Amis lecteurs, j’ai grand désir de vous narrer la Chronique du fils de Pantagruel nommé Minigruel. À cette fin, et pour ne pas vous torturer inutilement les méninges, j’ai procédé à une translation de l’original en françois moderne avec l’aide des meilleurs spécialistes de la république des lettres. Vous pourrez donc lire ces pages d’une traite, et en jouir pareillement, car j’ai dessein de vous distraire avec intelligence là où beaucoup prétendent vous divertir avec force singeries.
Après bien des combats, le célèbre Pantagruel revint en ses châteaux où il rencontra sa future épouse. Au lendemain de noces mémorables, Pantagruel s’activa si bien, pour le plus grand bonheur de la dame tresaymée et du sien, qu’elle fut bientôt enceinte de ses doulces œuvres nocturnes et diurnes. Neuf mois plus tard, quelle ne fut pas leur surprise de découvrir un enfant minuscule. « Commentquoiquestce ? Qu’avez-vous fait sages-femmes de ce fils attendu ? J’espérais un géant comme moi, vous me présentez un braillard qui se perd sur le bout de mon doigt » s’écria Pantagruel. Il eut beau prier, se confesser matin et soir, faire pénitence pendant cent cinquante jours et avaler des tonnes d’hosties, rien n’y fit. Minigruel ne grandissoit point comme il eut aimé qu’il grandisse.
Pour résoudre ce mystère, Pantagruel fit réunir médecins, philosophes, pédopsychiatres, juristes, historiens et alchimistes auxquels s’ajoutèrent quelques théologiens et distingués sondologues. Mais que diable allaient-ils faire dans cette galère ? Nul ne s’en souvient plus mais j’affirme qu’ils furent bien du voyage munis de mille questionnaires pour toujours bien connaistre les humeurs des sujets de Pantagruel. Et comme l’événement était considérable, ils expérimentèrent un nouvel instrument : des sondes-à-Français indispensables pour mesurer les moindres variations de l’opinion publique. Et ils sondèrent, sondèrent et sondèrent encore.
Cette savancte compagnie fut bientôt rejointe par une foule de chroniqueurs françois et estrangers qui, chaque jour, écrivaient pour informer le bon peuple de tous les faicts et gestes de Pantagruel, Mamagruel et Minigruel. Rots, cris, gazouillis, sitôt connus, étaient décrits en long et en large puis commentés par d’éminents spécialistes qui péroraient jour et nuit sur l’évolution de la situation qui pourtant n’évoluait guère. Ils n’avaient donc rien à dire mais ils le disaient néanmoins avec beaucoup d’aplomb.
Foy de savancts de la glorieuse Sorbonne, de la rue Saint-Guillaume et de la rue d’Ulm, nul n’avait jamais observé semblable phénomène. Tous eurent beau consulter traictés et encyclopédies, fouiller bibliothèques et archives, ausculter le nouveau-né de la tête aux pieds, tourner et retourner le problème au plan pratique, éthique et métaphysique, horoscoper à qui mieux-mieux, analyser jour après jour l’évolution des enquêtes d’opinion consacrées au trèsaymé Pantagruel que ces malheurs faisaient aimer plus encore, l’énigme demeurait. Minigruel persévérait dans sa petitesse ce qui ne l’empêchait pas de brailler jour et nuit au grand désespoir de sa nourrice et de Mamagruel.
Exaspéré par cette engeance de bavards impénitents qui se querellaient constamment sur les causes premières et secondaires de cet événement, Pantagruel s’écria : « Baste ! » et éternua si fort que tous furent dispersés cul par-dessus tête et renvoyés à leurs très chères études. Après maintes consultations, Pantagruel fut convaincu d’avoir trouvé la solution : on allait donner force nourritures à Minigruel ce qui fut fait promptement par la réquisition de tous les charcutiers, boulangers et maîtres pâtissiers des environs. En une semaine, ils accumulèrent quantités de provisions de bouche propres à soutenir un siège de trois cents jours. Que nenni, Minigruel continuait de picorer comme un moineau sans appétit et à ne grandir pas, ou si peu qu’il fallait y mettre plusieurs lunettes pour observer sa très lente croyssance ; à peine 1% par an selon les spécialistes consultés par Pantagruel.
Désespéré, ce dernier renonça à voir son fils prospérer mais il voulut au moins lui offrir une éducation digne et belle. Il convoqua donc d’illustres précepteurs mais Minigruel négligeait grec, latin, histoire et philosophie. Même en françois, il prenait de curieuses libertés avec la syntaxe et le vocabulaire. « Que m’importe ces vieilleries et ces règles, ce que je veux moi, c’est agir » disait-il à ses parents qui avaient beau lui expliquer qu’action sans conscience n’est que ruine de l’âme, rien n’y fit. À force d’obstination et d’écus, ses maîtres réussirent à le faire bachelier, et c’est ainsi qu’il put gagner l’université de Terrenan sise dans les faucbourgs de la capitale. Avec sa taille hors du commun, Minigruel devint vite un objet de curiosité ; il eut donc portes et tables ouvertes, chez les petits et surtout chez les grands qu’il savait flaster comme personne si bien que sa réputation prospérait dans le village d’Ylliuen-sur-Seine où il avait établi ses pénates.
Lassé d’étudier des matières absconses dans des amphithéâtres bondés, Minigruel se mit en teste de « servir son beau pays et les François de soulche qu’il aimait tant. » Et le bougre, qui n’avait ni appétit pour les jambons, pastez et fromages, ni goût pour les flacons, qu’ils soyent remplis de bons vins ou de douces liqueurs, était vorace comme un fauve affamé dès qu’il s’agissait des affaires de la Cité, et des siennes propres. En ces matières, ses ambitions étaient inversement proportionnelles à sa taille.
Dès potron-minet, Minigruel hantait les marchez, et comme une Shiva déchaînée, serrait mille mains à l’heure, souriait aux uns, promettait aux autres, avec tous familier comme s’il les connaissait depuis quinze générations. Et lorsque l’estoile du Berger paraissait au firmament de la voute céleste, on le voyait courir encore, faire des bises aux femmes et donner de grandes claques dans le dos des hommes de toute condition et de toutes opinions. Du Lundy au Saint dimanche, 365 jours par an sans compter les années bissextiles, il estait partout. Du plus obscur au plus noble, du plus démuni au plus riche, tous les habitants eurent droit à ses visites. Minigruel fit tant et si bien, avec force libelles baillés par ses gens, que les sujets de la dite bourgade le désignèrent bourgmestre. Ainsi commença l’irrésistible ascension du fils de Pantagruel. Servi par une énergie de lion et une ruse de renard, Minigruel administrait, réformait et surtout vantait sans fin ses actions passées et ses projets futurs lesquels ne concernaient plus seulement le tranquille village d’Ylliuen-sur-Seine mais le royaume de France désormais.
« Maire, c’est bien, ministre, c’est mieux » répétait Minigruel à ses proches qui peinaient à le suivre mais le suivaient quand même car ils avaient flairé la bonne monture ; ils la ménageaient donc car eux-aussi souhaitaient voyager loin. Il eut donc des courtisans et des conseillers, et tous, autour de lui, portaient sa bonne parole, louaient son énergie et son efficacité sans pareilles. Bientôt, le Roy s’avisa de ce sujet remuant et il le fit mander. Surpris par sa petitesse et sa grande jeunesse, il faillit le renvoyer aussitôt mais Minigruel s’était longuement préparé. « Sir, s’écria-t-il en s’inclinant plus bas que terre, aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années et du nombre de pieds se moque bien aussi. Pour vous, je suis prêt à relever maints défis. » Afin de le voir mieux, Le Roy lui dit de se tenir tout droit et de ne bouger point. « Langue bien pendue et fort juste réplique mais taisez vos suppliques. Pour servir la France, il faut joindre tempérance et patience, et si votre ramage se rapporte à votre plumage, que m’importe votre jeune âge, de vous je saurai faire usage. » Minigruel se retira donc, heureux de son tour car désormais presque sûr de revenir en la Cour.
Quelques mois passèrent lorsqu’un messager vint l’informer : il estait nommé ministre des Ecuries royales.
« Diantre » s’écria-t-il tout à la fois content et inquiet car, en ces choses chevalines, il n’y connoissoit goutte. « Qu’importe, l’essentiel n’est pas de savoir mais de le faire croire », et sur ce chapitre Minigruel terrassait tous ses adversaires. Il s’acquitta de ces nouvelles fonctions avec un tel entrain qu’en quelques semaines tout le monde parlait des chevaux de sa Majesté lesquels étaient choyés par une armée de palefreniers que Minigruel visitait régulièrement pour vanter leur labeur. « Gloire à vous qui vous levez si tôt pour remplir vos augustes devoirs : servir le Roy et ses nobles montures. » Du matin au soir et du soir au matin, le royaume bruissait des Exploits de Minigruel qui se poussait du col cependant que sa renommée, colportée par mille feuilles zélées, enflait comme une baudruche.
« Mais que diable, je ne vais tout de même pas passer le reste de ma vie les pieds dans le crottin et la tête dans le foin. Ministre, c’est bien, Monarque, c’est mieux » affirmait Minigruel à ses nombreux compagnons qui l’avaient suivi dans cette ministérielle aventure. Plus il tastait au timon des affaires, plus il voulait gouverner seul et son appétit était plus insatiable que jamais. Ainsi fut-il ministre des Ecus puis des Archers royaux, et j’en passe. Quant à ses fidèles, leur nombre progressait à pas de géant : ils formèrent donc une populaire confrérie - l’Union de Minigruel et de ses Partisans - vouée à la célébration de leur Champion. Même la providence divine semblait servir ses desseins puisque le vieux monarque, qui n’en demandait pas tant, fut soudainement rappelé à Dieu pour s’en aller goûter aux délices de la vie esternelle, et c’est ainsi que Minigruel devint Roy de France, de Navarre et des Isles.
Les fêtes furent somptueuses, avec forces réjouissances, bateleurs et bouffons, tous réunis pour chanter les louanges du nouveau monarque qui sillonnait la ville dans un équipage magnifique et puissant. Mais la joye de Minigruel fut vite gâchée par une estrange histoire qui fit longtemps jaser.
En effet, quelques années avant cet Événement, Minigruel avait pris femme. Hélas, charges, missions et ambitions aidant, il était fort absent ; la pauvre s’ennuyait à mourir, et c’est ainsi qu’en ce jour de gloire on lui vit pousser deux cornicules légères. Ordre fut donné de n’en rien dire mais la nouvelle quitta le Château pour la Cour puis de là descendit jusque dans les faubourgs. « Roy, certes, mais cornu » titraient certaines gazettes que des crieurs vendaient aux carrefours en provoquant pagailles et rassemblements. Et la rumeur battait si bien la campagne qu’en quelques semaines tous les sujets de Minigruel furent informés de ses
« mésaventures capillaires », comme disaient les ministres en répétant, tels des perroquets bien dressés, une formule inventée au Château par les Maîtres ès langage. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, quelques troubadours facétieux en firent une chanson dont le refrain estait : « Roy, certes, mais cornu/ Roy, certes, mais cocu. » Et c’est ainsi qu’on put entendre, dans les rues de Paris, cette balade populaire que cent mille bouches fredonnaient de l’aube au coucher du soleil.
Enfer et damnation, il fallait réagir pour faire cesser ces rires car, si le rire est le propre de l’homme, il est aussi l’ennemi juré des pouvoirs et des petits qui se croient grands. Pour se tirer de ce mauvais pas, Minigruel fit réunir son conseil privé et ses éminences très grises. Après moult consultations, plusieurs solutions furent trouvées. Tout d’abord les gazetiers les plus actifs dans la diffusion de la dite rumeur furent, pendant une semaine, exposés en place de grève. Les troubadours, quant à eux, disparurent promptement dans un cul de basse fosse. Enfin, celle par qui les bois avaient poussé sur la tête royale fut exilée avec son prince charmant dans une cité portuaire de l’Amérique lointaine avec ordre de ne plus reparaître dans le royaume de France.
Quant à Minigruel, il ne pousvait rester sans femme ; à la Cour cela ne s’était jamais vu. Trouver au plus vite une autre première Dame pour convoler en juste noce, et mettre un terme à ce célibat nuisible à l’image du Roy, tels étaient les impératifs de l’heure. Ainsi fut fait en quelques jours, ce qui laissa le peuple stupéfait et content de découvrir le visage de la nouvelle élue.
Amour, gloire et beauté ! Minigruel était au faicte de sa popularité et tous louaient les nouveltés de son règne. Même ses adversaires, harassés comme cerfs après battue, estaient forcés de reconnaître certaines de ses qualités. Las de ne point goûter aux fastes du pouvoir, quelques-uns décidèrent de se joindre à luy en jurant leurs grands Dieux que c’était pour le bien du pays. Ah quel royaume prospère où des serviteurs zélés poussent comme ceps après l’ondée pour œuvrer à la félicité publique ! Ainsi assista-t-on à la plus folle des courses folles : ces gastéropodes s’agitaient en tous sens pour attirer la royale attention de Minigruel qui riait aux larmes en observant l’étrange spectacle offert par ceux qui, hier encore, le maudissaient et le raillaient. Foy de girouettes, nul n’avait souvenance de pareils reniements. Quelques menus offices, charges et privilèges, et la course frénétique reprenait de plus belle car il y avait pléthore de candidats avides. Régulièrement, et pour la plus grande joie de ses partisans, le Roy taillait de belles croupières dans les rangs de ses opposants qui assistaient bouche bée à cette débandade sans fin.
Fidèle à ses habitudes, Minigruel travaillait d’arrache-pied en pressant ministres et conseillers. Chaque jour apportait donc son lot de réformes si bien que journaux officiels et Codes divers croissaient comme jamais. De mémoire de chroniqueurs et autres distingués constitutionnalistes, on n’avait jamais vu pareille activité. Que dis-je, le royaume estait trop petit pour l’appétit de Minigruel, et c’est la terre enstiere qui le vit bientôt voyager en tout sens. Roys, tyrans, émirs, sultans, princesses, pape, tous, qu’ils soient du nouveau ou de l’ancien monde, eurent droit à ses promptes visites. Là, tout sourire, il coupait un auguste ruban, ici, il plantait un arbre ou, une truelle à la main, jouait au maçon devant les yeux ébahis d’admirateurs rassemblés à grand frais par ses hôtes. Sur des oriflammes immenses, on pouvait lire : « Vive le Roy de France ! », « Vive l’amitié indéfectible du peuple françois et du peuple monchois ! » Partout des foules enthousiastes criaient son nom lorsqu’il passait furtivement. « Ah quel bonheur d’entendre sonner les trompettes de la renommée » soupirait d’aise Minigruel.
Ainsi s’écoulaient semaines, mois et années et les François de soulches, identifiés par un arbre généalogique aux racines anciennes et vastes, avaient recouvré fierté, dignité et sécurité. Cette belle histoire eut pu continuer ad vitam presque aeternam si une maladie inconnue n’était venue troubler le règne de sa Majesté. Les vents de la fortune peuvent apporter bien comme mal, et mal comme bien ; Minigruel l’avait oublié, il en fit la cruelle expérience.
Au début, cette estrange infection lui fit perdre quelques précieux millimètres puis centimètres ensuite ce qui était autrement plus grave. Les meilleurs médecins, chirurgiens, orthopédistes et pharmaciens furent convoqués en urgence, mais en vain. La Faculté désespérait et Minigruel plus encore car aucun traitement ne venait à bout de ce médical mystère. A la Cour, tout le monde avait beau s’arracher la perruque, nul ne trouvait de solution à cette diminution.
Un soir, fatigué et plus petit que jamais, Minigruel, que certains surnommaient déjà Nanogruel, s’était retiré en ses appartements. Ordre avait été donné de le réveiller à sept heures en lui présentant, comme chaque matin, habits et collation. Ainsi fut fait, ou plutôt fut tenté car le lendemain, Minigruel avait disparu. On eut beau fouiller, il demeurait introuvable. Après quarante-huit heures d’intenses battues, il fallut se rendre à la triste évidence, le Roy n’était plus. Ainsi s’acheva son règne, aussi court qu’agité, et comme les hommes, changeants et ingrats, brûlent souvent ce qu’ils ont adoré, son nom même est inconnu désormais. C’est pourquoy je me devais de narrer cette histoire afin que vous appreniez en vous divertissant, et que vous vous divertissiez en apprenant. Fin des chronicques de Minigruel restituées avec la plus juste vérité par un obscur mais honneste écrivain.
source : http://www.mediapart.fr/node/118513