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Christiane Passevant
Frapper n’est pas aimer, Natacha Henry (Denoël)
Enquête sur les violences conjugales en France
Article mis en ligne le 31 mars 2011
dernière modification le 28 février 2011

Frapper n’est pas aimer. Enquête sur les violences conjugales en
France
… Ce livre est en fait bien plus qu’une enquête produisant des chiffres inimaginables pour beaucoup et insupportables pour d’autres. La réalité n’a aucun besoin de dramatisation pour effrayer. Dans son livre, Natacha Henry donne des chiffres, fait le constat d’une réalité quotidienne, témoigne surtout de ce qu’elle a vu, entendu sur le terrain, dans les foyers d’accueil, auprès de celles qui se délivrent peu à peu d’une emprise psychologique et sociale. Natacha Henry veut avant tout donner la parole aux femmes qui luttent, souvent dans une solitude et silence conternant, aux qui osent refuser les violences, qui prennent conscience, qui se reconstruisent, qui disent aux autres : « vous n’êtes pas seules ! ». Frapper n’est pas aimer est un livre militant.

Depuis longtemps, le travail de Natacha Henry suit une logique active, une détermination qui ne dévie pas depuis cette contribution qu’elle a faite avec plusieurs femmes journalistes engagées, sur l’image des femmes dans les médias. Dîtes-le avec des femmes. Le sexisme ordinaire dans les médias [1], un livre de quatre auteures [2], impliquées dans une lutte argumentée contre le sexisme ordinaire dans les médias. Dans cet ouvrage collectif, Natacha Henry écrivait notamment « l’utilisation du genre masculin pour désigner les personnes des deux sexes est génératrice, dans le contexte de la société actuelle, d’une incertitude quant aux personnes, hommes ou femmes, concernées […] Le langage est la forme symbolique des relations de pouvoir et confère aux femmes leur légitimité. […] Le féminin est indispensable. Il rend les femmes visibles. » Depuis Dîtes-le avec des femmes, elle a écrit, entre autres ouvrages, Les « mecs lourds » ou le Paternalisme lubrique, Exciseuse (co-écrit avec Linda Weil-Curiel), Les filles faciles n’existent pas [3] C’est-à-dire qu’elle a gardé une constance dans son travail d’écriture : la volonté de mettre à mal les idées reçues et le mécanisme de domination du patriarcat.

Dans Frapper n’est pas aimer, sur les violences faîtes aux femmes — violences décrétées grande cause nationale de l’année 2010 —, Natacha Henry a entrepris un travail de longue haleine, elle a travaillé avec les associations qui aident les femmes à se sortir de la dépendance. Les violences conjugales sont « motivées par le désir de dominer l’autre, d’en faire une personne inférieure, de l’effrayer et de lui causer beaucoup de tort ». Et tout commence par la maltraitance affective et émotionnelle.

Son ouvrage tient à la fois de l’enquête, du témoignage, du journal personnel avec une volonté militante d’infléchir une évolution des mentalités pour défendre et faire reconnaître les droits des femmes. Les droits à l’égalité et à l’autonomie.

Frapper n’est pas aimer est optimiste et a toutes les qualités à la fois d’un texte militant et destiné à l’information d’un large public qu’il faut absolument sensibiliser sur ce problème des violences faites aux femmes. Un travail exemplaire qui montre les difficultés à se délivrer de l’emprise d’une relation basée sur la domination, mais aussi le parcours de ces femmes qui réussissent à s’en sortir. Il n’y a pas de fatalité.

Natacha Henry : Cela fait quinze ans que je travaille sur le sexisme que je dirais dans l’air du temps, qui concerne tout le monde. Mais je dois dire que c’est Viviane Monnier, que je connais depuis longtemps, qui m’a donné l’envie de faire ce livre. Elle dirige une association, Halte aide aux femmes battues, et m’a proposé l’année dernière de m’installer dans le foyer d’hébergement pour femmes sorties des violences conjugales dont elle s’occupe.

De mon côté, je savais que le problème était considérable et qu’il concernait tout le monde puisque j’avais entendu parler de l’expérience d’amies, mais qu’en même temps la majorité des personnes n’était pas informée et ne savait pas quoi penser ou faire devant les témoignages de femmes subissant des violences conjugales. Par ailleurs, les journalistes ne pénètrent pas dans ces foyers d’accueil parce que les associations féministes, qui viennent au secours de femmes maltraitées, reçoivent sans cesse des appels de journalistes, dans le genre : « Bonjour, vous n’auriez pas une Black avec trois cicatrices, quatre gosses et ayant moins de 30 ans, ou bien une handicapée », bref c’est épouvantable. Ils veulent un casting dans l’atrocité. Donc Viviane Monnier et toutes les autres de la fédération Solidarité Femmes, qui m’ont beaucoup aidé pour ce livre, répondent invariablement non à ce type de demande. D’abord pour protéger ces femmes et puis parce que ce n’est pas un cirque non plus.
Donc sa proposition de m’installer dans un foyer d’hébergement a été pour moi un honneur et un engagement de ma part à écrire ce livre.

J’ai appelé les éditions Denoël pour parler de la proposition qui m’était faite et comme il y avait aussi cette année de la grande cause nationale contre les violence faites aux femmes, le livre a été accepté. L’idée était en moi, mais le hasard des circonstances a aidé à sa réalisation. Et grâce à Viviane Monnier, j’ai pu m’installer dans le foyer.

Christiane Passevant : Un foyer où les femmes se reconstruisent, où la parole se libère, la créativité aussi, et cette expérience ponctue les chapitres du livre. Pour l’anecdote, elles décident par exemple de faire un défilé de mode le 8 mars et concoctent leurs créations à partir de vêtements de récupération. C’est l’imagination au pouvoir.

Natacha Henry : Je ne voulais absolument pas réduire ces femmes à leur histoire épouvantable. Celles que j’ai rencontré dans le foyer sont sorties des violences conjugales, elles sont hébergées et se reconstruisent. Et tous les lundis, dans le foyer, c’est l’atelier couture qui rassemblent des femmes qui ne sont pas hébergées dans le même endroit, qui ne se connaissent pas forcément. Un foyer d’hébergement, c’est un accueil de jour qui a pignon sur rue, mais les femmes hébergées le sont dans des appartements disséminés dans le quartier et c’est totalement secret. Elles sont cachées pour éviter que les ex-conjoints les retrouvent. Car lorsqu’elles décident de partir du foyer, elles sont encore en plus grand danger. Dans ces associations de la Solidarité Femmes, elles sont aidées pour les papiers, les démarches administratives à faire, pour les allocations familiales, pour trouver un travail… Finalement, les femmes passent une grande partie de leur vie dans ces violences conjugales, même une fois sorties du cauchemar. Néanmoins, elles sont en reconstruction parce qu’elles n’ont plus peur la nuit, elles dorment une nuit complète, les enfants non plus ne se cachent plus lorsqu’une porte s’ouvre.
la reconstruction passe par le calme.

Le but de l’atelier couture, qui rassemble ces femmes, n’est pas de les faire se raconter ce qu’elles ont subi ; d’ailleurs c’est presque interdit d’en parler, elles ne sont pas là pour ça. Elles recyclent des vêtements sous l’œil attentif de Leila, qui est couturière, n’ont guère de moyens (deux machines à coudre pour huit femmes), mais elles se débrouillent. Et c’est très important, car c’est un lieu d’échange, de sororité indispensable, de tendresse qu’elles ont ignoré pendant quinze, vingt ans. Il se passe quelque chose entre elles grâce à cet atelier couture. Quand elles arrivent la première fois, elles ne parlent pas et restent figées dans un coin et, peu à peu, elles s’épanouissent grâce à ces échanges, cette tendresse qui règne et sans personne pour leur prendre la tête. Quand on a été insultée, critiquée, niée, humiliée, dévalorisée pendant des années, ce qui se passe dans cet atelier est très important pour se reconstruire.

Le défilé qui devait se faire le 8 mars à la mairie a finalement eu lieu dans le foyer d’hébergement. J’ai fait les commentaires durant le défilé et à la fin, l’une d’elles m’a dit : « quand tu penses qu’on était zéro et qu’on a pu faire ça ! » [4]

Frapper n’est pas aimer, enquête sur les violences conjugales en France,

Natacha HENRY (Denoël)

EXTRAITS

Chapitre 7 - Drames de l’amour ?

Melody et les publicités (page 134)

Dans un collège, un après-midi. L’établissement m’a demandé de parler du sexisme dans les médias. En effet, comme les jeunes sont très exposés aux clips, publicités, séries, jeux électroniques et émissions où l’égalité hommes/femmes n’est pas respectée, ces interventions ont lieu à la demande des proviseurs ou professeurs, dans le cadre de la lutte contre le sexisme. J’ai orienté la discussion sur la publicité. Avec les quatrième, on examine une affiche pour une crème fraîche qui a pour slogan : « Je la lie, je la fouette, et parfois elle passe à la casserole. »

Je demande aux élèves :

« Pourquoi cette campagne a-t-elle posé problème ? »

Tout de suite Kevin, qui est assis sur la gauche :
« Parce que c’est de la violence conjugale. »

Meriem, au fond :
« On dit que c’est pour la crème fraîche, mais en vrai, ça montre que la femme, elle peut se faire taper.

— Oui, annonce Samuel qui est plus petit que les autres, et après, il va la faire cuire.

— C’est parce qu’il y a des femmes battues », précise Melody.

Un garçon lui lance :
« Ça, ta mère elle peut en parler !

— Oui, dit Melody, ma mère, elle peut en parler. »

Sweat-shirt turquoise, ses cheveux bruns avec une raie sur le côté. Elle me regarde, elle ravale ses mots, elle se rend compte que c’est sorti tout seul. Et elle pleure, Melody, devant tout le monde. Gênée au début, puis la tête sur la table entre ses coudes, comme les ados.

Silence dans la salle : ils font moins les malins. Le gamin qui a lancé le
« ça, ta mère elle peut en parler » se fait réprimander par les copines, mais au fond, il n’a pas voulu mal agir. Le ton gentil, une sorte de complicité entre eux, c’était ça le moteur de sa remarque. Maladroit.

Elle sanglote et je rame un peu :
« Vous voyez comme c’est sérieux ! Forcément quelqu’un qui nous est proche est concerné ! Une mère, une sœur, une cousine, la voisine… »

Auditoire captif. Profitons-en :
« Il faut en parler. Par exemple, aller à la gendarmerie ou à la police. »

La police ? Stupéfaction !
« Peut-être que vous n’aimez pas toujours les policiers, mais pour les violences conjugales, souvent, ils sont formés. Les gendarmes aussi. Ils sont là pour vous écouter. »

Quelqu’un demande s’il y a un numéro de téléphone.
Je note au tableau : 3919.

« Ah oui, il y a SOS Femmes battues », dit Karim.

Il connaît. Pourquoi ? Je ne sais pas. Kevin propose d’installer une caméra dans chaque appartement, comme ça, dit-il, les violences n’existeront plus.

Melody va mieux. Un sourire pour s’excuser d’avoir troublé le cours. Moi, je ne vais pas faire comme si elle n’existait pas, comme si elle n’avait pas craqué devant vingt-cinq ados de treize ans, comme si elle ne nous avait rien dit. Je lui demande :
« Est-ce qu’elles durent encore, ces violences ? »

Elle fait non de la tête. Sa voisine lui passe le bras autour des épaules. Plus tard, j’apprendrai que son beau-père a infligé bien des horreurs à sa mère. À la fin, quinze jours à l’hôpital, à cause de ses coups. C’est là que la mère a repris des forces et reçu des conseils — suffisamment pour le mettre dehors.

Combien de temps encore avant que cette jeune fille de treize ans, avec toute la vie devant elle, puisse supporter d’entendre ces deux mots :
« violences conjugales » ? Tout à coup, mon sujet est devenu très
sérieux : les médias, les images, les publicités, les messages construisent la société, en sont parfois le miroir. Il ne faut pas jouer avec le second degré. Non, vraiment, parfois, ce n’est pas drôle. Melody, elle peut en parler. Elle peut à peine en parler.

L’atelier couture, association Halte aide aux femmes battues, 8 mars
(page 149)

Fatou, Alice, Christine, Mouna et Corinne vont défiler à l’accueil de jour de Halte aide aux femmes battues, dans la pièce commune, au sous-sol. Un canapé, de gros coussins, des chaises blanches en plastique, une table et une télévision. Quelques tasses, des jouets. Des femmes se reposent. Lucie, à la rue depuis dix ans, Hadja qui allaite son bébé… On dirait un hammam sans vapeur. (…)

Certaines femmes, un peu âgées, portent un hijab et je constate qu’une condition sine qua non est remplie : le règne de la douceur. On me pose la question si souvent que je vais y répondre : oui, dans ces foyers, elles sont d’origines mélangées. Oui, il y a des filles nées en Algérie, au Maroc, des Africaines et des Françaises d’origine globalement française. Quelques femmes de l’Est aussi, une Russe avec son fils. Oui, avec les Françaises d’origine globalement française, il y a des immigrées. Évidemment, puisque nous sommes chez les pauvres ! Plus de précarité, moins de famille à proximité… Leur point commun : besoin d’un chauffage gratuit, d’un jus d’orange et de quoi amuser les gosses. Halte aide aux femmes battues est l’un des 4 900 organismes sociaux et associations qui bénéficient chaque année des dons de la Banque alimentaire (créée en 1984, la Banque alimentaire est une fédération de 79 associations en France). Djamila, Lucie et les autres, surtout les mères de famille, font partie des 740 000 personnes en France qui mangent grâce à cela. Les colis arrivent, avec leur lot de confitures de pêches et de café…

Mais voici Djamila, décidément de plus en plus gaie, qui se fait peindre des papillons brillants sur les joues par la seconde maquilleuse, venue pour les enfants. Quand je pense qu’elle ne se maquillait plus du tout quand elle a débarqué ici ! La voilà toute drôle ! Je n’ose pas lui demander des nouvelles de son chien, qui avait été confié à la SPA. Avec d’autres, elle se met à danser quand part le CD. C’est de la musique arabe ; les Blacks, les Blanches et les Beurs se déhanchent sur la piste. Grandes, petites, grosses, maigres, vieilles, jeunes … magnifiques. (…)

Il faut avoir touché de près cette sororité qui raye les kilos, les rides et les origines, cette chaleur qui fait fi de tout sauf de l’instant présent, pour comprendre comment elles tiennent le coup. Elles ont traversé les violences et la peur, l’hôpital, la police, la justice, le déracinement, presque toujours, déménagement forcé, urgent. Certaines habitent les foyers des quartiers proches. D’autres ne savent pas où elles dormiront demain. Devront appeler le Samu social le matin, pour trouver une chambre pour le soir. Beaucoup ont vécu à la rue — parties, sans rien, sans un centime.

Leila l’a joliment dit :
« Ces femmes, elles sont au bout de tout. Au bout de craquer, au bout de la fatigue, au bout des efforts. »

Ce qui les hisse, donc, c’est ici, maintenant, partager des fraises Tagada et des plaisanteries, frapper dans les mains au rythme de la musique en bougeant tout son corps. À quelques millions de dollars près, pas de différence entre les sisters du foyer et celles de Sex and the City — sauf que les sisters du foyer, elles se sont affranchies du regard des hommes.
Pendant ce temps, Pauline finit de maquiller Corinne, les cheveux tirés en arrière, un port de tête élégant, altier, et un collier de perles brillant autour du cou. C’est elle qui l’a fait, une nouvelle idée : maintenant, le soir, elle fabrique des bijoux. Christine choisit un rouge à lèvres très rouge, le plus rouge possible. Mouna ouvre le tube de mascara. J’aperçois dans le miroir son regard pétillant.

En voilà une victoire sur leurs ex, tout dominants et terrifiants qu’ils ont pu être… Elles sont en vie, leurs anciennes compagnes, bien en forme et bien contentes ! Elles ont cousu elles-mêmes des vêtements dont elles sont assez fières pour habiller leur corps autrefois brisé. Maquillées et prêtes à défiler ! Se serrant les coudes comme de vraies copines. Des stars ! Je parie qu’à 16 h 28, en ce 8 mars 2010, il n’y a pas un seul de ces ex-conjoints aussi heureux que Corinne, Alice, Fatou, Christine et les autres. Ils ont perdu cette bataille-là, et donc la guerre.

Comment elles partent : à qui elles parlent (page 175
Chapitre 8)

Les médecins

Il se peut que, dans le confort du cabinet médical, la victime envisage de s’ouvrir à quelqu’un de confiance.
Bien souvent, elle espère, même inconsciemment, que son médecin comprendra le problème. Ça arrive, tant mieux. Mais pas toujours : d’abord, les praticiens manquent de temps. Quand dix personnes patientent dans la salle d’attente, comment aborder un sujet qui peut prendre des heures ?

« Avant, on disait aux femmes : “Brisez le silence !” Mais si personne ne veut les croire ni les écouter, à quoi ça sert ? » martèle Moïra Sauvage, de la Commission femmes d’Amnesty international.

Ensuite, si surprenant que cela puisse paraître, les facultés de médecine ne font qu’effleurer cette question. Aux urgences, où les blessées se rendent très souvent, l’interne ne va peut-être pas l’aborder. La patiente se plaint de douleurs au ventre, ou montre des hématomes, pour être soignée. Mais il croit ses balivernes :

« J’ai glissé dans la salle de bains. »

« Je me suis cognée à la hotte de la cuisinière. »

« Je me suis blessée en coupant les légumes. »

Pourtant, on ne se casse pas deux dents en croquant dans une pomme. On ne se lacère pas le bras en épluchant des carottes. La docteure Emmanuelle Piet relate ce dialogue avec une patiente aux jambes toutes griffées :

« Que vous est-il arrivé ? demande-t-elle à sa patiente.

— Je suis tombée dans l’escalier.

— Mais on ne peut pas se griffer comme cela en tombant dans les escaliers !

— On voit que vous ne connaissez pas les escaliers de Bobigny ! » répond la patiente avec aplomb.

Que ne vont-elles pas inventer pour protéger leur conjoint, éviter de jeter de l’huile sur le feu, s’embarquer dans l’inconnu ! Cette femme n’était pas prête à parler ; elle le sera peut-être un jour.