Traversée interdite.
Les harragas face à l’Europe forteresse
Virginie Lydie (le passager clandestin)
Préface de Kamel Belabed
Pas une semaine ne se passe sans que les médias ne nous montrent, à coup d’images chocs, les corps de ceux qui ont échoué sur les plages de la Méditerranée, là où le « paradis » européen se transforme en enfer.
Il y a du mythe dans le phénomène Harraga : tant dans la lutte sans merci que mènent les États-nations contre ceux qu’ils nomment une « menace » que dans cet « ailleurs » forcément meilleur dont rêvent ces jeunes qui ne fuient ni la guerre, ni les persécutions, pas même la misère, mais qui ont pour leitmotiv « partir ou mourir ! »
Dans Traversée interdite. Les harragas face à l’Europe forteresse de Virginie Lydie, des candidats et des candidates à l’exil témoignent, mais aussi des clandestins qui ont réussi à passer les frontières, des expulsés, des psychologues, des sociologues, des magistrats… Beaucoup soulignent que l’Europe n’est pas à proprement dit un lieu de Cocagne, que la vie y est difficile et que la traque des sans-papiers y est sans merci.
Mais peut-on pour autant faire basculer l’espoir d’un ailleurs mythifié ?
Si le mythe peut se regarder comme trompeur, vain et superficiel, deux des raisons au départ demeurent et méritent d’être prises en compte : la revendication de circuler librement et l’envie de voir par soi-même cette Europe, ou encore plus loin, les Etats-Unis et le Canada.
Se sentir enfermé-es dans un pays, sans possibilité d’aller voir un ailleurs dont les images diffusées sont mirifiques, cela donne envie de partir. D’autant que les opportunités sur place sont illusoires et n’existent tout simplement pas.
« J’étouffe ici ! ». L’expression est toujours d’actualité dans la bouche de ces jeunes, et de ces moins jeunes, qui ont perdu l’espoir chez eux et qui cultivent le mythe d’un ailleurs dont ils ne connaissent pas, ou mal, le fonctionnement. Ils ne sont ni fous ni stupides, pas même mal informés, mais il faut qu’ils partent, pour ne pas suffoquer. Leur projet migratoire repose sur leur expérience de la vie, là où ils sont, et c’est avant tout une fuite pour la survie. Il est également bâti sur une certitude, celle qu’en Europe la réussite individuelle est possible. Entre les mises en garde des aînés, les reportages et les expulsés qu’ils côtoient, ils savent que ce ne sera pas facile, peut-être même mortel, mais ils savent aussi que certains ont fini par réussir... Et même par faire leurs papiers, au bout d’un an, cinq ans, dix ans... Dans une société où ils ne voient aucune perspective, ce ne sont ni le nombre d’années, ni les difficultés, qui les découragent, et le rêve le besoin d’essayer, s’alimentent de peu. Un hypothétique tuyau
suffit : un pays, la Suède dont les prestations sociales font rêver les plus réchauffés ; une ville : « À Cannes, il y a beaucoup de Tunisiens ! » ; parfois juste un quartier, Belleville à Paris, parce qu’un frère, un cousin, l’ami d’un ami a trouvé du travail là-bas. L’Europe idéalisée leur paraît si proche, si familière, alors ils rêvent... comme nos étudiants rêvent de faire carrière au Canada, aux États-Unis ou en Australie ; comme certains quadras en crise rêvent de partir en Afrique pour faire de l’humanitaire ; comme ces touristes qui paient très cher le privilège de voir « d’authentiques Dogons » et pour qui la simple vision d’une antenne satellite serait un outrage... Le rêve s’entretient d’images sélectives : celles de la télé, par exemple. La liberté est belle sur écran, surtout quand on peut changer de chaîne à volonté, et il serait faux de croire que les images proviennent des seules chaînes occidentales, pas toujours accessibles d’ailleurs. Traversée interdite. Les harragas face à l’Europe forteresse, Virginie Lydie (Passager clandestin).
Harragas : ceux et celles qui brûlent… les frontières, leurs papiers, leur passé… Et parfois même, leur vie. La dissuasion et la répression n’y font rien, elles n’aboutissent qu’à augmenter les risques et faire monter les prix des passeurs. Les guerres, les conditions économiques, climatiques, les problèmes politiques, la dégradation de l’environnement font que le phénomène de la harga est sans doute plus important dans certaines régions. Mais ce ne sont pas les seules raisons qui poussent à partir. « Ils ont grandi au milieu des ordures dans des familles où la préoccupation majeure est la survie au jour le jour. À l’extérieur de leur quartier, ils sont d’emblée catalogués terroristes ou délinquants, et ils sont persuadés que, pour s’en sortir, il faut qu’ils partent loin. » Pourtant le voyage se termine souvent mal pour des dizaines de milliers de migrant-es qui sont arrêté-es, enfermé-es, refoulé-es, condamné-es en dehors de tout cadre juridique.
L’Europe « forteresse » construit des murs, des barrières de plus en plus difficiles à franchir.
Depuis le 11 septembre 2001, la stigmatisation de l’Islam atteint des sommets et cette escalade n’améliore pas les politiques des États en matière d’immigration. « Les discours sécuritaires […] mélangent, pêle-mêle, clandestins, terroristes et trafiquants en tout genre ». Ce qui accentue encore la tragédie des migrants, façonne une image hostile et dangereuse de l’immigration dans les médias et justifie aussi la collaboration des “États du Sud” à la politique migratoire de l’Europe. Au Maroc, en Tunisie et en Algérie, des lois ont institué le délit de « sortie irrégulière du territoire ».
Mais l’Europe porte la responsabilité de la situation. La politique sécuritaire,
la chasse aux sans-papiers, les violences policières, les camps de rétention, le vocabulaire — par exemple parler de quotas quand il s’agit d’êtres humains —, les poursuites à l’encontre des personnes qui soutiennent les sans-papiers, c’est l’Europe « forteresse ».
Dans ce contexte, le phénomène de la « harga » est dérangeant « par son côté spectaculaire et par l’aspect hautement symbolique du “partir ou mourir” lancé comme un cri de rage et de désespoir à la face du monde. »
Virginie Lydie [1] : Dans le cadre de ce livre, j’ai rencontré plusieurs sans-papiers dont une personne dans une situation compliquée, c’est-à-dire ni expulsable, ni régularisable. Il a fait de la prison parce que, depuis dix ans, il refuse de donner son identité. Il préfère aller en prison plutôt que de rentrer chez lui, et ce cas m’interpelle énormément lorsque je le rencontre au centre de rétention de Mesnil-Amelot. Il faut dire que c’est quelqu’un qui avait du mal à s’exprimer et était assez démoli. J’ai appris à le connaître depuis quatre ans et il m’a fait rencontrer de nombreuses personnes, car j’ai suivi son parcours dans différentes prisons et centres de rétention.
Il a été finalement expulsé au bout de 12 ans, en Tunisie, où je l’ai visité. il vient d’une région à fort taux d’immigration, sur la côte aux alentours de Bizerte. Chômage important, forte pression familiale, sensation d’étouffement, beaucoup de jeunes qui ne font qu’attendre, ce que l’on retrouve aussi en Algérie… Et là, en Tunisie, j’ai rencontré pas mal d’expulsés et de jeunes qui rêvaient de partir. Le livre repose sur ces rencontres, ces témoignages et sur une recherche documentaire pour vérifier les informations et avoir une vision globale du problème. Et c’est ainsi qu’est arrivé Traversée interdite. Les harragas face à l’Europe forteresse qui a également fait l’objet d’un mémoire d’écologie humaine.
Il m’a semblé que cela correspondait à ce cadre : ces jeunes qui quittent leur environnement à tout prix pour aller dans un ailleurs, soit qu’ils ne connaissent pas, soit dont ils savent par avance les difficultés.
Quand, ici, on vit dans des conditions précaires, dans la galère pendant des années, qu’on est exploité, qu’on fait de la prison et, qu’après avoir été expulsé, on veut revenir, il y a de quoi se demander pourquoi. Et cela encourage ceux qui ne sont jamais partis, car penser que ceux qui ont vécu ces épreuves veulent quand même repartir, c’est que ça doit être vraiment mieux ailleurs.
Traversée interdite. Les harragas face à l’Europe forteresse de Virginie Lydie
PRÉFACE
Humain..., oui humain et j’ai presque envie d’arrêter là la manifestation des sentiments inspirés par la lecture de cet ouvrage. Une lecture toute d’un trait, le souffle presque coupé, me laissant malgré tout la faculté de respirer pour m’imprégner des vérités dégagées par le récit, un récit documenté à un point tel qu’on le vit, qu’on se retrouve à la place d’un harrag et qu’on se dit : « Maintenant, je comprends ». Je comprends les tenants et les aboutissements de ce phénomène qui va prendre ses sources dans l’histoire trouble des colonies pour éviter, par pudeur, de parler de la colonisation et de ses effets.
Lorsque de l’autre côté de la Méditerranée on parle du harrag, on nous le dépeint invariablement comme un trompe-la-mort, un taré et, si je suis assez d’accord avec le premier qualificatif, je réfute totalement le second, car un taré est, par définition, totalement dépourvu de conscience. Or quelqu’un qui est dépourvu de conscience, donc incapable d’un quelconque effort de réflexion, va se contenter de son sort et espérer que la solution lui viendra du ciel.
Dans le cas des harragas, victimes des systèmes qui prévalent dans leurs pays respectifs, on peut, peu ou prou, parler de mal-vie, cette mal-vie qui est la résultante des faiseurs de misère qui, sans vergogne, s’en étaient allés en leur temps exploiter ces pays qu’on insulte encore aujourd’hui en leur collant l’étiquette indigne de pays en voie de développement.
Le harrag, sans vouloir le défendre, est selon moi un kamikaze au sens nippon du terme, comme disait le candidat à l’engagement dans le conflit indochinois : « Je pars pour revenir avec des dents en or ou une jambe de bois ». Quelle métaphore pour parler d’un quitte ou double !
Les tripes nouées par les vérités qui émanent de cet ouvrage, j’aimerais que les autorités qui président aux destinées des pays concernés par le phénomène en prennent connaissance, qu’elles en fassent leur profit, elles y trouveraient peut-être matière à régler ces problèmes qui sont les leurs, les problèmes liés à l’immigration clandestine, problèmes qu’elles ont créés de toutes pièces avec l’insti- tution des visas et le nombre incalculable de refus non motivés. À l’époque pas si lointaine de la libre circulation des personnes, le jeune, qui n’avait aucune raison de « brûler » les frontières, prenait son billet de bateau ou d’avion et, arrivé en Europe, avait la faculté, si la situation ne lui était pas favorable, de rejoindre dans la dignité ses pénates, se promettant de revenir plus tard.
Pour conclure, si le harrag est à plaindre parce qu’il n’a pas compris qu’il est une victime des temps, une victime du XXIe siècle, qu’il sache au moins que l’Europe toute entière est plus condamnable que lui, condamnable à plus d’un titre pour son manque de discernement, son manque de tolérance et surtout, pour sa propension à vouloir donner des leçons de bonne conduite alors même, qu’elle a banni à tout jamais de ses tablettes, de son vocabulaire, le mot altruisme, pourtant par elle inventé.
Kamel BELABED
Père d’un harrag disparu en mer