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Corinne Mélis
« Des syndicalistes comme les autres ? »
L’expérience syndicale de migrantes et de filles d’immigrés d’Afrique du Nord et sub-saharienne
Article mis en ligne le 2 juin 2011
dernière modification le 24 avril 2011

Cet article [1] porte sur l’expérience syndicale de migrantes et de filles d’immigrés d’Afrique du Nord et d’Afrique sub-saharienne. Il traite plus précisément de la construction de résistances à une domination et une exploitation pluridimensionnelles par l’action collective menée par et pour les travailleurs. Son titre est inspiré d’une rencontre avec des (hommes) syndicalistes de l’hôtellerie, qui en entendant mon sujet se sont écriés « Encore les femmes ! Et pourquoi des immigrées ? C’est des militants comme les autres ! ». Il fait aussi référence aux critiques, issues tant des études sur les rapports interethniques que des études féministes ou des « gender studies », de l’universalisme abstrait dominant la pensée politique, voire scientifique en France.

Le syndicalisme en France, forme d’action collective fondée sur la centralité des rapports sociaux de travail et du conflit de classe, porteur d’une histoire propre inscrite dans le mouvement ouvrier, n’échappe pas à cette tendance : l’idéal de l’unité de la classe ouvrière et la primauté de « l’intérêt général » ont longtemps minoré les revendications perçues comme particulières. Pour autant, le pragmatisme de l’univers syndical, visant notamment à lutter
contre la mise en concurrence de « catégories » de travailleurs [2] implique d’organiser les « groupes marginaux », comme les nomme G. Noiriel [3], dans l’action collective.

Les militantes « issues de l’immigration » [4] que j’ai rencontrées au cours de mon enquête de terrain ne placent d’ailleurs explicitement ni la question du genre [5], ni celle de l’ethnicité [6] au centre de leur engagement. Pour expliquer celui-ci, elles se réfèrent au domaine conventionnel d’identification et de revendication des syndicats : la défense des « travailleurs » face au « patronat », quels que soient les termes utilisés (et dépendants d’époques et de cultures politiques ou syndicales) pour les désigner. L’identité et le conflit de classe semblent prédominants, au moins dans la rationalisation a posteriori de l’action que constitue le temps de l’entretien.

Est-ce à dire que la résistance à la domination de classe vient, dans le syndicalisme, oblitérer toutes les autres dimensions d’une situation minoritaire ? Pour tenter de répondre à cette question, j’ai conduit lors de mon enquête de terrain des entretiens centrés sur l’engagement, sans interroger directement le genre ou l’ethnicité.

Il en ressort que lorsque qu’identité et conflit de classe s’incarnent en relations, en pratiques et en discours ancrés dans l’expérience quotidienne
et dans un projet de transformation sociale, ils se ramifient dans d’autres dimensions de l’identité sociale et de définition de la situation que celle
du « travailleur exploité ». Apparaissent alors des configurations de motifs et de conditions d’action qui convoquent rapports de genre, rapports interethniques, rapports de classe mais aussi lignes de clivages intra-classe diversement combinés selon les situations dans lesquelles ils s’actualisent.

J’ai en outre mené des entretiens complémentaires auprès d’une quinzaine d’intermédiaires syndicaux, responsables de fédérations ou d’activités spécifiques de lutte contre les discriminations sexistes ou racistes. Vif intérêt chez les unes et les uns, méfiance ou agacement chez d’autres : le sujet n’a pas laissé mes interlocuteurs indifférents, sans doute en raison des interrogations qu’il soulève sur les modalités de la prise en compte de situations minoritaires dans une action collective à visée universaliste et égalitaire.

C’est, selon la situation, parfois la classe, parfois le genre, parfois l’ethnicité qui prend le devant de la scène sans que les trois ne soient dissociables, car ils impriment leur marque les uns sur les autres. Les développements des études sur le genre et sur les rapports interethniques, qui sont depuis plus longtemps et plus solidement instituées dans les pays anglo-saxons qu’en France, ont donné lieu à des débats sur l’analyse des rapports entres groupes minoritaires et protestation collective sur le triple plan du genre, de la « race » et de la classe. J’en retiens notamment la perspective de l’articulation et d’interaction des rapports de genre, interethniques et de classe, plutôt que leur juxtaposition ou leur cumul [7]. Celle-ci permet de mieux comprendre comment ces militantes articulent intérêts spécifiques et intérêt général dans l’action syndicale et d’analyser la façon dont elles sont entendues dans cet effort.

J’aborderai brièvement, dans un premier temps, les conditions structurelles et matérielles de l’accès de ces femmes au syndicalisme, en partant notamment de leur insertion dans le monde du travail et de ses effets sur la syndicalisation et le militantisme. J’insisterai ensuite sur les dimensions de l’ethnicité et du genre dans leurs logiques d’engagement et leur pratique syndicale. Enfin, j’évoquerai les dynamiques de résistances et d’émancipation que ces femmes réfèrent à leur militantisme, sans occulter les freins ou les carences de l’univers syndical lui-même à cet égard.

I. Insertion professionnelle et syndicalisation

Le militantisme syndical en France s’ancre et se déploie principalement dans la situation de travail, suite au déclin progressif des Bourses du travail locales et à la reconnaissance des sections d’entreprises issue des accords de Grenelle en 1968. Cette situation de travail participe tant des motivations à agir que des opportunités de syndicalisation et des conditions d’exercice du militantisme. C’est pourquoi je commencerai par un bref aperçu de l’insertion professionnelle des migrantes et des filles d’immigrants en France, qui connaissent une situation spécifique au regard de l’emploi et du travail. On y retrouve certes des caractéristiques du salariat féminin [8]. Mais une approche comparative permet de mettre en relief des processus différenciés d’insertion dans le monde du travail selon diverses combinaisons de l’ origine supposée ou investie, du parcours migratoire, de la nationalité, du statut juridique, de la génération et du niveau de qualification ou de diplôme.

Une situation spécifique dans le monde du travail et ses effets sur la syndicalisation et le militantisme

À grands traits, sur la base d’enquêtes récentes [9], on constate que les migrantes et les filles d’immigrants originaires d’Afrique du Nord et d’Afrique sub-saharienne travaillent majoritairement dans le secteur privé. Plus précisément encore dans les services marchands, les services aux particuliers, le commerce et l’industrie, et ceci, souvent à temps partiel et en contrat précaire. Celles qui ont la nationalité française sont présentes dans la fonction publique et territoriale, fréquemment dans des postes de faible qualification, tandis qu’on les retrouve plus souvent dans des professions intermédiaires dans les entreprises privées. Les femmes les plus diplômées peuvent accéder à des emplois qualifiés, malgré des discriminations ou des autolimitations persistantes.

Elles sont toutes en revanche particulièrement touchées par le chômage. Globalement, segmentation du marché du travail et ségrégation professionnelle ethniques et sexuelles concourent à une situation d’exploitation renforcée de ces femmes quand elles accèdent à l’emploi. Ceci implique des difficultés particulières d’accès aux syndicats. Car si l’on met ces données en perspective avec celles concernant l’implantation syndicale selon les secteurs d’activités (par exemple 24 et 29% d’établissements ayant au moins un délégué syndical respectivement dans le commerce et les services aux particuliers en 2005 [10]) et la composition sociale des syndicats en France (majoritairement des hommes, employés stables du secteur public, et dont l’âge moyen augmente) [11], force est de constater que certaines catégories de salariés rencontrent des obstacles particuliers pour entrer dans les organisations syndicales. D’autant plus que le militantisme peut s’avérer particulièrement pénible et risqué dans la sphère professionnelle, et, par ricochet, dans l’ensemble de la vie de ces femmes.

Les conditions d’emploi et travail, l’éclatement des collectifs de travail et des horaires, le type de relations professionnelles et les politiques patronales de gestion de la main d’œuvre dans les collectifs de travail concernés peuvent faire prendre au militantisme syndical l’aspect d’un
véritable parcours du combattant. Celui-ci peut aller jusqu’à la perte de son emploi. Isolement, harcèlement, licenciements sont des pratiques patronales courantes et souvent décrites dans les entretiens, face auxquelles les syndicalistes sont plus ou moins outillées selon le type d’emploi qu’elles occupent et la protection légale et syndicale dont elles bénéficient. Le secteur du nettoyage est par exemple un secteur à haut risque de ce point de vue, d’autant qu’il emploie des migrantes en situation irrégulière ou précaire juridiquement et socialement, particulièrement vulnérables face à la perte d’emploi.

Et pourtant, certaines s’engagent

Pourtant, certaines salariées s’engagent et s’exposent, malgré ou parfois du fait même de la violence potentielle ou avérée de la situation ou des relations de travail. Dispositions personnelles (dont la socialisation militante préalable n’est pas des moindres), offre de militantisme et rencontre avec des syndiqués, contexte de travail, contexte socio-politique se combinent sous diverses formes pour permettre cet engagement. Et de fait, les évènements déclencheurs et les modalités de l’entrée dans l’action syndicales sont multiples dans les récits des militantes. Ils relèvent cependant le plus souvent de conflits personnels ou collectifs concernant les conditions d’emploi, les conditions de travail et les rapports hiérarchiques. Le mépris de la part de l’encadrement est souvent présenté comme un détonateur, qu’il s’agisse d’une distance affichée (comme ne pas dire bonjour à certaines catégories d’employés), de contrôle ou d’infantilisation (sur le temps passé aux toilettes par exemple) ou de réflexions dévalorisantes sur les salariés ou le travail effectué.

Les contestations qui en découlent ont trouvé un soutien auprès de structures et d’équipes syndicales et une montée en généralité dans l’action collective. Les militantes ont été à cette occasion recrutées par des équipes syndicales. Pour aller plus loin dans l’action en bénéficiant
d’une protection, le mandat syndical peut alors s’imposer et pousser rapidement à la prise de responsabilité. En cela, les « raisons d’agir » des militantes que j’ai interviewées ne différent guère de celles de nombres de syndiqués. Elles deviennent plus complexes si l’on s’intéresse aux relations et aux situations sociales concrètes qu’elles mettent en scène, et qui façonnent des logiques d’action qui « débordent » l’identité de travailleur et la sphère du travail salarié. Je vais donc insister à présent sur l’émergence des rapports de genre et interethniques dans les récits des militantes : de quelle façon constituent-ils un moteur pour l’action ? J’envisagerai ensuite les remaniements de la définition de la situation à cet égard qu’implique et que provoque l’engagement.