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Paul Mattick
L’avenir lugubre du capitalisme
Article mis en ligne le 2 juin 2011
dernière modification le 18 avril 2011

À part le désaccord exprimé par ceux de ses membres appartenant au Parti républicain, désaccord manifestement fondé sur du vent, la Commission d’enquête sur la crise financière aurait difficilement pu prévoir que le rapport qu’elle a produit en janvier suscite un grand émoi. Au bout d’un an et demi de recherches et de recueil de témoignages d’universitaires et autres économistes, ce rapport n’a rien produit de plus que ce que dictait déjà le bon sens populaire, à savoir que la récession économique qui éclata publiquement en 2007 aurait pu être évitée, ayant résulté d’une combinaison de règles étatiques laxistes et d’une prise de risques excessive par les prêteurs et les emprunteurs, en particulier dans le secteur immobilier. Ce même bon sens populaire nous a rassuré que de promptes mesures gouvernementales avaient empêché la Grande crise de se transformer en une dépression généralisée et que la récession avait ouvert la voie à une reprise, quoique « fragile ».

Or, cette idée de bon sens a beau être répétée inlassablement, elle reste peu convaincante. Pourquoi la reprise est-elle si fragile ? Pourquoi le chômage reste-t-il élevé ? Pourquoi les banques, nouvellement pourvues en liquidités par cette prompte action gouvernementale, sont-elles si peu désireuses de les mettre au service de l’expansion économique ? Pourquoi la série de crises de la dette souveraine en Europe a-t-elle comme pendant aux Etats-Unis l’effondrement des budgets des Etats ? Pourquoi les politiciens réclament-ils sans relâche l’austérité alors même que l’économie est déjà incapable de satisfaire les besoins de millions de gens en matière de logement, de santé, d’éducation et même de nourriture ? La faillite de la soi-disant science de l’économie déjà démontrée par l’incapacité des spécialistes à prédire la catastrophe est soulignée par la même inaptitude à expliquer ce qui se passe à l’heure actuelle ou à arriver à un consensus sur les mesures à prendre pour y remédier.

Un trait remarquable des commentaires sur les actuels ennuis de l’économie est que, malgré ses références constantes à la Grande crise des années 30, ainsi qu’aux nombreuses récessions survenues depuis la Deuxième guerre mondiale, on n’a peu parlé du fait que les crises sont la marque récurrente de l’économie capitaliste depuis la révolution industrielle. Pourtant même l’examen le plus succinct de l’histoire montre que les événements récents sont loin d’être inhabituels. En réalité, depuis le début des années 1800 jusqu’à la fin des années 1930, le capitalisme a passé entre le tiers et la moitié de son histoire en crise (selon la façon dont les différentes autorités les datent), crises qui sont allées en s’aggravant régulièrement jusqu’à La Grande crise de 1929.

Ce n’est que la faible profondeur des crises qui ont eu lieu depuis la dernière guerre qui ont fait naître l’idée que le capitalisme ne connaîtrait plus les hauts et les bas caractéristiques de ses premières cent cinquante années d’existence comme forme sociale dominante. Le choix de la théorie économique semblait se placer entre l’idée néolibérale du capitalisme comme système capable de s’autoréguler et la conception keynésienne d’une l’économie contrôlable par des manipulations étatiques. L’insuffisance des deux points de vue démontrée par les événements économiques actuels appelle un autre regard sur la dynamique à long terme du système capitaliste.

Les premiers auteurs d’études de ce qu’à la fin du XIXe siècle on finirait par appeler le « cycle des affaires » comprirent que c’est une caractéristique de l’économie de marché, ou la plupart des biens sont produits pour être vendus. Dans pareille économie, la raison pour laquelle les entreprises produisent biens et services, c’est gagner de l’argent ; les entreprises croissent et décroissent et passent de la production d’une marchandise à une autre, en réponse au niveau de profits atteint par leurs investissements. Au début du XXe siècle, les études statistiques (conduites par l’économiste américain Wesley Mitchell et le National Bureau of Economic Research) montrèrent que l’alternance entre prospérité et crise suivait les fluctuations de la rentabilité des affaires.

L’explication la plus élaborée de ces fluctuations, la théorie du taux de profit de Karl Marx, était tellement éloignée du courant principal de la théorie économique qu’il fut largement ignoré par les auteurs d’études sur le capitalisme, y compris la plupart des auteurs de gauche. Mais l’histoire de l’économie semble confirmer l’exactitude de l’idée que, si la prospérité crée les conditions d’une crise éventuelle, les crises qui s’ensuivent rendent possible une renaissance de l’économie, du fait que la baisse des coûts d’investissement — grâce aux faillites, à l’effondrement des prix, à l’évaporation des créances et la baisse des coûts de la main d’œuvre due à l’augmentation du chômage et l’amélioration de la productivité des nouvelles machines — fournissent des taux de retour sur investissement plus élevés, entraînant une augmentation des dits investissements et donc une expansion de l’économie.

Malgré leurs traits singuliers, la Grande crise et la reprise de l’économie capitaliste après 1945 suivirent, dans les grandes lignes, le schéma établi lors des précédents épisodes d’effondrement et de régénération de l’économie. La crise fut longue et le niveau de destructions physique et économique du capital anormalement élevé (surtout pendant la guerre sur laquelle elle déboucha). Il n’est donc pas surprenant que la reprise amena une période de prospérité, qui dura jusqu’au milieu des années 1970, et que les économistes baptisèrent Âge d’or du fait de sa durée et de son ampleur. L’absence relative de récessions graves pendant ces années était due à la poursuite dans la période post-crise de ce qu’on désigna sous le nom de méthodes keynésiennes : la proportion des dépenses étatiques par rapport au PNB des pays de l’OCDE passa de 27 % en 1950 à 37 % en 1973. Aux Etats-Unis, comme l’a noté Joyce Kolko en 1988, « près de la moitié des nouveaux emplois créés après 1950 le furent grâce aux dépenses d’État, et une évolution analogue se produisit dans les autres pays de l’OCDE ».

L’idée de Keynes était que les États devaient emprunter de l’argent en période de crise pour faire repartir l’économie ; quand le revenu national augmentait par voie de conséquence, les impôts qui le frapperaient pour rembourser la dette ne l’affecteraient guère. En réalité, la gestion des crises se transforma en une « économie mixte » État-privé permanente. Quand l’Âge d’or prit fin définitivement au milieu des années 1970, l’augmentation énorme des dépenses publiques qui évita un retour des conditions de la crise constitua un pas de plus vers le déficit de plus en plus problématique d’aujourd’hui. La raison même de l’augmentation des dépenses de l’État — l’insuffisance des profits — rendit impossible le remboursement de la dette d’État qui en était résultée.

Pendant ce temps, la dette publique s’accompagna de l’augmentation vertigineuse de la dette des entreprises et de la dette privée, rendant possible la prospérité apparente des vingt dernières années. Les promesses de payer un jour, dans l’avenir, prirent la place de l’argent que l’économie capitaliste ralentie ne parvenait plus à produire. Étant donné que les États, les entreprises et, dans une mesure toujours croissante, les individus empruntaient des fonds pour acheter des marchandises et des services, la dette publique, des entreprises et des ménages apparut dans les bilans des banques et des autres sociétés dans la colonne des recettes. Mais le remboursement des dettes exige de l’argent produit par une production rentable et la vente de biens et de services. Or, comme l’observé Robert Brenner, professeur d’histoire à l’UCLA :

« Selon les indicateurs macroéconomiques standards, entre 1973 et aujourd’hui, la performance économique des Etats-Unis, de l’Europe occidentale et du Japon s’est détériorée, de cycle des affaires en cycle des affaires, de décennie en décennie (à l’exception de la deuxième moitié des années 1990). Tout aussi parlant, pendant la même période, l’investissement en capital à l’échelle mondiale et dans toutes les régions en dehors de la Chine, en incluant même les pays d’Asie du Sud-Est [nouvellement industrialisés] depuis le milieu des années 1990, a régulièrement diminué. »

Le résultat, ce fut, grosso modo, la réapparition en 2007 de la crise évitée dans les années 1970.

Quand l’éclatement de l’énorme bulle américaine des prêts immobiliers en 2007 déclencha la crise mondiale, les gouvernements centraux se retrouvèrent pris entre le besoin de maintenir le système en état de marche en injectant de l’argent dans les établissements financiers « trop gros pour faire faillite », le soutien des gouvernements locaux et la « stimulation » de l’économie privée d’une part, et la nécessité impérieuse de limiter l’augmentation de la dette publique avant qu’elle n’atteigne le point du défaut de paiement de grande ampleur. Les Etats-Unis avaient une dette de 16 milliards de dollars en 1930 ; elle atteint aujourd’hui 14 mille milliards de dollars et elle continue à monter. La dette fédérale représentait déjà 37,9 % du PNB en 1970. Quand en 2004 le FMI signala que la combinaison du déficit du budget de l’Amérique et du déséquilibre croissant de sa balance commerciale menaçait « la stabilité financière de l’économie mondiale », elle atteignait 63,9 %. Les appels mondiaux des patrons et des politiciens à des réductions des dépenses publiques, aussi exagérés qu’ils soient par l’idéologie néolibérale, marquent la reconnaissance d’une nouveauté par rapport aux années 30 : le fait que la carte keynésienne a été largement jouée.

En conséquence, bien que le capitalisme actuel soit par bien des aspects une version très transformée de la forme qu’il avait au XIXe siècle, cette transformation n’a pas entraîné de diminution des problèmes systémiques diagnostiqués par les critiques de cette époque. Au lieu de cela, elle les présente sous de nouvelles formes. En fait, la crise se profile à l’horizon a des chances, entre autres, d’être plus terrible que les grandes crises de 1873-93 et de 1929-39. La poursuite de l’industrialisation de l’agriculture et de l’urbanisation de la population — en 2010, on a estimé que plus de la moitié des habitants de la planète habitait dans des villes — a rendu de plus en plus de gens dépendants du marché pour se fournir en nourriture et satisfaire leurs besoins essentiels. L’existence à la lisière de la survie ou au-delà de cette limite vécue par les masses urbaines du Caire, de Dakka, de Sao Paulo et de Mexico aura un écho dans les pays les plus avancés sur le plan capitalistique, du fait que le chômage et l’austérité imposée par les gouvernements affecteront de plus en plus de gens, non seulement dans les anciennes zones industrielles du monde développé mais à New York, Los Angeles, Londres Madrid et Prague.

Laissé à ses propres moyens, le capitalisme promet des difficultés économiques pour les dizaines d’années à venir, avec des attaques de plus en plus violentes contre les gains et les conditions de travail de ceux qui ont encore la chance d’être salariés dans le monde, des vagues de faillites et de consolidations pour les entreprises capitalistes et des conflits de plus en plus graves au sein des entités économiques et mêmes de pays entiers sur la question de savoir qui va payer tout cela. Quels constructeurs automobiles, dans quels pays, survivront, quand d’autres s’empareront de leurs avoirs et de leurs marchés ? Quelles institutions financières seront écrasées par des dettes impossibles à recouvrer et lesquelles survivront et réussiront à s’emparer d’énormes parts du marché mondial pour gagner de l’argent ? Quelles luttes éclateront pour le contrôle des matières premières comme le pétrole, l’eau pour l’irrigation et la boisson ou les terres arables ?

Aussi déprimantes que soient ces considérations, elles négligent deux facteurs paradoxalement liés qui promettent des effets encore plus désastreux pour l’avenir du capitalisme : le déclin annoncé du pétrole — base de tout le système industriel actuel — comme source d’énergie, et le réchauffement de la planète provoqué par la consommation de carburants fossiles. Même si la stagnation actuelle devait ralentir le changement climatique causé par les gaz à effet de serre, les dommages déjà créés sont extrêmement graves. Elizabeth Kolbert, une journaliste qui n’est pas portée à l’exagération, a intitulé son essai sobrement informatif Field Notes From a Catastrophe [Notes de terrain sur une catastrophe].

La fonte des glaciers ne menace pas seulement les panoramas suisses mais l’approvisionnement en eau potable de populations entières dans des régions telles que le Pakistan ou la ligne de partage des eaux des Andes ; les sécheresses ravagent l’agriculture australienne et chinoise depuis des années ; quant aux inondations elles dévastent périodiquement les habitations de dizaines de millions d’individus dans les régions à basse altitude d’Asie du Sud Est. Le défilé ininterrompu de catastrophes ne fait malheureusement que commencer. Il accompagnera une économie stagnante et ne pourra qu’être exacerbé par l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre que le retour à une vraie prospérité entraînerait.

Ce que nous promettent ces tensions continuelles sur la société, c’est que le déclin de l’économie, même infléchi cycliquement, sera le vecteur d’une crise du système social qui, parce qu’il obéit aux lois de la physique et de la chimie, dépassera les domaines strictement économiques. Si le déclin de l’approvisionnement en pétrole et les catastrophes causées par le changement climatique ne provoquent pas une transformation majeure de la vie sociale, il est difficile d’imaginer ce qui pourra le faire. Cette idée peut sembler irréelle aujourd’hui à ceux qui parmi nous vivent encore, pour la plupart, dans ce qui subsiste de la prospérité matérielle apportée par le capitalisme d’après-guerre, tout comme la misère et la terreur qui accablent les habitants du Congo déchiré par la guerre sont difficiles à saisir par les habitants de New York ou de Buenos Aires. Mais cela ne fait que montrer la pauvreté de notre imagination et non l’irréalité des défis qui nous attendent, comme les catastrophes telles que la marée noire qui s’est déversée d’une plateforme de forage de BP dans le golfe du Mexique en 2010, nous aideront peut-être à mieux le comprendre.

La plus grande inconnue lorsqu’on envisage l’avenir du capitalisme, c’est le degré de tolérance de la population mondiale face aux ravages que ce système social lui infligera. Les gens sont parfaitement capables de réagir de manière constructive face à l’effondrement des structures normales de la vie sociale et d’improviser des solutions aux problèmes immédiats de la survie physique et émotionnelle. Cela nous est amplement démontré par leur conduite face aux catastrophes tels que les tremblements de terre, les inondations, les dévastations de la guerre, ainsi que lors des précédentes périodes de bouleversement économique. Le fait que les gens du XXIe siècle n’ont pas perdu la capacité de faire face aux autorités pour défendre leurs intérêts a été démontré par les jeunes protestataires d’Athènes, les fonctionnaires grévistes de Johannesburg et, plus récemment et spectaculairement, par les Égyptiens qui, du moins pendant un moment, ont détruit un État policier en place depuis des dizaines d’années.

Dans tous les cas, les gens vont avoir l’occasion d’explorer pareilles possibilités dans un avenir proche, s’ils souhaitent améliorer leurs conditions de vie de la manière concrète qu’une économie déliquescente exigera. Alors qu’à l’heure actuelle ils attendent encore le retour promis de la prospérité, à un moment donné les millions de nouveaux sans abris, comme beaucoup de leurs prédécesseurs dans les années 1930, risquent de s’intéresser aux logements vides récemment saisis, aux biens de consommation invendable et aux stocks de nourriture accumulés par l’État, et d’y trouver tout ce dont ils ont besoin pour survivre. En outre, le fait de s’emparer et d’utiliser des logements, de la nourriture et d’autres objets, en enfreignant les règles d’un système économique fondé sur l’échange de biens contre de l’argent, implique en soi un mode d’existence sociale radicalement nouveau.

La relation sociale entre patrons et salariés, relation qui associe une dépendance mutuelle à un conflit inhérent, est devenue la relation de base dans tous les pays du monde. Elle modèlera de manière décisive la manière dont nous vivrons le futur et dont nous réagirons. Il ne fait aucun doute que, comme par le passé, les travailleurs exigeront que les patrons ou les États leur fournissent des emplois. Or si les premiers pouvaient employer plus de monde en faisant des profits, ils le feraient déjà. Quant aux seconds, ils se heurtent dès à présent aux limites de la dette souveraine. Au fur et à mesure que le chômage s’étendra, il se peut que les travailleurs prennent conscience que, avec ou sans emploi, les usines, les bureaux, les fermes, les établissements scolaires et autres lieux de travail continueront d’exister même s’ils ne permettent plus de dégager de profits, et qu’ils peuvent être mis en marche pour produire les biens et les services dont les gens ont besoin. Même s’il n’y a pas assez d’emplois — d’emplois payés par les entreprises ou par l’État — il y aura beaucoup de tâches à accomplir si les gens organisent la production et la distribution pour eux-mêmes, en dehors des contraintes de l’économie marchande. Cela signifiera, bien sûr, bâtir une nouvelle forme de société.

Le capitalisme existe depuis tant de générations, il a prouvé sa vitalité en chassant ou en absorbant tous les autres systèmes sociaux du monde entier, qu’il semble faire partie de la nature et paraît irremplaçable. Mais ses limites historiques apparaissent désormais visiblement dans son incapacité à répondre aux défis écologiques qu’il pose, à entraîner assez de croissance pour employer les milliards d’individus qui s’entassent dans les bidonvilles d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie, ainsi qu’un nombre toujours plus grand d’entre eux en Europe, au Japon et aux Etats-Unis, et à échapper au dilemme de sa dépendance vis-à-vis d’une participation de l’État à la vie économique d’un niveau tel qu’il draine l’argent des entreprises privées. Tout comme la Crise de 29 a montré les limites des moyens mis en place pendant les années 40 pour contenir la tendance du capitalisme à la catastrophe périodique, elle suggère la nécessité de prendre enfin au sérieux l’idée que, comme on dit, un autre monde est possible.

13 mars 2011