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Corinne Mélis
« Des syndicalistes comme les autres ? »
III. Engagement syndical et résistances
Article mis en ligne le 2 juin 2011
dernière modification le 24 avril 2011

III. Engagement syndical et résistances

On l’a vu précédemment, la prise de conscience d’une situation minoritaire, et le passage à l’acte pour transformer les rapports sociaux dans lesquels elle s’inscrit, impliquent un changement de définition de sa situation : les militantes passent d’une situation d’oppression multidimensionnelle à une situation de conflictualité dans laquelle elles sont agissantes, et ce, sur un registre collectif qui désindividualise les conflits pour les replacer dans l’ordre des luttes de classements sociaux [1]. Comment s’approprient-elles alors concrètement l’outil syndical ?

Le syndicalisme comme outil de contestation des dominations de genre et ethniques

L’idée que le syndicalisme est avant tout un outil de prise de parole et de prise d’initiative pour la reconnaissance des dominés est récurrente dans les entretiens et s’entremêle à celle de la défense des salariés.

L’importance de la prise de parole est particulièrement mise en avant : prendre la parole en public et être porteur d’une parole collective, surtout lorsqu’on manie approximativement la langue dominante et/ou les codes du discours public (et politique) peut-être une perspective terrorisante. C’est aussi une arme puissante, et les militantes en parlent comme un défi (sauront-elles faire face à la direction, à un public ?), et une revanche, elles à qui l’on a plus qu’à leur tour intimé l’ordre de se taire et d’obéir.

Leïla se remémore lors de notre entretien sa première prise de parole en tant que déléguée syndicale dans un rassemblement de responsables de magasins organisé par la direction de son entreprise (une chaîne de librairie discount). Elle est convaincue que cette dernière lui a demandé d’intervenir pour « la griller », et elle prépare son discours toute la nuit précédente dictionnaire en main, dans un état de tension intense. L’intervention se passe finalement de façon très satisfaisante à ses yeux. Elle a pu dire ce qu’elle voulait exprimer et de façon assurée. En concluant cette anecdote, elle ajoute « Dans la salle, il n’y avait pas un black, pas un beur. On rigolait avec le collègue qui me soutenait et qui est homo, la beur et l’homo main dans la main. Et on aurait dû dire que j’étais lesbienne, comme ça c’était la totale : beur, femme, syndicaliste et lesbienne ! ». Elle exprime ainsi ce que toutes évoquent : le sentiment d’une inégalité liée au genre et à l’ethnicité dans l’exercice codifié de la prise de parole publique et dans l’exposition de soi qu’elle implique... tout en soulignant la fierté de l’avoir tout de même fait.

Les espaces de contestation dans le syndicalisme

Dans le cadre même de l’activité syndicale, la lutte contre la domination sexiste et/ou raciste au travail, et plus largement dans la société, prend des formes plus ou moins collectives et organisées, depuis les espaces dédiés jusqu’aux résistances au quotidien. Ce peut être la participation à des instances syndicales spécialisées, comme c’est le cas par exemple pour Mounia qui a été quelques années responsable de l’activité « Racisme et discrimination » pour sa Fédération, après avoir participé à l’activité en direction des femmes dans le collectif fédéral. « Parce que c’est des choses qu’on a vécues », explique-t-elle « la discrimination syndicale, la discrimination raciale, la discrimination en tant que femme, c’est des questions qui nous sont propres aussi. C’est des choses que j’ai vécues personnellement, dans le boulot et dans la société ».

Pour autant, peu de militantes que j’ai rencontrées participent ou ont participé à ce genre d’instance. L’exemple du déclin rapide d’une commission « Femmes » dans un syndicat de cheminots permet d’entrevoir certaines difficultés liées à la création d’espaces
d’expression et d’action spécifiques si la « co-extensivité des rapports de pouvoir » [2] n’est pas considérée. J’ai rencontré en début d’enquête Christophe, animateur
d’un syndicat du rail, pour son implication active dans la création d’un groupe « Femmes ». Il s’agissait d’un espace d’échange spécifiquement consacré aux problèmes que les femmes syndiquées pouvaient rencontrer dans leur travail ou leur militantisme. Y participaient des syndiquées du secteur du nettoyage, dont la plupart avaient émigré d’Afrique du
Nord et d’Afrique sub-saharienne. Le schéma que Christophe me griffonne durant l’entretien pour m’expliquer la structuration d’un chantier représente une chaîne à un bout de laquelle on trouve des chefs
d’agence hommes « européens » et à l’autre des ouvriers, hommes et femmes « immigrés ». Les femmes, dit-il, étant « tout en bas d’une cascade de musellements ».

J’appris dès le début de l’entretien que j’arrivais un peu tard. Ce groupe s’était tout juste dissous, notamment, m’expliqua-t-il, en raison de disparités importantes entre les préoccupations des « cheminotes » et celles des « femmes du nettoyage » [3], tant en ce qui concernait la vie au travail que les thèmes liés à l’articulation de la vie professionnelle et de la vie privée. D’après Christophe, les « cheminotes » avaient progressivement occupé toute la place, pendant que les « femmes du nettoyage » avaient cédé le terrain. Les débats et les revendications sur l’adaptation des horaires et la création de crèches n’étaient apparemment pas la priorité des secondes, qui vivaient des réalités relativement différentes des premières tant au travail que dans la gestion de la vie familiale. Tandis que ces thèmes s’imposaient au groupe, ceux sur les conditions de vie au travail des salariées du nettoyage passaient au second plan.

Or, le collectif avait notamment pour objectif, dans l’esprit des initiateurs, de favoriser la formation et l’expression syndicale de ces dernières, fréquemment dans l’ombre de leurs collègues et camarades masculins. L’invisibilisation des questions portées par les « femmes du nettoyage » semblait se reproduire dans un cadre destiné précisément à leur prise de parole et d’initiative, et cette fois dans un espace voulu spécifiquement féminin pour neutraliser certains effets directs de la domination de genre. Il s’agissait de créer un espace protégé, selon les termes de Christophe, qui permette de traiter collectivement des questions qui lui avaient été rapportées individuellement en tant qu’animateur du secteur du
nettoyage : pénibilité et précarité du travail, harcèlement sexuel, difficultés des très rares déléguées à s’imposer dans un milieu de travail fortement hiérarchisé à la fois en terme de genre et d’ethnicité, et dans des syndicats très majoritairement dirigés par des hommes [4]. Bien que la prudence soit de mise quant à l’interprétation d’une situation que je n’ai pas observée et qu’une seule personne m’a décrite, l’histoire de cette initiative me semble mettre en relief différentes dimensions des rapports de domination. Faute de prise en compte d’inégalités matérielles et symboliques donnant l’avantage aux mieux positionnées dans l’emploi et dans l’entreprise (du fait notamment de la segmentation ethnique du marché du travail), et aux mieux expérimentées et outillées en matière de compétences syndicales et oratoires, le musellement se reproduit quand bien même existe une volonté réelle de fédérer les préoccupations et les revendications de l’ensemble des salariées.

L’analyse du terrain montre que les militantes résistent en l’occurrence moins par des actions directes et organisées de lutte contre le sexisme et/ou le racisme que par leurs pratiques quotidiennes. Cela peut passer par des formes, certes conscientes et volontaristes, mais plus informelles d’action : par exemple accorder une attention spécifique dans l’action syndicale aux problématiques rencontrées par les migrantes, comme le font Meriem et Nouria comme je l’évoquais plus avant. Ou encore, tenter de modifier, par la visibilité même et les opportunités d’initiative procurées par le syndicalisme, l’image des « immigrés », mais surtout des « femmes immigrées » en France. C’est en tout cas l’un des objectifs de Nadja, qui explique pour partie son engagement dans ce sens, et qui utilise en outre pour ce faire son rôle au Comité d’Entreprise. Elle propose par exemple des activités culturelles de découverte du monde arabe, qui, l’espère-t-elle, agiront sur les stéréotypes stigmatisants de ses collègues
« français ».

Youmna pour sa part décrit la façon dont au travail, comme au syndicat, elle esquive les tâches considérées comme féminines et se sert de l’humour pour mettre en relief ces ré- assignations. La complicité d’un collègue masculin lui permet par exemple de mettre en scène, quasiment au sens propre, un renversement des rôles assignés lorsque son directeur lui demande systématiquement de préparer et servir le café à l’occasion de la visite de clients importants.

Il peut s’agir encore de faire cavalier-e presque seul-e afin de faire de sa situation un exemple. Cette tendance à la personnalisation, voire à l’incarnation de la lutte est d’autant plus marquée que les militantes se sentent abandonnées par leur syndicat. Mais ce peut être aussi, plaisante Fathia, « l’instinct Zorro des opprimés » ; « une fois qu’on est dedans, on déplacerait des montagnes, comme si on essayait de venger tous les sans-paroles. »

Certaines d’entre elles évoquent enfin la persistance d’une reproduction des rapports de domination sexistes et racistes, le plus souvent inconscients d’eux-mêmes, au sein même des pratiques syndicales.. Les militantes reprochent cependant principalement aux syndicats un déficit de prise en compte, dans leurs pratiques et leurs revendications, des situations d’oppression spécifiques qu’elles rencontrent. Elles ne revendiquent pour autant pas la création d’un espace propre comme cela peut se voir dans certains syndicats outre-manche. Il s’agit plutôt pour elles d’inscrire des situations et des revendications particulières à l’ordre du jour de l’intérêt général.

Conclusion

Le syndicalisme, au delà de l’identité collective de classe et la sphère du travail professionnel, peut apparaître comme un outil d’émancipation non seulement de l’exploitation liée à la situation de travail, mais aussi des rapports de domination de genre et interethniques dans les
sphères publiques et privées. Au cours du temps, d’autres groupes
sociaux minoritaires, d’autres « fractions » de la classe ouvrière ont à la fois bousculé, non sans tensions, le mouvement ouvrier et fait l’expérience d’une intégration conflictuelle dans et par le syndicalisme. Parmi eux, d’autres générations de femmes, d’immigrés ou d’ouvriers « sans
métier ».

On peut cependant s’interroger pour conclure sur les effets des caractéristiques propres à l’univers syndical, qu’il s’agisse des représentations dominantes du travailleur et du syndicaliste ou de ses modes de fonctionnement, sur l’engagement de salariés en situation d’exploitation et de domination renforcée et multidimensionnelle. Des luttes récentes, comme celle d’Arcade, ainsi que l’évolution des débats sur « les femmes », « les immigrés » et les « précaires » menés au sein de la plupart des syndicats, font que certains commencent à percevoir que les trois ont partie liée, et laissent imaginer une meilleure prise en compte dans le syndicalisme des dynamiques et de l’entremêlement des assignations identitaires hiérarchiques et des discriminations qui en découlent. Les principes toujours affichés des syndicats en France d’égalité pour tous les salariés des droits syndicaux et sociaux et de lutte contre l’exploitation en dépendent. Mais aussi la capacité du mouvement syndical à se renouveler, tant numériquement que dans son fonctionnement et ses pratiques, et en ligne d’horizon, de sa viabilité en tant que mouvement social dans une société salariale en mutation [5].