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Christiane Passevant
D’égal à égales
Film documentaire de Corinne Mélis et Christophe Cordier
Article mis en ligne le 2 juin 2011
dernière modification le 1er juin 2011

Elles s’appellent Nora, Dorothée, Keira et Anissa. Elles sont immigrées ou filles d’immigrés, et syndicalistes.

Face à la dureté des conditions de travail et à la précarité des salarié-es dans les secteurs du nettoyage, des services aux particuliers et aux entreprises où l’on retrouve nombre de femmes issues de l’immigration, elles ont choisi de s’engager.

Activistes en milieu masculin, elles sortent des rôles féminins attendus. Elles prennent la parole, s’organisent, bougent, librement inspirées par les ouvrières en lutte de LIP qu’elles redécouvrent à travers le film À pas lentes (1977, Collectif Cinélutte). Dans une société où sexisme et racisme restent d’actualité, tandis qu’augmente la violence des rapports de force dans le travail, elles nous racontent une démarche d’émancipation individuelle et collective. Dans l’espoir d’être traitées, enfin, « d’égal à égales ».

L’égalité hommes/femmes dans le travail, nous en sommes
loin ! Et si les femmes représentent aujourd’hui la moitié des salarié-es, elles gagnent en moyenne 27 % de moins que les hommes et sont 82 % à travailler à temps partiel. L’égalité professionnelle, on en parle beaucoup avec accents lyriques et dans de grandes envolées mais, dans la réalité, la mise en pratique se fait attendre à tous les niveaux de la société. La progression de l’égalité professionnelle demeure théorique et les clichés perdurent.

Les femmes feraient soi-disant preuve de « moins d’ambition que les hommes » a déclaré le Premier ministre, sans doute pour justifier le peu de femmes en politique. Voilà qui traduit bien le taux de sexisme ancré dans les mentalités et montre aussi l’absence de volontarisme des dirigeants politiques concernant les inégalités inacceptables entre hommes et femmes.

« À travail égal, salaire égal »… La revendication est toujours aussi importante et actuelle, car les bilans sociaux, les rapports et autres les statistiques soulignent les discriminations dont sont toujours victimes les femmes salariées dans les secteurs du public et du privé, qu’il s’agisse des salaires, de l’accès à la formation professionnelle, du déroulement de carrière ou du fameux « plafond de verre » à partir d’un certain niveau de responsabilité. En outre, si elles sont plus diplômées que les hommes, les femmes sont plus nombreuses à être au chômage, à devoir accepter le temps partiel imposé et les boulots précaires et dévalorisants. Sans parler des conditions de travail puisqu’elles sont, par exemple, de plus en plus nombreuses à travailler de nuit.

Anissa, Dorothée, Keira et Nora, quatre femmes qui ont décidé de prendre la parole contre les inégalités. Elles sont issues de l’immigration et, à ce titre, elles subissent une triple discrimination : sexiste, raciste et sociale. D’égal à égales de Corinne Mélis [1] et Christophe Cordier (2010, 52 mn) raconte leur prise de conscience, leurs luttes pour les droits des femmes, pour la reconnaissance et pour la dignité. Le film suit leurs itinéraires personnels d’où il ressort une réflexion sur l’émancipation individuelle et collective, car les deux réalisateur-es ont choisi de croiser les expériences d’Anissa, Dorothée, Keira et Nora avec les paroles des ouvrières de LIP, dans les années 1970.

Hier et aujourd’hui… Les mêmes constats, mais également la même détermination, comme le souligne Keira au début du film : « C’est pas un syndicaliste homme qui va décider ou parler à notre place, ça c’est hors de question. Qu’on nous aide, c’est une chose, mais qu’on parle à notre place, c’est autre chose. »

Entretien avec Corinne Mélis (extraits) [2]

Corinne Mélis : L’idée de croiser les expériences passées et présentes vient de Christophe Cordier, documentariste et coréalisateur du film. Tout son travail précédent s’inscrit dans les luttes sociales et dans l’idée de mémoire des luttes par l’image. Il s’est souvenu de À pas lentes — film sur la commission de femmes de LIP — et nous l’avons revu ensemble. Faire un parallèle entre l’époque des luttes de LIP, dans les commissions de femmes qu’elles ont créé et qui sont très spécifiques, et aujourd’hui nous a paru très intéressant. En fait, ce qui se disait dans ces commissions recoupe les problématiques qui existent encore aujourd’hui et la question était de savoir en quoi il y a eu évolution, depuis notamment dans ce que le syndicat est capable d’entendre et de prendre en charge.

Quelle est l’évolution depuis les luttes de LIP ? Sur la confiscation de la parole des femmes syndicalistes femmes, par exemple ?

Corinne Mélis : Il y a une prise en compte des discriminations faites aux femmes quasiment dans tous les syndicats, par intérêt et à double titre, d’abord concernant la lutte syndicale ici et maintenant, mais aussi en terme de renouvellement du syndicalisme. À présent, et davantage qu’il y a trente ans, l’enjeu est de prendre en compte ces problématiques pour le renouvellement du syndicalisme. Mais il n’en reste pas moins que les femmes qui sont à la pointe de la lutte pour les droits des femmes au travail sont tout de même « marginalisées », le mot est peut-être un peu fort bien que cette problématique demeure la plupart du temps « leur » problème et seulement entre les mains des femmes. Il n’est pas toujours simple de poser des questions concernant les droits des femmes en réunion, et en début d’ordre du jour. Il existe encore malgré tout des freins à cette prise en compte et souvent les femmes se trouvent isolées dans leur syndicat.

Larry Portis : Ce qui est frappant dans le film À pas lentes, c’est le manque de conscience des hommes et leur attitude paternaliste lorsqu’une femme prend la parole.

Corinne Mélis : C’est très révélateur de l’état d’esprit des hommes à l’époque LIP, mais sans doute aussi la même chose aujourd’hui. Il y a certes soutien, mais très paternaliste ; et nous avons choisi la séquence la moins méchante du film À pas lentes. L’émancipation de cette femme dans À pas lentes reste quand même sujette à validation de son mari, de même que pour les autres femmes.

Aujourd’hui, peut-on parler de régression pour les droits des femmes ?

Corinne Mélis : Même si cela reste très insuffisant, il faut cependant dire qu’il y a des avancées en matière de droits des femmes, notamment pour l’égalité professionnelle, mais aussi pour la sensibilisation sur cette question. Autour du 8 mars dernier, nous avons beaucoup entendu parler de chiffres, de données concernant les inégalités de salaires et les inégalités de carrières. Il y a donc quand même des choses qui sortent à présent. Il y a vingt ans, lorsque je suis arrivée sur le marché du travail, je n’ai pas le souvenir d’avoir eu autant d’informations sur les inégalités hommes/femmes au travail.

Il existe des textes, des bases pour supprimer les inégalités, quant à la mise en pratique ?

Corinne Mélis : Tout est loin d’être réglé, comme l’application des lois et, du coup, il reste des situations structurelles d’inégalité et de discrimination, mais le climat est à la prise de conscience potentielle de ces inégalités. Pour donner un exemple, je travaille au planning familial et je fais des animations dans les établissements scolaires, les collèges professionnels, les lycées. Lorsque nous abordons les questions d’inégalités hommes/femmes, je constate que les jeunes ont intégré un certain nombre de points. Qu’il s’agisse des inégalités au travail, mais aussi en ce qui concerne les violences faites aux femmes ou le partage des tâches domestiques. Je ne dirais donc pas que la situation est similaire à ce qu’elle était quarante ans auparavant, je dirais que c’est une lutte de tous les instants, qu’il faut sans cesse la renouveler et trouver des moyens d’expression et d’analyse pour progresser en matière d’égalité des droits des femmes, de changement des mentalités, de pratiques sociales et de lutte contre les stéréotypes de genre.

La lutte contre les inégalités des droits hommes/femmes est fondamentale.
La situation actuelle est très complexe. Pour ce qui est de l’État, il existe des dispositifs en faveur d’une égalité plus formelle que réelle entre hommes et femmes, et, en même temps, il mène une politique familialiste.
La politique publique est très contradictoire dans ce qui est mis en place.
En ce qui concerne les tâches domestiques, 80 % sont encore assumées par les femmes qui passent deux fois plus de temps pour le soin apporté aux enfants, par exemple. La question des violences sexistes, et notamment conjugales, n’est toujours pas réglée. Beaucoup de choses doivent encore s’améliorer en matière de droits des femmes au quotidien, en particulier le sexisme. Là aussi, c’est contradictoire par rapport aux avancées, des personnes portent une évolution et soutiennent des résistances structurelles profondes à tout changement.

Des résistances aussi de la part de femmes élevées dans ce même système patriarcal…

Corinne Mélis : Bien sûr, des femmes peuvent être aussi les vecteurs du patriarcat et du sexisme.

On peut voir que ton film, D’égal à égales, soulève des questions qui dépassent le cadre du travail et notamment par le lien qui y est fait entre racisme et sexisme… Lorsque Nora, d’origine algérienne, est arrivée en France, un homme s’est adressé à elle dans la rue en disant :« Tu peux traverser Fatma ». Et Nora explique que « ce jour-là, cet homme m’a enfermée ». Enfermée dans un rôle de colonisée, prisonnière du mépris peut-être inconscient de cette personne. »

Corinne Mélis : Pourquoi ce choix de croiser racisme et sexisme ? Cela vient de moi et d’un intérêt ancien pour cette problématique, sans doute liée à une histoire personnelle familiale. Mais je ne m’en suis rendue compte que plus tardivement. J’ai toujours été sensible à la question du racisme et du sexisme, particulièrement en militant. En fait, les correspondances entre les deux et la façon dont cela s’articule m’est apparue plus précisément avec les années. J’ai alors voulu faire de la recherche, au sens universitaire du terme (à l’origine, le film a démarré avec une recherche universitaire) pour comprendre comment s’articulaient les racines du sexisme, du racisme et de la lutte de classes, et la position sociale. Les quatre protagonistes du film sont issues de cette recherche sur les conditions sociales de l’engagement syndical des femmes issues de l’immigration.

En outre, ces quatre femmes ne sont pas arrivées en France dans les mêmes conditions (la dernière est née en France), elles ont des histoires familiales différentes, elles ne travaillent pas dans les mêmes secteurs, mais elles sont représentatives des secteurs dans lesquels travaillent une majorité de femmes, soit immigrées, soit issues de l’immigration. Les discriminations persistent pour les générations suivantes, surtout si l’on fait partie de l’immigration post coloniale.

Notre choix s’est donc arrêté sur Anissa, Dorothée, Keira et Nora, car elles représentent plusieurs facettes du système raciste du marché du travail et aussi parce qu’elles n’ont pas la même histoire migratoire. Elles ont en outre des personnalités attachantes et donnent toute la substance et la dynamique du film.