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Jean-Pierre Garnier
Un péril rose ?
Article mis en ligne le 2 septembre 2011
dernière modification le 26 août 2011

Le fascisme, nous serine t-on souvent, n’appartient pas au passé. À gauche, surtout en période électorale, on met en avant pour le prouver les scores inquiétants du FN. À gauche à de la gauche, on rappelle rituellement que le fascisme demeure le dernier recours de la bourgeoisie en cas de crise prolongée et de résistance populaire active menaçant la stabilité voire la pérennité de la « démocratie », c’est-à-dire du capitalo-parlementarisme. Certes, mais, de même qu’il a existé un anticommunisme primaire, il n’est peut-être pas exagéré de parler aussi d’un antifascisme non moins primaire.

En effet, si fascisme il y aura, dans l’avenir, il prendra d’autres formes que les régimes hitlériens ou mussoliniens ou même franquistes et salazaristes. Peut être faudra t-il même inventer un autre nom pour le désigner. À cet égard, la remontée de l’extrême droite dans les urnes sinon dans la rue, qui mobilise tant de bons esprits à gauche comme à l’extrême-gauche, ne constitue peut-être pas le danger principal. La classe dirigeante, secondée par ses alliés des franges supérieures et moyennes de la néo-petite bourgeoisie, peut fort bien faire appel à des moyens drastiques dignes des dictatures, en cas de besoin, pour mater les récalcitrants au nouvel ordre mondial s’il leur prenait l’envie de manifester leur opposition à des politiques iniques autrement que par des manifestations traîne-savates et des « journées d’action » bidon. Le traitement de choc réservé à la révolte des « racailleux de cité » donne déjà un avant-goût de ce qui attend ceux qui voudraient les imiter. Pour s’en convaincre, il suffit de lire L’ennemi intérieur du sociologue Mathieu Rigouste [1], ou Opération banlieue de son confrère Hacène Belmessous [2] pour le prouver. À leur manière, nos dirigeants mitonnent déjà avec leurs experts leur solution sinon finale, du moins durable, à la question sociale. On sait, pour peu que l’on cherche à s’informer ou même à lire entre les lignes que la presse de marché consacre à « la sécurité », que l’État d’exception est en passe de devenir la règle, comme le déplorent une minorité défenseurs patentés du soi-disant « État de droit » rendus soucieux par sa dérive en cours vers un État policier.

Reste à faire accepter voire applaudir ladite dérive par l’« opinion publique ». C’est l’autre volet du fascisme : la mise en condition de la population. Mais, là non plus, la voie empruntée ne sera pas la même que dans les régimes dits totalitaires. Pas besoin de parti unique, de parades militaires, de défilés en chemises brunes ou noires, de retraites aux flambeaux et d’autodafés de livres subversifs. Grâce un matraquage médiatique non stop, on convaincra tout un chacun non seulement des bienfaits d’une présence policière et d’un arsenal préventif ou répressif sans cesse accrus, mais de se faire le supplétif des forces de l’ordre. C’est ce que certains observateurs lucides appellent la « terrorisation démocratique » [3] ou la « politique de la peur » [4], une version en quelque sorte post-moderne et post-politique du fascisme.

Depuis des années, en effet, au niveau national comme sur le plan local, gouvernants de droite et de gauche délivrent le même discours aux gouvernés apeurés. Après bien d’autres, un commissaire divisionnaire, conseiller du Directeur de la police nationale resservait récemment le refrain devenu antienne : « La sécurité est bien l’affaire de tous. C’est une obligation citoyenne. [5] » Sur le mode plaisant, le superflic ajoutait un argument qui résume le point d’aboutissement auquel aboutit logiquement l’impératif sécuritaire : « Ma grand-mère me disait : “ si tu n’as pas un gendarme dans la tête, il en faut un au bord de la route ”. Il faut effectivement conscientiser le risque. » Ce qui se profile ainsi à l’horizon, c’est un « totalitarisme citoyen » qui, après avoir converti tout un chacun, à coups de slogans participatifs, en agent bénévole et zélé des finalités étatiques, permettra au pouvoir exécutif de faire le plein de ses exécutants. Y compris pour les œuvres de basse police comme la délation.

On comprend dès lors que l’empilement sans fin de lois et de règlements liberticides et l’accumulation continue de dispositifs de surveillance, de contrôle et de contrainte depuis maintenant plus de quatre décennies n’ait pas suscité de protestations massives parmi la population. Bien au contraire : la gestion policière de la crise sociale bénéficie d’un large consensus. Un préfet délégué interministériel à la sécurité privée, président du Comité de pilotage stratégique de la vidéo-protection, s’en félicitait il y a peu. « Depuis 2010, “ l’appétit ” pour la vidéo-protection transcende de plus en plus les choix politiques, individuels ou philosophiques des uns et des autres. Il n’y a plus guère que quelques irréductibles qui considèrent la vidéo-protection comme un outil attentatoire aux libertés publiques individuelles ou collectives. Les populations, comme le démontrent les enquêtes réalisées entre 2007 et 2009, réclament la vidéo-protection ou du moins n’en ont pas peur et pensent qu’elle améliore leur protection. Elle s’y est prononcée favorablement à 75 %. S’il existe une certaine confiance, c’est que la population considère que la vidéo-protection s’avère utile et qu’elle est relativement bien encadrée [sic] en termes d’autorisation, avec des contrôles a priori et a posteriori » [6].

Les deux citations ci-dessus devraient en tout cas contribuer à dissiper les illusions des démocrates naïfs qui comptent sur un renforcement du pouvoir du parlement pour mettre un bémol à l’ubris répressif de l’exécutif. Elles sont, en effet, extraites de discours prononcés dans le cadre des dernières « Rencontres parlementaires sur la sécurité » [7]. Le fait qu’elles aient été supervisées par deux figures de proue de la majorité connues pour leurs compétences en ce domaine, le député-maire de Nice, Éric Chiotti, et le ministre de l’Intérieur de Claude Guéant, ne doit pas pour autant rassurer. Comme lors de ses passages précédents au pouvoir, la gauche officielle ne s’apprête pas à revenir sur les mesures prises par la droite pour assurer la loi et l’ordre. Elle aura même tendance, comme elle l’a déjà fait, à en rajouter. En juillet dernier, le même Éric Ciotti, multirécidiviste en matière de répression, rédige un texte de loi proche d’une proposition de Ségolène Royal datant de 2007 : un encadrement militaire des jeunes délinquants comme alternative à la prison. La candidate à la primaire organisée par le PS se réjouit aussitôt de l’initiative de ce membre de la Droite populaire, c’est-à-dire réactionnaire. « Nicolas Sarkozy se rallie à une proposition de la présidentielle de 2007 et d’aujourd’hui », clamera t-elle au cours d’une virée pré-électorale à Toulouse. Et d’en rajouter peu après une louche sur RTL : « Ce n’est
pas parce qu’un député de droite reprend l’une de mes bonnes idées que je vais la critiquer. Bien au contraire, j’attends qu’il passe des discours aux actes ».

Sans remonter à la République de Weimar, à Friedrich Ebert et Éric Noske, à l’écrasement de la Révolution des Conseils et à l’assassinat de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, bref aux événements qui ont ouvert la voie au nazisme, les sociaux-démocrates au pouvoir — Salvador Allende et quelques autres mis à part — se sont toujours montrés capables de se débarrasser sans états d’âme des révolutionnaires quand ceux-ci ne se contentent pas de mener la lutte des classes dans les salles de colloques et les amphithéâtres universitaires. À plus forte raison, lorsque les sociaux-démocrates se sont transmués plus ou moins ouvertement en sociaux-libéraux. En matière de maintien de l’ordre bourgeois, alors qu’aucune menace sérieuse de subversion des institutions capitalistes ne pointait à l’horizon, ils se sont toujours efforcés de montrer qu’ils n’avaient pas de leçons à recevoir de la droite quand ils étaient au pouvoir. À cet égard, il serait peut-être temps pour les gens qui se pensent « de gauche » de cesser de se fier aveuglément aux dénominations des partis censés les représenter.

Il y a, en effet, des vocables que l’on ne devrait plus utiliser qu’avec des pincettes tant ils ont été dénaturés par des régimes et des partis qui n’ont fait, en se servant de ces appellations de moins en moins incontrôlées, que prolonger sous d’autres formes l’exploitation, la spoliation et l’oppression. Est-il besoin de mentionner ceux de l’Europe de l’Est que nombre de politologues soi-disant avertis plaçaient par antiphrase sous le signe du « socialisme réel » ? Et que dire du Parti communiste français, qui, à peine — et avec peine — déstalinisé, a connu un recentrage sans rivages ? Quant au Parti socialiste en France, comme son homologue d’outre-Pyrénées, le PSOE, il est devenu banal de dire qu’ils n’ont plus de socialistes que le nom. En piste pour le prochain spectacle du cirque électoral, l’énarque et député-maire d’Évry, Manuel Valls, en a déjà tiré la conclusion. Depuis quelque temps déjà, il propose, à ses petits camarades du PS de débaptiser le parti pour lui trouver une appellation plus adaptée aux mutations de la société : « Il faut transformer de fond en comble le fonctionnement du PS, nous dépasser, tout changer : le nom, parce le mot socialisme est sans doute dépassé » [8]. Peut-être pourrait-on profiter de l’occasion pour se le réapproprier ?

En attendant, la présidentielle approchant, la gauche gouvernante tient à faire savoir qu’elle est prête à prendre ses responsabilités et, en particulier, à faire face sur le front de la sécurité. En mai dernier, il y avait eu, une fois de plus, du pétard dans le 9-3. À Sevran : une fillette avait échappé de peu à une balle perdue lors d’un énième règlement de comptes entre bandes de dealers. Le maire, Stéphane Gatignon, ex PCF passé aux Verts parla publiquement de « faire appel à l’armée dans sa commune en proie à la violence ». Un plumitif de service eut la bonne idée de courir demander l’avis d’une spécialiste en la matière : la vestale de l’« ordre juste », alias Ségolène Royal. Laquelle approuva des deux mains, c’est-à-dire avec ce qui lui tient de cerveau, cette idée. « Si j’étais présidente, il n’y aurait plus de zone de non droit. Nicolas Sarkozy est aux responsabilités […]. Or, aujourd’hui, il ne se passe rien. [9] » Que se passerait-il, pour reprendre l’expression de Madame de Poitou-Charente, si la majorité de ce qui reste du corps électoral « degôche », corps intellectuellement mou et politiquement avachi, l’envoyait, elle ou l’une de ses pareil-les à l’Élysée pour « faire barrage », comme on dit, à la fois à Sarko et à Marine Le Pen ?