Divergences Revue libertaire en ligne
Slogan du site
Descriptif du site
Nestor Potkine
Tactiques et stratégie du déménagement religieux
Article mis en ligne le 2 juin 2011
dernière modification le 18 avril 2011

Attention, si vous êtes un homme, assis dans le dernier métro, à la station La Chapelle ; peut-être verrez-vous une femme, une femme très belle, qui vous sourira. Elle semblera vous demander de la suivre. Ne lui obéissez surtout pas. Car elle vous entraînerait dans l’obscurité jusqu’au pays des diables.

Ce conseil a beaucoup circulé, vers 1987, dans les foyers d’immigrés parisiens, parmi les Africains de l’Ouest. On l’apprend dans un livre instructif, Les marabouts africains à Paris de Liliane Kuczynski (CNRS Editions, 27 euros). Oui, son sujet est celui qui arrache un sourire à tant de Parisiens, plus au fait des subtilités de la grammaire française que les auteurs des petites cartes publicitaires distribuées à la sortie du métro ; celles dont les textes sont aussi gratinés que, par exemple, « Confident Zoulou, Homme de Dieu Béton, impuissance, frigidité, famille, guérit le mal dans les couples, résout tous les problèmes d’amour, Madame si Monsieur ne peut rien te faire au lit, je lui donne ma puissance. Annonce sérieuse, plaisantins s’abstenir. » Pour ma part, je connais au moins quatre personnes qui en ont rassemblé de savoureuses collections.

L’ouvrage de Liliane Kuczynski navigue avec brio entre le Charybde du mépris caché sous le folklore, et le Scylla de l’acquiescement, politiquement correct mais niais, aux âneries ; génies envoûteurs, chocs en retour et maléfices cosmiques. Il s’agit d’une somme (400 pages grand format petits caractères) ethnologique, qui étudie ce qui se passe lorsqu’une antique institution socio-religieuse, celle des marabouts d’Afrique de l’Ouest, se voit transplantée dans un univers étranger. L’intérêt scientifique est multiple.

Que se passe-t-il lorsque des rites créés dans un lieu, un climat, un ensemble de pratiques précis et fortement localisé, doivent être accomplis là où rien n’y correspond plus ? À Paris, rassembler « un coq noir, un coq blanc, un coq rouge », puis en faire don à sa famille (« J’vous ai apporté des gallinacés, parce que les fleurs, c’est périssable… ») ? Sans parler, péril inattendu, des risques encourus par les marabouts eux-mêmes lors de leur séjour en terre étrangère : « Mon caractère va changer, c’est grave pour moi ; un marabout qui est resté beaucoup ici, il abandonne sa religion, son maraboutage, il ne répond plus à son grand marabout, il n’envoie plus d’argent, il mange n’importe quoi : il est gâté, il va devenir comme les Blancs, un bandit ! » (p. 109)

Que se passe-t-il lorsque les professionnels d’une tradition religieuse précise voient affluer une clientèle venant d’une autre tradition, mais pourtant désireuse de bénéficier de leurs douteux services ?

Pour parler clair : les marabouts sont, stricto sensu, des musulmans. Selon Kuczynski, « Etymologiquement, le mot « marabout » (arabe classique mûrabit) est, à l’origine, en relation directe avec la notion islamique de jihâd « guerre sainte ». Il désigne, en effet, l’homme qui habite un ribât, lieu où l’on tient liés les chevaux prêts à partir combattre les infidèles. » (p. 15). Pour autant, Français, Portugais, Polonais, etc. les consultent pour qu’ils effectuent des travaux de magie. Et cette magie couvre un éventail extrêmement vaste, de la plus pure tradition islamique aux plus purs animismes, en passant par « la science juive », fort respectée par les compilateurs arabes médiévaux dont se nourrissent les plus cultivés des marabouts.

Que se passe-t-il lorsque les professionnels, parfois prestigieux, d’un univers socio-religieux précis qui leur assigne un statut rémunérateur, se retrouvent dans une société qui les englobe dans ce qu’elle méprise le plus, les immigrés, les sans-papiers ? Car ce n’est pas l’un des moindres mérites de ce livre que de montrer comment les marabouts, un mot simple qui recouvre des situations individuelles infiniment variées, se débrouillent face à l’administration française, face aux impôts, à l’URSSAFF, à la police…

Si les réponses, fouillées, pensées, détaillées, à ces questions font tout l’intérêt du livre, on peut se demander en quoi elles peuvent concerner plus directement les anarchistes. Elles les concernent au plus haut degré ; ce livre est l’un des meilleurs témoignages que je connaisse sur la création religieuse, pour ne pas dire le bricolage religieux. Le maraboutage est un institution bien plus souple, plus ouverte, moins dogmatique que, par exemple, l’église catholique, passablement ligotée par les références aux Ecritures, au droit canon, etc. La qualification même de marabout est imprécise, les pratiques (semi-secrètes) sont souples, le dogme sous-jacent plus souple encore malgré le respect officiel envers le Coran et les hâdith. C’est bien pratique lorsque tel immigré fauché voit, dans l’exploitation d’un « secret familial », ou de son appartenance à une famille connue pour ses marabouts, la solution à ses problèmes financiers. Et plus pratique encore lorsque la clientèle s’avère occidentale et, quoique désireuse d’exotisme, veut entendre parler de ce qui lui est familier, magnétisme, plan vibratoire et corps astral. Même sans qu’il soit question de cynisme financier explicite, le livre démontre à quel point les marabouts fabriquent eux-mêmes, à jet continu, leurs propres rituels, leurs propres croyances.

Ce qui est bien plus préoccupant qu’une poupée de cire hérissée d’épingles…