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Christiane Passevant
Le Cœur à l’ouvrage, Thierry Périssé (Chant d’orties)
Article mis en ligne le 31 mars 2011
dernière modification le 29 mars 2011

« Elle se dit à nouveau qu’ils devaient partir, pourtant, au retour de Michel, ils étaient encore là. Cette fois, elle n’avait pas eu la force de le faire. »

Olivia aimerait partir, quitter ce cauchemar quand elle constate la frayeur dans le regard des enfants à chaque brutalité de son compagnon.
Mais comment faire ? Partir comme ça ? Pour aller où ? A-t-elle seulement un lieu pour se reconstruire ? Décider de ne plus être la victime exige certaines conditions et beaucoup de volonté et de ténacité. Et lorsque l’on est cassée… On confronte aussi le jugement des autres qui n’ont jamais vécu cette spirale de la violence : « Elle reste avec son compagnon parce qu’elle aime ça ». Une manière comme une autre de se débarrasser du problème et refuser de voir la réalité.

Le Cœur à l’ouvrage, c’est l’histoire d’Olivia, une femme issue d’un milieu populaire, une femme brisée qui tente de résister, malgré tout, à un compagnon violent, à une fatalité de la domination. « Je voulais décrire ce qu’Olivia pouvait ressentir au plus profond d’elle-même. Elle a un côté animal et ce manque de confiance en elle date de l’enfance. Il faut dire que la vie ne l’a pas gâtée. Comme fille de bateliers, elle a été mise en internat et a souffert d’une double séparation, celle d’avec ses parents qui sillonnaient les fleuves et celle d’avec sa sœur, placée dans une autre institution. Ce qu’elle a très mal vécu et sa seule réaction a été de refuser d’apprendre. Donc elle est pratiquement illettrée, ce qui augmente les difficultés au quotidien. »

Histoire d’une femme, merveilleusement écrite avec pudeur par un homme, Thierry Périssé : « Quand j’ai écrit le roman, je me suis mis à la place d’Olivia et c’est la première fois que j’écrivais en me mettant dans la peau d’une femme. Donc, c’était un peu un défi. »
Femmes battues, un sujet grave abordé dans ce roman intime avec le personnage d’Olivia. La violence semble engloutir toute volonté, ne reste que la passivité. Olivia est la femme violentée et battue, l’exploitée, car elle manque de moyens pour s’affirmer, s’exprimer. C’est la victime désignée.

Le Cœur à l’ouvrage est aussi le roman d’un éveil, celui d’une femme qui peu à peu résiste et tente d’exister, malgré la dévalorisation pernicieuse qu’elle vit au quotidien. Depuis l’enfance, Olivia transporte une déchirure comme un fardeau, une fatalité. Et pourtant, peut-être pour ses enfants et aussi pour elle-même, elle finit par refuser ce qui lui a toujours été imposé, une image d’elle-même fausse et tronquée.

Le Cœur à l’ouvrage, « le titre s’est imposé parce que cette femme, malgré les difficultés, les violences subies, a une force impressionnante en elle. Ses enfants sont un moteur, mais aussi sa détermination qui l’aident finalement à entreprendre des démarches, à entrer dans un commissariat, à voir des assistantes sociales. » Son parcours de combattante n’est pas simple car elle doit aussi faire face à l’incompréhension, au décalage entre ce qu’elle vit et ce qu’elle explique. Rester pour les enfants, comme on apprend aux femmes, avec la sempiternelle notion de sacrifice ? Non, il faut partir pour les enfants !

Le cœur à l’ouvrage de Thierry Périssé (Extrait )

À son retour, Michel était parti à la Trocante. La voiture était toujours là, mais il avait pris son vélo. Elle posa le tricycle près de la fenêtre et du séchoir à linge. Les enfants prirent leur goûter, puis elle s’allongea sur le canapé avec Enzo. Elle tira la couette sur elle et tous les deux s’endormirent. Deux heures plus tard, Michel revint. Sentant une présence dans la pièce, elle ouvrit un œil. Elle croisa son regard, y décela du mépris. Il fila dans la cuisine. Elle fit un effort pour se redresser, s’assit sans réveiller Enzo et le vit revenir. Son visage était rouge et son corps s’agitait.

— T’as rien préparé !

— Quoi ?

— T’as vu l’heure ?

— Ben, non.

— Putain ! c’est pas vrai. Il est sept heures. Tu crois qu’c’est moi qui vais le faire le repas ? T’en fous pas une ! T’as même pas lancé la machine. Y’a le linge par terre.

— Ça va, fais pas chier. Je va l’faire.

— Quoi ? T’as qu’ça à foutre toute la journée. Quand j’rentre, ça doit être prêt ! Les enfants, faut qu’ils mangent aussi ! T’es une mauvaise mère ! Tu vas voir, j’vais pas t’louper !

Il se précipita et la prit par les cheveux.

— Arrête ! fit-elle en essayant de se dégager. Tu m’fais mal !

— Sale pute ! t’es bonne qu’à t’faire enculer !

Il la tira ainsi sur un ou deux mètres et lui décocha un coup de poing sur la nuque. Olivia s’affaissa et tomba. Michel lui donna des coups de pied au ventre. Elle cria, se recroquevilla. Enzo se réveilla et se mit à pleurer.

Cyndie sortit de sa chambre et hurla :

— Papa ! Laisse-la !

— Ta gueule toi ! Te mêle pas de ça.

Cyndie se précipita sur le canapé et serra Enzo contre elle. Leurs cris couvraient les gémissements de leur mère. Olivia se colla contre la bibliothèque et de ses bras protégea son visage. Michel s’approcha et elle essaya de lui donner des coups.

— Qu’est-ce que tu fais ? Tu veux te défendre, c’est ça ? Raté ! Tu peux rien contre moi.

Il écarta les bras de son visage et l’obligea à se lever. Il lui balança une baffe terrible, suivi d’un coup de poing. Olivia tomba de nouveau à terre. Du sang coula de sa bouche.

— Ça t’apprendra salope !

Elle sentit une brûlure sur sa joue et sa lèvre. Elle avait mal au ventre et n’osait pas bouger de peur de ressentir une douleur plus forte encore. Des larmes coulèrent sur ses joues et se mêlèrent au sang. Sans la regarder, Michel s’éloigna jusqu’à la cuisine et ouvrit le réfrigérateur. Il ne pouvait plus compter sur elle maintenant pour préparer le repas.

Le cœur à l’ouvrage de Thierry Périssé (Extrait 2)

Le voile de la nuit recouvrait peu à peu le jour endormi. Caché par les façades des immeubles, le soleil jouait ses dernières cartes avant de disparaître. De ses rayons finissants jaillissaient des couleurs éclatantes sur la ligne d’horizon. Olivia n’avait pas le cœur à admirer le soleil couchant. Elle marchait vite, tenant Enzo dans ses bras. Cyndie lui emboîtait le pas tant bien que mal. Elle avait enroulé autour de sa tête un foulard qui recouvrait une partie de son visage. A cause des coups reçus, ses côtes lui faisaient mal ainsi que son estomac. Sa joue la brûlait et une douleur la tiraillait, là où sa lèvre supérieure était tuméfiée. Malgré ça, elle filait dans la rue aussi vite qu’une voleuse. Elle avait si peur de croiser un visage connu.

Et puis la haine qu’elle ressentait à l’égard de Michel redoublait son énergie. Cette haine lui avait donné la force de quitter l’appartement. Il n’avait rien dit. Recroquevillée par terre dans la salle à manger, elle l’avait entendu préparer son repas dans la cuisine. En s’appuyant contre la bibliothèque, elle s’était mise à genoux et s’était déplacée jusqu’au canapé pour rejoindre Enzo et Cyndie. Tous les trois enlacés, ils ne formaient plus qu’un seul corps pétri de douleur et d’angoisse. Elle s’entendait encore dire : « Pleurez pas. C’est fini » avec beaucoup de difficultés car sa lèvre lui faisait atrocement mal. Elle avait fermé les yeux, essayant en vain de penser. Elle ne savait plus combien de temps ils étaient restés ainsi. Elle se souvenait que peu à peu les douleurs s’étaient estompées, qu’elle avait ressenti en elle comme un immense vide, comme si toutes ses fonctions vitales s’étaient arrêtées. Plus d’émotion, plus de sentiments, rien. Même pas l’envie de mourir. Le néant. Son regard s’était arrêté sur les jouets d’Enzo éparpillés sur le lino, les livres alignés les uns à côté des autres à travers la vitrine de la bibliothèque, les statues de la Sainte Vierge. C’était comme si quelqu’un d’autre regardait à sa place. Ça ne lui faisait rien.

Et puis, elle l’avait entendu, là juste à côté, Elle avait tourné la tête, vu sa main prendre un morceau de viande avec la fourchette et le porter à sa bouche. Vu l’autre main s’emparer d’un verre de vin. Elle les avait observées longuement jusqu’au moment où lui aussi avait tourné la tête. Il l’avait fixé et elle avait détourné le regard. A ce moment-là, la haine était venue, un sentiment qui subitement l’avait réveillé à la vie, l’avait envahi complètement, au point de mettre au second plan sa souffrance.

— Maman ? On va où ? demanda Cyndie qui devait forcer le pas pour la suivre.

— Loin d’ici, répondit avec peine Olivia.

— Quoi ?

Olivia se tut et Cyndie n’insista pas. Le silence recouvrit leurs silhouettes et elles poursuivirent leur marche à travers les rues du quartier. Des jeunes étaient regroupés devant l’entrée d’un immeuble. Quand elle passa près d’eux, elle tourna la tête en remontant machinalement le foulard sur son visage. Certains la remarquèrent sans vraiment lui prêter attention.

Quelques voitures aussi, phares allumés, circulaient. Certaines passaient vite et Olivia les voyait s’éloigner avec soulagement, d’autres remontaient l’avenue lentement et elle baissait la tête avec inquiétude. Si je pouvais avoir la Clio, j’aura pas à marcher comme ça, se dit-elle. Ah le salaud !
Va m’le payer ! Des images revinrent dans sa tête. Lui Michel, à nouveau dans l’appartement, continuant son repas, un œil sur la télé. Elle, filant tant bien que mal jusqu’à la salle de bain, tenant des deux mains son estomac pour se soulager. Lentement, elle s’était dressée et avec appréhension avait observé son visage dans la glace. Un hématome à la joue, la lèvre tuméfiée et à certains endroits un filet de sang à peine coagulé. En prenant un bout de coton sur une étagère pour nettoyer la plaie, elle avait ressenti une douleur derrière la tête. Puis elle s’était assise à même le sol et les larmes avaient coulé. Des larmes à n’en plus finir, des larmes de désespoir, de détresse, une plainte mêlée de sanglots.

Au bout d’un moment, elle avait senti une présence. Cyndie s’était accroupie à côté d’elle et lui avait caressé les cheveux. Elle avait essayé de lui sourire, en vain. Les larmes coulaient encore et elle se frottait les yeux pour essayer de voir quelque chose. Elle était restée ainsi longtemps, et soudain avait ressenti le besoin de partir. Elle s’était levée, pleine de douleurs, avait séché ses larmes et dit à Cyndie de se préparer. Les chaussures d’Enzo lacées et son blouson enfilé, tous les trois avaient quitté l’appartement. Michel n’avait rien dit.

Dix minutes plus tard, ils arrivèrent à l’hôtel. La nuit s’était abattue sur la ville et elle sentait la fraîcheur recouvrir son corps. Sur un immense panneau lumineux, Olivia lut :

« Hôtel Maurepas ** À partir de 45 euros la chambre. »

Il était assez cher, mais elle n’avait pas le choix. Celui-là était le moins éloigné de son quartier. Sur le parking, trois voitures stationnaient. Elle ouvrit la porte vitrée, fit entrer Cyndie, et pénétra dans un hall très éclairé, orné de hautes plantes vertes et d’un canapé. En face se trouvait l’accueil. Elle remonta le foulard jusqu’à sa pommette, le maintint avec sa main gauche et s’y présenta. Un jeune homme en chemise blanche et cravate l’observait. Ses yeux se posèrent sur Enzo qu’elle tenait sur son bras droit. L’enfant semblait sans vie, la tête tournée vers le cou de sa mère. Le réceptionniste hésita un instant puis lui demanda :

— Je peux faire quelque chose pour vous ? Vous voulez une chambre ?
Olivia hocha la tête de bas en haut puis de haut en bas plusieurs fois.

— C’est pour une nuit ?

Elle acquiesça de nouveau.

— Petit-déjeuner ?

Hochement de tête cette fois de la droite vers la gauche et vice-versa en signe de refus.

— Pour trois, ça vous fera 55 euros.

Elle posa Enzo sur le sol qui aussitôt se colla contre sa jambe. Tout en maintenant d’une main le foulard sur sa pommette, elle fouilla de l’autre son sac, en extirpa une pochette, l’ouvrit, s’empara de la carte bleue qu’elle posa sur le comptoir. L’opération terminée, le jeune homme lui remit la clé en déclarant :

— C’est la chambre 122 au 1er étage. L’ascenseur est juste là en face de l’entrée.

Olivia s’empara de la clé, donna la main à Enzo et s’avança jusqu’à l’ascenseur en forçant son corps à se maintenir droit. Elle sentit dans son dos le regard du réceptionniste. Elle se doutait qu’il n’était pas dupe, mais elle devait sauver les apparences, c’était plus fort qu’elle. A l’étage, Cyndie la devança et se mit à chercher la chambre.

— C’est là Mman.

Elle introduisit la clé dans la serrure et ouvrit la porte. La gamine entra la première et s’exclama :

— C’est beau ici.

Olivia alluma la lumière et s’assit sur le lit double. Elle n’en pouvait plus. Dans un dernier effort, elle prit dans son sac un paquet de gâteaux, le donna à Cyndie et s’allongea. Elle sentit alors ses forces la quitter, et, après avoir ôté ses mocassins, se faufila sous le dessus-de-lit et les draps. Elle avait froid et se recroquevilla. Elle espérait s’endormir rapidement mais son corps endolori la harcelait et l’en empêchait. Elle voulait tant oublier ce qui s’était passé, faire le vide, mais les images de la scène revenaient sans cesse. Les yeux noirs de Michel, ses mains, les livres dans la bibliothèque. Sa voix aussi, ses cris, ses injures. Et les coups. La gifle d’abord. Puis les coups de pied. Etrangement, elle ressentait une brûlure sur sa joue comme s’il la frappait à nouveau. Instinctivement, elle avait posé sa main sur son ventre. Elle voulait hurler, comme elle l’avait fait dans l’appartement, mais sa voix restait muette.

Les images disparurent et elle se demanda : j’ai fait quoi ? Il m’a dit que j’étais bonne à rien… Il a p’t’êt raison. Les larmes coulèrent à nouveau sur ses joues. Pourquoi qu’Enzo il est malade ? C’est ma faute, je suis mauvaise… Je fais toujours tout mal. Elle revit d’autres scènes, d’autres coups, d’autres injures, à d’autres moments. Qu’est-ce que j’va devenir ? Si tout y pouvait s’arrêter maintenant, je sera tranquille, oui tranquille. Et tout se mélangea dans sa tête, comme dans un tourbillon.

Soudain, elle entendit des voix, de la musique et des bruits de mastication. Tout en mangeant les gâteaux, Enzo et Cyndie regardaient des dessins animés sur une chaîne câblée. Olivia se rendit compte alors qu’elle n’était pas seule. Oh mes amours ! Oui, vous êtes là ! se dit-elle. J’ai pas le droit d’avoir des mauvaises pensées. Il faut que je m’occupe de vous. Je va pas vous abandonner. Et malgré les douleurs, elle sentit l’amour envahir tout son être, un amour que rien ne pouvait arrêter, pas même les coups.

Allongée comme elle était, elle ne pouvait pas les voir, mais peu lui importait, car leur image, leur odeur étaient en elle, tout comme l’image et l’odeur de Pierre qui se mêlaient à celles d’Enzo et de Cyndie. Pierre ! Oh Pierre ! murmura-t-elle. Sa main se leva pour caresser son visage, ses lèvres, comme si l’homme qu’elle aimait était lui aussi étendu sur ce lit. De les savoir tous les trois près d’elle, elle se sentait mieux. Tellement mieux qu’elle avait l’impression désormais que plus rien ne serait comme avant, que tout ce qu’elle venait de vivre n’était qu’un mauvais rêve. Et elle s’entendit dire : ça peut plus durer ! J’va pas m’laisser faire !