoire des armées franquistes —, Passage des Pyrénées a été projeté en présence de mon père. Et pendant le débat qui a suivi, un spectateur lui a demandé ce qu’il pensait du film. Il a dit peu de choses sur l’Espagne et a plutôt raconté sa vie. Mon père est en quelque sorte resté dans un entre-deux immobile. Entre les deux pays, il n’a pas choisi.

Christiane Passevant : À quel moment, ton grand-père quitte Calaceite ?

Jean-Paul Roig : En 1938, le village est repris par les Maures [troupes arabes], les Italiens et les fascistes. Juste avant la bataille de l’Èbre, mon grand-père et la famille partent à Gandesa en pensant y retourner rapidement, ma grand-mère avait laissé les verres sur la table. Puis ils rejoignent Barcelone où ils demeurent un an jusqu’à la Retirada. Ils font alors partie de la cohorte des réfugiés, passent la frontière en février 1939 et sont emprisonnés un an dans le camp d’Argeles. Mon grand-père est ensuite parti ramasser des betteraves dans la région d’Orléans, sans être payé, et de là il s’est rendu aux environs de Toulouse, dans un château, pour tailler la vigne. On lui a alors proposé une ferme éloignée de tout et cela a permis à la famille de quitter le camp et d’être ensemble durant la Seconde Guerre mondiale.

Christiane Passevant : Qu’est devenue la maison de Calaceite, réquisitionnée par les franquistes, comme toutes celles des « rouges » ?

Jean-Paul Roig : Franco avait décrété la loi des responsabilités qui établissait que le simple fait d’avoir été sympathisant de la République te condamnait non seulement à la prison, mais à payer une amende. Le cousin raconte que son père était emprisonné dans une église — il y avait tellement de prisonniers que le régime ne savait plus où les mettre —, et que sa mère devait lui porter de la nourriture car les prisonniers n’étaient pas nourris. L’église transformée en prison était située à 30 kms qu’elle faisait à pied, car personne ne s’arrêtait de peur d’un quelconque préjudice. Et pour ajouter à l’humiliation, le paiement de l’amende se faisait à Teruel, à 200 kms. Notre maison a été confisquée soit disant parce que l’amende n’avait pas été payée. Et cette maison, au moment du film, était en vente.

Christiane Passevant : Il n’y a jamais eu d’indemnisations des personnes lésées ?

Jean-Paul Roig : Non. Il y a eu d’autres lois, mais la plupart des personnes n’ont jamais été indemnisées. Et c’est un peu un sujet tabou dans la famille, entre ceux d’Espagne et ceux de France.

Christiane Passevant : Tu connaissais l’histoire de ces collectivités ou bien tu les as découvert au cours de tes recherches pour tes projets de film ?

Jean-Paul Roig : J’ai découvert cette histoire au fur et à mesure. Les collectivisations m’intéressent comme toute question sur le pouvoir, l’autogestion, le travail collectif et comment y trouver sa place et s’exprimer en toute liberté.

Christiane Passevant : En 1936 et 1937, il y a eu cette expérience de cinéma autoproduit où tout le monde avait un même salaire, où il n’y avait pas de hiérarchie dans les équipes cinématographiques. Je pense aux films de la CNT que nous avons pu redécouvrir grâce au travail de Richard Prost [1]. En pleine guerre, ont
été produits et réalisés des films de fiction. Tu aimerais faire ce genre d’expérience ?

Jean-Paul Roig : Évidemment, mais ce serait difficile dans le contexte actuel.

Je suis fasciné par Joaquin Monreal, sa famille est analphabète, son combat est resté constant jusques dans la Résistance française avec des communistes français (pas espagnols !), il a ensuite travaillé dans une usine qui est devenue l’usine chimique AZF de Toulouse, celle qui a explosé en 2001. Son itinéraire est absolument remarquable, il a toujours gardé ses idées, son humanité, il est ouvert, curieux, tolérant. Le rencontrer, le connaître sont des leçons de vie. Il est pour moi un phare. Pour moi, c’est cela les valeurs de l’anarchisme, de l’anarchosyndicalisme et du communisme libertaire.

Christiane Passevant : Ce livre dont Joaquin parle dans vos entretiens, un peu en se moquant de lui-même, il l’a écrit finalement ?

Jean-Paul Roig : Non, mais il a quand même écrit ce texte qui raconte le contexte dans lequel a eu lieu cette guerre. Il lit le journal tous les jours, des livres, s’intéresse au monde actuel, prend des notes. Mais je pense que livre auquel il fait allusion, il ne l’écrira pas.

Christiane Passevant : C’est dommage ! Lorsque dans le film, il montre ses notes et son journal sur la collectivité de Calaceite, on a envie d’en savoir plus.

Jean-Paul Roig : Ses notes sont impressionnantes, toutes les personnes y sont avec leur lien politique, la CNT, le parti républicain, sans parti parfois, l’appartenance à la religion… Il a des listes où figurent toutes les personnes du village. Et il ajoute qu’il dit encore bonjour à tout le monde.

Christiane Passevant : El Negret a été diffusé à la télévision ?

Jean-Paul Roig : El Negret a été coproduit, comme on dit, par TLT, une télévision locale de Toulouse. Le film a été diffusé plusieurs fois sur cette chaîne, mais mon film précédent, Passage des Pyrénées, jamais.
C’est pourtant un film qui a été primé et a été sélectionné dans plusieurs festivals internationaux, il a obtenu une reconnaissance professionnelle,
il a un format TV (59 mn), mais aucune chaîne ne l’a diffusé. Aujourd’hui, la télé est un combat perdu, il faut diffuser les films ailleurs. Mais je suis documentariste et les films documentaires se bonifient avec le temps.