Divergences Revue libertaire en ligne
Slogan du site
Descriptif du site
Jules Falquet
Lesbiennes migrantes, entre hétéro-circulation et recompositions néolibérales du nationalisme (1)
Article mis en ligne le 2 septembre 2011
dernière modification le 14 juillet 2011

Notre silence ne nous protègera pas.
(d’après Audre Lorde)

Les bonnes filles vont au ciel, les mauvaises filles vont partout.
(slogan féministe)

Jules Falquet, "Lesbiennes migrantes, entre hétéro-circulation et recompositions néolibérales du nationalisme", Recueil Alexandries, Collections Esquisses, mars 2011.

La migration des lesbiennes a été très peu étudiée jusqu’à présent en France [1] : c’est fort regrettable car elle permet de mieux comprendre les mobilités féminines dans leur ensemble, en éclairant les logiques classiques protégées par l’Etat de l’hétéro-circulation des femmes [2], et les transformations du nationalisme qui les réorganisent dans le cadre de la mondialisation néolibérale.

Un bref retour sur l’histoire récente permettra de mieux saisir certains enjeux, en particulier entre les lesbiennes migrantes et autochtones [3]. Il semble bien que le premier travail universitaire spécifique sur les lesbiennes migrantes en France, soit la communication « De la nécessité de faire bon accueil aux lesbiennes et aux femmes étrangères. Lesbiennes étrangères en mouvement, en France aujourd’hui », présentée par Sabreen Al’Rassace et moi-même en septembre 2006 lors du colloque « Persécution des femmes » réalisé à l’université Panthéon Sorbonne (Al’Rassace et Falquet, 2007). Partiellement dans la continuité de ce premier travail, le 12 décembre 2009, avait lieu à l’université de St Denis un colloque intitulé :
« Lesbiennes, migrations, exils et racismes. Quand les ‘minoritaires’ s’en mêlent » [4].

Contestant d’avance le caractère qu’elle estimait devoir être raciste de ce colloqueh [5]), se manifestait une organisation récemment formée, l’Espace d’expression LOCs (Lesbiennes of Color), le groupe se faisant connaître publiquement lors du colloque de la Coordination Lesbienne en France du 23 octobre 2010. Le groupe LOCs fait suite, sans nécessairement les prolonger, à au moins trois initiatives militantes importantes et bien distinctes [6] : le Groupe du 6 novembre (1999-2005), qui réunissait de manière non-mixte des lesbiennes issues de la colonisation, de l’esclavage et de la migration forcée et s’est attaché à analyser et combattre le racisme au sein du mouvement lesbien et féministe (Groupe du 6 novembre, 2001 ; Bacchetta, 2009). Crée en 2005 à l’initiative d’une lesbienne djiboutienne, LDR (Lesbiennes contre les discriminations et le racisme) rassemblait pour sa part des lesbiennes « Of Color » et « Blanches ». Lors de la manifestation de la Fierté gay et lesbienne de 2007, LDR revendiquait plus particulièrement : « [le] droit d’asile politique pour toutes les lesbiennes qui fuient leurs pays parce que l’hétérosexualité est le modèle social dominant dans le monde mettant les lesbiennes en insécurité au-delà de la notion de pays d’origine sûrs, parce que notre attirance, notre vie sentimentale et affective de tous les jours implique que les lesbiennes sont de fait des opposantes politiques dans leur pays. La régularisation de toutes les lesbiennes sans-papiers ! La solidarité avec toutes les lesbiennes du monde entier par nos actions ! » [7].

Enfin, rassemblant plusieurs organisations spécialisées [8], le Groupe Asile Femmes (GRAF), né en 2005 et co-fondé par Sabreen Al’Rassace, l’une des iniatrices de LOCs et de LDR, insitait sur la nécessité d’une approche genre dans le traitement des demandeuses d’asile en France. Le GRAF a créé notamment un guide de l’accueil aux femmes persécutées, dans lequel deux sections sont consacrées aux femmes harcelées à cause de leur orientation sexuelle (p. 20, p 35). D’autre part, des recherches doctorales sont en cours concernant certaines catégories de lesbiennes migrantes en France, comme les lesbiennes du Maghreb [9].

On le voit, concernant la question des lesbiennes migrantes, l’articulation de la lesbophobie avec le racisme (et le classisme) apparaît comme centrale. Or ce racisme n’est pas uniquement situé dans les politiques migratoires ou dans la société française abstraite, mais se manifeste chez les femmes, les féministes et les lesbiennes elles-mêmes, tout comme dans le milieu universitaire : le groupe LOCs en 2009 [10], comme le Groupe du 6 novembre avant lui (2001), a dénoncé avec force comme un élément clé de ce racisme, la propension des Blanches à parler à la place des lesbiennes migrantes et/ou racialisées. J’espère éviter cet écueil, souhaitant en tant que chercheuse, lesbienne et féministe blanche, de nationalité française, analyser la politique migratoire sexiste et raciste de l’actuel gouvernement français, et tenter de combattre la possible dérive raciste d’une partie du mouvement lesbien et féministe —l’une créant un climat favorable à l’autre et réciproquement. Ce travail a donc un double objectif : il s’agit d’exiger des politiques migratoires moins défavorables pour les lesbiennes et les femmes, sans pour autant accréditer l’idée (parfaitement fausse) que la France traite bien les femmes et les lesbiennes, en particulier étrangères.

Sur le plan méthodologique, je m’appuierai essentiellement sur des travaux étrangers et le peu de travaux existant en France, sur la littérature, la musique ou le cinéma [11] et sur l’expérience acquise en plus de vingt ans d’implication dans le mouvement lesbien et féministe, principalement en France, au Mexique et au Salvador. De plus, j’ai été, comme beaucoup, confrontée à la question de la solidarité politique entre lesbiennes, notamment entre les autochtones et celles rendues « illégales » par les politiques migratoires, mais aussi aux limites des solutions individuelles (mariage et PACs en France, Union civile au Mexique) (Falquet, 2006). Le présent travail tente de poser un regard réflexif sur ces actions, autrement dit : de construire de la théorie à partir de la pratique, et inversement.

Ainsi, dans cet article, après avoir précisé la catégorie un peu fuyante de lesbienne, j’essaierai de montrer que leur « hyper-mobilité » constitutive éclaire d’un jour nouveau « l’hétéro-circulation » de l’ensemble des femmes. Je proposerai ensuite une analyse des pratiques migratoires de l’Etat français actuel, qui restreignent drastiquement la mobilité des lesbiennes, qui leur est pourtant encore plus vitale peut-être qu’aux autres femmes, en tout cas à situation de classe et de « race » [12] comparable. Enfin, j’examinerai les risques qui existent à revendiquer l’extension du mariage aux lesbiennes tout comme un statut automatique de réfugiées : on verra que le concept « d’homonationalisme » de Jasbir Puar pourrait bien s’appliquer à une France que le néolibéralisme n’en finit pas de droitiser.

1. Les lesbiennes : des femmes et des migrantes comme les autres

A. Ineffables et effacées

Le concept de lesbienne, récent et « occidental » (Falquet, 2004), ne rend qu’imparfaitement compte du vécu (très ancien et répandu sur toute la surface du globe) et de l’image de soi des femmes ainsi qualifiées, fort diverses de par leurs pratiques sexuelles, mais aussi leur classe, leur
« race » et leur âge notamment. Il désigne généralement des personnes socialement considérées comme de sexe féminin, qui ont des pratiques sexuelles et/ou amoureuses entre elles [13].

Se posent immédiatement plusieurs problèmes. D’abord, le caractère occasionnel ou durable de ces pratiques. Et quid des femmes qui n’ont guère ou pas de pratiques sexuelles et/ou amoureuses ? Où passe la frontière entre hétérosexualité, bisexualité et lesbianisme ? Ensuite, le fréquent rejet du terme par les intéressées, soit qu’elles dénient leurs pratiques ou leur centralité dans l’image qu’elles se font d’elles-mêmes, soit qu’elles rejettent les étiquettes, soit encore qu’elles préfèrent d’autres concepts, pour des raisons politiques et/ou culturelles, comme les Tomboys indonésiennes (Blackwood, 1999) ou celles qui se revendiquent comme Zami, dans la lignée d’Audre Lorde (1998 [1982]). De plus, le terme est souvent utilisé comme une insulte, indépendament de toute pratique sexuelle, comme le stigmate de la « pute » (Pheterson, 2001) : l’accusation de lesbianisme est une puissante arme du sexisme (Pharr, 1988).

Enfin, la définition et la mise en évidence sociologique des lesbiennes sont encore compliquées par leur invisibilité totale ou partielle, qui provient à la fois d’un déni et d’un interdit social (juridique, culturel ou religieux) extrêmement puissant dans la plupart des sociétés, et d’une attitude délibérée de nombreuses femmes qui, en cachant leur lesbianisme, tentent d’éviter la stigmatisation [14].

B. Contestations multi-dimensionnelles et « hyper-mobilité » des lesbiennes

Généralement, avoir des relations lesbiennes ou à plus forte raison affirmer une position politique lesbienne (Wittig, 2001), implique de transgresser un ensemble de règles sociales et à des degrés divers, de refuser de correspondre aux modèles féminins attendus par la société et/ou par la famille (apparence physique ou vestimentaire, langage, manières, (in)docilité, activités professionnelles ou sportives). Cette transgression est souvent liée à un refus du mariage et/ou de la maternité. C’est précisément ce qu’affirme Wittig quand elle définit les lesbiennes, bien au-delà et indépendamment de la sexualité, comme celles qui refusent de devenir ou rester des femmes, c’est-à-dire des personnes appropriées dans les rapports de sexage (Guillaumin, 1992). Ainsi, avant même de contester la sexualité hégémonique, beaucoup de lesbiennes s’échappent de leur classe de sexe, fuient, désertent, marronnent (autant de métaphores wittigiennes de la mobilité constitutive des lesbiennes), parce qu’elles contestent la définition hégémonique du genre et même du sexe.

De surcroît, pour toute une partie des lesbiennes, le refus de l’ordre social dominant en matière de sexualité et de rapports sociaux de sexe se double d’autres refus, ou ne trouve à s’exprimer que par l’engagement dans d’autres luttes (contre le système de classe, le racisme, le manque de démocratie…). On se trouve alors face à des « multi-contestataires » [15], qui dérangent à plusieurs titres l’entourage et l’ordre social dominant.

Le caractère transgressif de nombreuses lesbiennes semble à l’origine d’une mobilité importante. Quittant les villages ou les petites villes pour des capitales plus anonymes, leur pays pour d’autres, ou retournant à la campagne ou au pays après d’autres périples, les lesbiennes semblent caractérisées par une « bougeotte », une sorte d’hyper-mobilité, qui serait presque la condition de leur existence, au double sens de nécessité et d’état. Mais leur mobilité est-elle si différente de celle des autres femmes ?

C. Les lesbiennes et l’hétéro-circulation des femmes

Rappelons d’abord que le lot classique des femmes est de voir leur mobilité sur-déterminée par l’institution du mariage : soit qu’elles émigrent pour s’installer dans leur belle-famille, soit pour fuir une union non-désirée (Tabet, 2004), soit qu’elles s’échappent avec un fiancé, soit encore qu’elles attendent un époux à la maison, ou qu’elles le rejoignent au loin — c’est ce que nous nommerons l’hétéro-circulation des femmes. Soulignons aussi que pouvoir se déplacer librement sans perdre ses droits [16] est une importante condition pour accéder dans de
« bonnes » conditions au marché du travail, que l’on se pose comme femme, comme prolétaire ou comme personne racisée (Delphy, 1998 ; Balibar & Wallerstein, 1988 ; Nakano Glenn, 2002).

Même si on sait que les motifs de mobilité sont multiples et mêlés et qu’une même femme peut être hétérosexuelle à certains moments de sa mobilité et lesbienne à d’autres, distinguons quatre situations :

— Migration pour échapper à de franches persécutions : violences physiques, séquestration, emprisonnement, viol punitif ou censément
« thérapeutique », psychiatrisation forcée, menaces de mort, assassinat, etc [17]. dans le sens commun, cette migration est la plus associée au lesbianisme, même si toutes sortes de femmes peuvent y être poussées, notamment des célibataires, veuves ou divorcées (Morokvasic, 1986), des femmes réputées de mauvaises mœurs, accusées d’être lesbiennes et plus généralement « trop
autonomes » (Pheterson, 2001), notamment des féministes, des opposantes politiques ou des lesbiennes visibles. Il s’agit du principal cas où la migration lesbienne jouit d’un semblant de légitimité
« morale » et juridique. Pourtant, il ne constitue que la partie émergée de l’iceberg.

— Migration pour vivre mieux (ou moins mal) : envie de voir le vaste monde, de vivre autre chose, ou, comme l’ont bien montré Flora Tristan (1988 [1835]), Mirjana Morokvasic (1986) et Paola Tabet (2004), de fuir des rapports sociaux de sexe, classe et « race » qui ne leur conviennent pas, d’échapper à la honte ou à la difficulté d’être mère célibataire, au mariage et/ou à la maternité comme seuls horizons, mais aussi à la dureté de la vie quotidienne des femmes dans le monde rural notamment. Pour les lesbiennes, c’est aussi à la médisance, au rejet, au harcèlement subtil, à la pression permanente, voire à l’interdiction pure et simple des pratiques lesbiennes, ou encore à l’impossibilité de rencontrer d’autres lesbiennes ou de vivre au grand jour, qu’elles tentent de se soustraire. Ici aussi, apparaît une convergence entre hétérosexuelles et lesbiennes, cependant, l’inconfort physique ou moral auquel toutes tentent d’échapper est généralement bien plus radical pour les lesbiennes.

— Migration « économique » (pour le travail et/ou la formation) : globalement, la nécessité économique est la même pour les lesbiennes et les autres femmes (les lesbiennes pouvant avoir elles aussi des personnes à charge). De plus, l’accusation de lesbianisme si facilement appliquée aux étudiantes et aux travailleuses atypiques pour protéger les filières de formation et les emplois « masculins » les mieux rémunérés (et dans le monde rural, le quasi monopole des hommes sur la terre [18]), dessine une continuité entre lesbiennes et hétérosexuelles. Cependant, les lesbiennes sont nettement plus en risque d’être exclues des écoles et du marché du travail, tandis qu’une grande partie d’entre elles ne peuvent ni bénéficier d’ascension professionnelle, ni être « dispensées » de travail salarié grâce à leur association sentimentale et/ou sexuelle avec un homme.

— Migration de « regroupement familial » : c’est ici que les différences entre hétérosexuelles et lesbiennes sont peut-être les plus significatives. En général, ces dernières ne peuvent guère compter sur un mari ni sur une belle-famille pour voyager ou pour tenter de prendre racine dans une nouvelle société. Ce manque relatif d’appui est d’autant plus gênant qu’elles risquent davantage l’expulsion hors de leur famille pour lesbianisme, que ce soit dans une région de départ ou dans une région d’arrivée. Pour les hétérosexuelles au contraire, l’institution familiale constitue souvent le principal cadre migratoire : soit qu’elle « accompagnent » leur famille ou soient « envoyées » à l’étranger avec son aide, soit qu’elles s’insèrent par le mariage [19] dans une autre famille dans la région d’arrivée.

Ainsi, les lesbiennes sont souvent plus mobiles que les autres femmes. Une partie des causes de leurs migrations paraissent ressembler à celles des autres femmes, cependant ces causes sont souvent plus pressantes pour elles, alors qu’elles comptent moins d’appui que les femmes hétérosexuelles pour pouvoir se déplacer.