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Delon Madavan
Constitution d’un espace communautaire par les maids philippines à Orchard (Singapour)
Article mis en ligne le 31 mars 2011
dernière modification le 28 février 2011

Singapour a été développée par les Britanniques grâce à l’afflux d’immigrants chinois, malais et sud asiatiques. Avec un quart de population étrangère sur les 5 millions d’habitants, l’île reste incontestablement un pays d’immigration. La rapide croissance économique du pays, depuis les années 1980, a favorisé la tertiarisation de l’économie. Le développement du secteur des services est à l’origine de l’arrivée de travailleurs immigrés faiblement qualifiés. Ces derniers occupent des emplois considérés comme pénibles, dangereux ou dégradants (domestiques, ouvriers dans le bâtiment, éboueurs, etc.). Des accords bilatéraux facilitent le recrutement de mains d’œuvres très corvéables à faible coût dans des pays comme l’Inde, le Bangladesh, les Philippines ou l’Indonésie. Ainsi, les employeurs singapouriens choisissent de préférence des Indiens, Bangladeshis et Thaïlandais pour les travaux liés au bâtiment ou à la collecte des ordures, alors que les femmes Philippines, Indonésiennes ou Sri lankaises sont préférées pour être employées de maison. En 2006, l’île comptait 580 000 travailleurs étrangers à faible qualification. Ces immigrants n’ont pas la possibilité de devenir singapouriens et sont recrutés dans des conditions très strictes. Ils ne peuvent rester dans l’île que pendant la durée de leur contrat de travail.

L’important afflux de ces travailleurs peu qualifiés n’est pas sans conséquence. En effet, bien que cette immigration soit un phénomène assez récent, la présence de ces hommes et femmes, même limitée dans le temps, favorise la constitution de plusieurs lieux que l’on associe aux différentes communautés de travailleurs étrangers. Le quartier d’Orchard est par exemple de plus en plus associé aux maids philippines. Ces employées de maison sont recrutées pour faire des taches ménagères et prendre soin des enfants et des personnes âgées du foyer dans lequel elles sont engagées. Ces femmes, qui résident sur leur lieu de travail, ont pris l’habitude de se retrouver à Orchard, le dimanche, durant leur jour de congé. Mais comment se matérialise concrètement la présence de Philippines dans ce quartier et quelles en sont les conséquences ?

1/ Orchard : un quartier aux multiples facettes.

La rue d’Orchard est l’un des symboles de l’identité nationale singapourienne. C’est dans ce lieu que l’État célèbre les principales festivités du pays comme la parade de la fête nationale, la fête hindoue de Thaipusam ou le Nouvel An chinois. Le quartier dans son ensemble est aussi fortement associé à la culture occidentale et à la modernité. Les dirigeants singapouriens ont voulu faire d’Orchard l’une des vitrines les plus scintillantes du pays pour les touristes. Il n’est donc pas étonnant d’y retrouver des hôtels luxueux de renommée internationale (Hilton, Palais Renaissance, Royal Holiday Inn) et des centres commerciaux réservés aux produits de luxe. Les restaurants qui proposent des spécialités de tous les pays (françaises, japonaises, etc.) et les bars branchés sont d’autres éléments qui participent à faire de ce lieu l’endroit à la mode. D’ailleurs, l’activité nocturne d’Orchard en fait un haut lieu de clubbing pour les jeunes singapouriens et les touristes de passage.
Pourtant depuis le début des années 1990, une identité philippine est également associée à ce quartier, et particulièrement dans le centre commercial de Lucky Plaza. En effet, on y retrouve de nombreuses agences de maids, des restaurants et des magasins de vêtements philippins.

2. La présence des immigrantes philippines à Orchard le dimanche

C’est seulement en se rendant un dimanche après-midi que l’on peut réellement comprendre la raison de la présence de tous ces établissements philippins dans l’un des quartiers les plus prisés de Singapour. L’impressionnante concentration hebdomadaire de Philippines fait de ce quartier, le lieu de rassemblement privilégié où ces immigrantes se retrouvent pendant leur jour de congé. Lucky Plaza est alors une grande fourmilière dans laquelle ces femmes occupent les bancs, les rambardes en petits groupes. On s’aperçoit très vite qu’elles ne sont pas là uniquement pour faire les magasins. Orchard est devenu leur lieu de détente et de loisirs. Toutefois, elles occupent presque systématiquement les espaces périphériques du centre commercial, laissant l’allée centrale libre pour le passage des touristes et des Singapouriens avec qui elles n’ont pas d’échanges. À dire vrai, ces différentes communautés ne fréquentent pas les mêmes établissements. On peut dire de façon caricaturale que les étrangers ont tendance à se rendre dans les magasins de téléphonie, d’objets de luxe ou de souvenirs, alors que les Singapouriens viennent souvent boire un verre ou manger entre amis. Si certaines Philippines sont aussi présentes dans les magasins de téléphonie, on les retrouve surtout dans les restaurants et magasins communautaires faisant référence à leur pays d’origine et où les prix sont plus abordables.
La carte de localisation des Philippines à Orchard (cf. carte) permet de constater que Lucky Plaza est en quelque sorte le centre où elles se concentrent. Le seul autre centre commercial dans lequel on retrouve une présence significative de ces immigrantes est Orchard Tower. Cela s’explique par la présence de bars dansants philippins qui ont souvent à l’affiche des groupes musicaux venus de Manille et qui sont connus pour être un haut lieu de prostitution dans l’île une fois la nuit tombée. Au niveau d’Orchard Road, les Philippines n’occupent que la partie comprise entre Orchard Tower et le Crown Prince Hotel. Le trottoir du côté de Lucky Plaza est celui qui concentre le plus d’immigrantes. On observe le même phénomène dans la rue qu’à Lucky Plaza. Ces femmes occupent encore une fois les espaces périphériques : les bancs, le muret qui sépare la voie de bus de la route, et sur les côtés du trottoir (cf. Photo1). Les touristes et les Singapouriens passent en les ignorant.

Les immigrées philippines s’installent par petits groupes de chaque côté du trottoir et laissent libre l’allée centrale pour ne pas déranger le passage des piétons

3. Orchard : un espace à la fois refuge et contesté pour les maids.

Ces immigrantes se rendent essentiellement dans ce quartier pour retrouver des amis et se détendre comme l’illustre le témoignage d’une maid interrogée par Mme Tracy (2002, p.40) :
“Où j’habite, je suis l’employée de maison. Je suis la servante et je dois donc écouter madame et monsieur. Mais le dimanche quand ils veulent que je reste à la maison ... je n’aime pas ça. Je mérite ce jour de congé. Je veux rencontrer mes compatriotes philippins. Nous échangeons des nouvelles du pays et parlons de nos familles. Nous oublions nos problèmes de domestiques. Nous voulons faire du shopping, manger et parler. Pourquoi est-ce que cela gène mes patrons ? Je ne le sais pas. Mais le dimanche, je suis libre et j’aime ça.” traduit de l’anglais par l’auteur

Orchard est un lieu de refuge où elles peuvent s’échapper de leur condition de subalterne du reste de la semaine. La possibilité de retrouver les membres de sa communauté et de pratiquer sa langue est un précieux soutien pour supporter la séparation de la famille, le déracinement et la pénibilité d’un travail ingrat dans un pays étranger. Le quartier est ainsi le centre de leurs réseaux de sociabilité et de solidarité communautaire. Certaines immigrantes tentent de trouver à Orchard des espaces où elles peuvent se regrouper à l’abri des regards, comme dans le passage entre les centres commerciaux de Ngee Ann City et Wisma Aria. Cet espace, qui comporte quelques arbres et bancs, a l’avantage d’être isolé de l’activité de Orchard Road. Cela avait favorisé la concentration de nombreuses Philippines qui s’y retrouvaient pour manger, jouer aux cartes avec leurs amies et compagnons. Malheureusement pour elles, les dirigeants de Ngee Ann City, propriétaires du passage, ont fait installer, chaque dimanche, des barrières pour interdire l’accès à cet espace (cf. Photo 2). Dans ce paradis à la consommation, la présence des maids pose un problème pour les dirigeants des centres commerciaux et des hôtels d’Orchard qui y voient une atteinte à leur image de marque. Pourtant, les fonctions de ce quartier, comme lieu d’approvisionnement et de sociabilité pour cette communauté étrangère, lui confèrent un rôle de centralité immigrée qui est probablement pérenne.

Le passage entre les centres commerciaux de Ngee Ann City et Wisma Atria est condamné tous les dimanches afin d’éviter la concentration de Philippines qui avaient pris l’habitude de s’y retrouver.

Conclusion

Orchard est devenu un quartier où les Philippines côtoient des Singapouriens et des touristes sans interagir. Ces femmes sont considérées comme indésirables dans l’un des lieux les plus symboliques du pays. Toutefois, on peut constater que leur besoin d’avoir un espace de vie a modifié l’identité du quartier et a accentué la visibilité de cette communauté immigrante. La présence de cette main d’œuvre immigrée n’est donc pas neutre à Singapour et a permis l’émergence d’un nouvel espace identitaire à l’intérieur d’un territoire déjà fréquenté par d’autres populations. Les dirigeants de la Cité du Lion sont ainsi confrontés à un nouveau défi, celui de répondre aux besoins des différentes communautés habitant l’île, dans un pays qui se veut de plus en plus global.