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THAÏLANDE : Coup d’Etat au pays du sourire
De notre correspondant en Thaïlande, Patrice VICTOR
Article mis en ligne le 25 décembre 2006
dernière modification le 7 décembre 2006

Décidément la Thaïlande est un pays atypique. Jamais un Premier ministre n’avait été aussi populaire que Thaksin Shinawatra, pourtant le coup d’Etat qui vient de le déposer est accueilli avec soulagement.

Thaïlande étonnante, Amazing Thailand, tel était il a quelques années le slogan d’une campagne destinée à développer le tourisme en Thaïlande. Son auteur ne croyait peut-être pas si bien dire... Dans quel autre pays, une junte qui arrive au pouvoir demande-t-elle aux soldats de sourire, comme l’a fait il y a quelques jours une radio militaire ? Il est vrai qu’à contrario, la diffusion en boucle simultanément sur toutes les chaînes de télévision des annonces d’un présentateur qui ânonne d’un ton lugubre les décrets de la junte est dans le plus pur style « dictature militaire ».

Dès les premiers jours, le putsch prend des allures de coup d’Etat d’opérette, l’ambiance est étonnante. A Bangkok, les chars deviennent une attraction touristique, un lieu de promenade familiale. Dans une ambiance de kermesse, les enfants grimpent sur les tanks placés aux endroits stratégiques, des jeunes filles offrent des fleurs aux soldats, les touristes prennent la pose.

Un soldat prête son fusil à l’un d’eux, le temps d’une photo souvenir qui sera publiée dans la presse. Ailleurs, un militaire prête son arme à une jeune fille qui pour plaisanter fait semblant de la mettre en joue tandis qu’il arbore un large sourire.

Lundi dernier, on a même vu des danseuses court vêtues se produire devant les tanks. Ce n’est pas de la fraternisation, c’est une complicité qui s’affiche ; les soldats eux-mêmes se disent surpris.

Pas un seul coup de feu

Pourtant, dans les premières heures c’était l’inquiétude qui dominait. Le soir même du coup d’Etat, un interlocuteur au centre de Bangkok, conseillait : « Je vois des tanks en face de chez moi, surtout ne sors pas, l’armée pourrait tirer. C’est un grand malheur pour le pays ». Mais dès le lendemain toutes ses appréhensions s’étaient dissipées. « Il n’y a aucun danger ». Le coup de force aura eu lieu sans un seul coup de feu ! Seuls quelques proches du Premier ministre renversé sont arrêtés, mais la ministre de l’agriculture, qui était à Paris à l’occasion de Tout à fait Thai 2006, un festival culturel qui se déroule actuellement dans la capitale, n’a pas été inquiétée à son retour à Bangkok.

Faisant croire à des manœuvres, dans la nuit du mardi 19 septembre, les tanks du général Sonthi Boonyaratklin, le chef de l’armée de terre, vont se poster devant les lieux de pouvoir et investissent les chaînes de TV. Le Premier ministre, Taksin Shinawatra, étant à cette heure là aux Nations unies à New-York, nul besoin de l’arrêter, ce qui évite sans doute des affrontements. Quant aux troupes qui lui étaient fidèles, prises au piège, elles font volte-face. Le général Sonthi (en Thaïlande on désigne les personnes par leur prénom) prend aussitôt la tête d’un Conseil pour des réformes démocratiques dans le cadre de la monarchie constitutionnelle (CDRM) qui déclare avoir agi en raison des risques croissants de troubles dans le pays. Il s’engage à remettre rapidement le pouvoir entre les mains d’un Premier ministre qu’il aura désigné et à la tenue d’élections. Néanmoins, promettant une nouvelle Constitution, il abroge celle qui est en place et établit la loi martiale.

Homme le plus riche du pays, magnat des télécommunications aujourd’hui en exil à Londres, Taksin était parvenu à réunir entre ses mains toutes les ficelles du pouvoir politique. Jamais un dirigeant n’avait obtenu une telle majorité, jamais un Premier ministre n’avait été aussi populaire. Les autocollants de son parti, le TRT (Les Thaïs aiment les Thaïs) envahissaient tout, des murs des petites échoppes de quartier aux carrosseries des camionnettes taxi, les affiches avec son portrait faisaient parti du paysage et il était courant de voir des T-shirts à l’emblème du TRT. C’était il y seulement un an ou deux, un siècle ou deux croirait-on, tant la roue de l’Histoire a tourné rapidement.

Comment expliquer ce revirement ? Pour Tee, enseignante à Chiangmai, dans le nord du pays, « l’éducation politique fait défaut et les paysans sont naïfs. Les Thaïs ont tendance à admirer les gens riches et à leur donner raison. Taksin a des relations partout, notamment parmi les chefs de village, et lors des élections, il achète les voix. Les gens pensaient également qu’étant riche, il avait suffisamment d’argent. Tous les hommes politiques sont corrompus, mais Taksin, c’est trop. Et puis c’est le népotisme en plein. Les gens ont fini par changer d’opinion. »

Si tu as un problème, adresses-toi aux soldats

Chiangmai, c’est la province natale et le fief électoral de Taksin. Il y a deux ans les habitants le soutenaient avec enthousiasme. Qu’en est-il aujourd’hui ? Première rencontre avec de jeunes soldats qui montent la garde devant l’administration des eaux et forets dont les membres faisaient le coup de main contre les opposants à Taksin. « Les soldats ne veulent pas garder le pouvoir. Ce n’est pas comme en 1973 [un coup d’état d’extrême droite s’était terminé en bain de sang], mais il y a vraiment trop de corruption. » Et au moment de se quitter, un dernier conseil, « Si tu as un problème, adresses-toi aux soldats ». Une marchande de journaux exprime son soutien à Taksin, mais ce n’est pas une révoltée du coup d’Etat : « Taksin a fait beaucoup pour Chiangmai et il a aidé les pauvres, mais le pays est divisé et il y allait y avoir une manifestation de l’opposition qui aurait dégénéré en violence. Le pays est très divisé à cause d’une minorité bruyante. » L’ancien Premier ministre a effectivement donné l’impression d’aider les plus démunis, mais c’était une politique populiste à court terme qui ne visait pas à la justice sociale. L’économie s’est un peu redressée, mais le gouvernement a favorisé le crédit que les villageois ont consacré plus souvent à l’achat de téléphones portables ou de mobylettes qu’au développement et ils sont maintenant lourdement endettés. Et conséquence des accords d’ouverture des marchés, certains paysans se sont appauvris avec l’arrivée de produits agricoles chinois à des prix dérisoires. Pourtant même ici, certains de ses anciens électeurs ne soutiennent plus Taksin. C’est le cas de Sonkam, une cinquantaine d’année, employé dans un petit restaurant. Il a voté pour le TRT, mais il est déçu par la corruption. Et il conclut lui aussi : "Je ne suis pas opposé à la prise du pouvoir par l’armée, car je pense qu’il faut des réformes ».

La corruption est l’une des premières raisons évoquées, tant pour justifier la prise du pouvoir par les militaires que la désaffection de l’opinion publique, pourtant c’est loin d’être un phénomène nouveau dans le pays. Dans la passé, elle a déjà servi de justification à d’innombrables coups d’Etat, mais elle n’avait jamais été aussi flagrante. La goutte qui a fait déborder le vase a été la vente en janvier dernier pour 1,5 milliards d’euros exemptés d’impôt de 49% des parts de Shin Corp, l’ancienne entreprise de Taksin dont il avait transféré la propriété à ses proches. Le caractère illégal de l’opération n’est pas établi, mais cela a d’autant plus choqué dans ce pays où le sentiment national est très fort, que cette entreprise thaïe a été vendue à une société de Singapour. En tout cas, cela a entraîné la démission de la ministre de la culture, Uraiwan Thienthong, qui a dénoncé un manque d’éthique. Pour se faire une idée de la personnalité de l’ex-Premier ministre - elle semble avoir joué un rôle dans son rejet - voici ce qu’il déclarait à ce sujet peu avant d’être renversé : « On me demande souvent pourquoi un marchand de nouilles doit payer des taxes, mais pas moi. La réglementation de la fiscalité sur les revenus du capital est très embrouillée et moi-même je ne la comprends pas très bien. »

C’est après cet épisode que la situation s’est vraiment tendue. Des manifestations d’opposition organisées à Bangkok par un homme d’affaire avec lequel il était rentré en conflit pour des raisons personnelles, Sondhi Limthongkul, attirent de plus en plus de monde. En février, Taksin annonce la dissolution du Parlement et appelle à des élections qu’il remporte, mais qui sont boycottées par l’opposition et par la suite annulée, car entachées d’irrégularité. Il reste en place comme Premier ministre intérimaire, dans l’attente de nouvelles élections qui devaient avoir lieu prochainement. En attendant, les réunions de l’opposition sont attaquées par des hommes de main du TRT et une frange de plus en plus importante de l’opinion publique pense que le jeu électoral va être faussé une fois de plus par l’achat de voix, la fraude et le noyautage des institutions par le TRT, conduisant à une nouvelle victoire de Taksin et à un redoublement des violences entre ses partisans et ses adversaires. C’est dans ce contexte de blocage politique qu’intervient le 19 septembre le coup d’Etat du général Sonthi. Le quotidien qui titrait dimanche dernier « Le coup n’est pas une bonne chose, mais il a évité le chaos » reflète sans doute l’opinion majoritaire.

Pays bouddhiste, général musulman

Acteur principal de la prise du pouvoir par les militaires, le général Sonthi, 59 ans, a une réputation de soldat honnête et compétent. Particularité notable, il est musulman et c’est la toute première fois qu’un musulman se trouve à la tête du pays, même de manière temporaire. Dans cette aventure, la Thaïlande se montre une fois de plus étonnante, pays de large majorité bouddhiste qui accueille avec bienveillance un coup d’Etat mené par un général musulman. Ce n’est d’ailleurs pas un problème, et les personnes interrogées sur la situation ne le mentionnent même pas. Tee, le professeur de Chiangmai, souligne : « La population pense que Sonthi a agit pour le bien du pays, ce n’est pas n’importe quel militaire, c’est un type bien. On ne s’occupe pas de la religion de Sonthi, ça n’intervient pas. »

Cela pourrait même être un atout pour améliorer la situation dans l’extrême sud, car depuis janvier 2004 cette région à majorité musulmane est en proie à une vague de violence qui a fait quelques 1700 morts et dont les auteurs sont rarement identifiés, mais pourraient être des groupes indépendantistes. Cette violence a redoublé d’intensité depuis quelques semaines et la situation est d’autant plus tendue que la population estime ne pas être reconnue dans sa spécificité culturelle et religieuse. Elle voit donc d’un bon œil l’arrivée d’un dirigeant musulman ouvert au dialogue, d’autant que Sonthi avait plusieurs fois exprimé son désaccord avec Taksin en ce qui concerne cette région. Il avait notamment dénoncé publiquement l’établissement par le gouvernement de listes noires de suspects dont plusieurs ont été assassinés dans des conditions non éclaircies.

Sonthi dispose aujourd’hui de la confiance de la population qui attend de lui qu’il mette rapidement à exécution ses promesses. C’est d’ailleurs ainsi qu’il pourrait désamorcer l’opposition démocratique ténue qui s’exprime en dépit et contre la loi martiale qui instaure la censure et interdit les rassemblements de plus de cinq personnes.

Un petit groupe d’étudiants a appelé lundi dernier à un rassemblement à l’université Thamassat de Bangkok pour protester contre le coup de force. Une centaine de personnes se sont regroupées, entourées de nombreux journalistes. Plusieurs étudiants et universitaires ont pris la parole. Ils sont pour la plupart hostiles à Taksin, mais ne sont pas d’accord avec la méthode des militaires. Ils estiment que les réformes ne peuvent être accomplies dans le cadre d’une dictature et demandent le rétablissement des libertés. Le rassemblement s’est conclu sur des chants aux paroles émouvantes qui célèbrent le combat pour la démocratie. Tout s’est déroulé dans le plus grand calme, sans le moindre policier ou soldat en vue. Par contre, des agents des services de renseignement en civil étaient sur les lieux.

Contrairement à toute attente après un coup d’Etat militaire, il n’y a pas de climat d’oppression dans le pays et la presse écrite paraît librement. Néanmoins, un site internet opposé à la loi martiale (www.19sep.org) est inaccessible, l’envoi de SMS aux chaînes de TV interdit, les radios n’ont pas le droit de faire intervenir directement les auditeurs à l’antenne et, suspectées de soutenir Taksin, de nombreuses stations de radio locales ont été fermées dans le nord.

Un ruban jaune au bout du fusil

Loi martiale ou pas, dans sa grande majorité la Thaïlande a accueilli favorablement le coup de force militaire. Le plus étonnant dans ce scénario est de constater que, hormis la distribution de quelques tracts dans les provinces du nord, les partisans de Taksin ont fait constamment profil bas - au moins jusqu’à présent - ce que les divisions qui sont apparues dans leur rang ne suffit pas à expliquer. Un fait éclaire peut-être la situation : la nuit même de sa prise du pouvoir, Sonthi a rencontré le roi. Cette entrevue quasi immédiate est passée aux yeux de l’opinion publique pour une approbation au moins tacite, avant de devenir trois jours plus tard reconnaissance officielle. Ce n’est pas chose négligeable, car si le roi règne mais ne gouverne pas, il est adulé par la population et rien ne se fait sans se réclamer de lui. C’est ce qui explique que les soldats du coup d’Etat arborent un ruban jaune sur leur uniforme, à la pointe de leur fusil ou autour du canon de leur tank, car le jaune est la couleur du lundi en Thaïlande et le roi est né un lundi. C’est lui qui assure le ciment du pays, mais il est âgé de 78 ans et pas en très bonne santé. Qu’arrivera-t-il s’il venait à ne plus être sur le trône, surtout en période de crise, car - un Thaï ne vous le confiera sans doute pas, sauf à être très intime - son fils, destiné à lui succéder, a une image de flambeur et n’est guère apprécié.

Patrice Victor