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Marie-Victoire Louis
Pinar Selek, l’honneur de la Turquie…
Article mis en ligne le 31 mars 2011
dernière modification le 21 mars 2011

(AMARGİ, coopérative des Femmes/extrait de déclaration)

Justice Pour Pınar Selek !

Notre amie Pinar Selek, sociologue, féministe et écrivaine, a été accusée à tort de l’explosion du Marché aux Épices pendant les onzes dernières années. Bien qu’elle ait été acquittée à deux reprises, son acquittement a été injustement annulé an Mars 2009 par le 9ème département pénal de la Cour suprême. L’objection déposée par le Bureau des Accusations contre la décision du 9ème département pénal a été rejetée par un majorité de voix par l’Assemblée générale de la Cour suprême la semaine dernière. Nous nous retrouvons, après tant d’années, dans l’attente que la justice soit faite, malgré toutes ces décisions iniques.

Aujourd’hui, tout ce qu’elle a fait au nom de l’égalité, de la liberté, de la paix et de la justice est désormais connu non seulement en Turquie, mais dans le monde entier. Ceux et celles qui ont assisté à son procès et à ses acquittements en salles d’audience continuent leur travail de témoignage. De jour en jour, le nombre des témoins augmente. Malgré cela, l’établissement de la justice en Turquie demeure une tâche difficile, qui souvent se solde par l’échec ou la tragédie. L’innocence de Pinar est désormais manifeste ; et nous tous et toutes avons besoin de justice, dans l’interêt d’une Turquie plus juste et plus stable. L’acquittement irrévocable et public de Pinar Selek est une étape importante dans cette direction.

Il est temps de nous pencher sur les souvenirs d’injustice qui ont peuplé nos mémoires. Des faits auxquels nous avons assisté jour après jour, et qui, un par un, ont été réfutés, allégation après allégation...

Tout d’abord, la cause réelle de l’explosion, qui est de toute évidence d’importance capital pour la justice, a été délibérément ignorée par certaines autorités. De nombreux experts ont répété à multiple reprises que "l’explosion a été causée par un fuite de gaz et non par une bombe". Mais, il semble que pour une raison ou une autre, la Cour pénale a dédaigné s’intéresser aux rapports d’expertise. Devions-nous protester contre un cour pénale dont les décisions contredisaient les rapports des experts ? Ou devions-nous nous indigner de l’injustice faite à une sociologue constamment accusée, malgré le fait que son innocence avait été prouvée par les rapports d’expertise ?

Nous en venons au second point. L’explosion n’a pas été causée par une bombe. D’ailleurs, quelle qu’ait été la cause de l’explosion, en quoi cela regardait-il Pinar Selek ? Personne n’a posé de question relative à l’explosion à Pinar lors de son interrogatoire. Plus tard cependant, un prétendu criminel s’est présenté pour accuser Pinar de ce crime. Ce "témoin", Abdülmecit Öztürk, a depuis admis avoir témoigné "sous intimidation et torture aggravée"... Oztürk avait d’abord déclaré, sous intimidation, avoir commis le crime avec Pinar, avant d’admettre, à nombreuses reprises, "ignorer tout de Pinar Selek". Toutes les questions que nous avons posé depuis des années sont toujours sans réponse : comment se fait-il que les témoignages de Oztürk obtenus par intimidation (scandale judiciaire majeurs) et reniés ensuite, soient encore retenus alors qu’ils n’ont été confirmés par aucun résultat d’enquête ni aucune autre forme de preuve ? Pourquoi Pinar Selek, qui n’a jamais fait aucune déclaration relative à l’explosion et a été acquittée de ce crime, est encore accusée alors qu’Oztürk, qui a avoué que "lui, et nul autre, n’a commis cet acte", a été acquitté ?

Il ne fait en effet aucun doute que ce cas dépasse le cadre judiciaire et qu’il est politique. C’est la lutte pour la paix et la justice d’une scientifique intègre et active, d’une camarade qui s’est toujours tenue aux côtés des victimes de l’oppession, de l’exclusion et de l’injustice, qui s’est sans cesse battue pour la liberté et l’égalité dans son pays. Il ne s’agit pas seulement du procès de Pinar, mais de tous ceux et toutes celles qui oeuvrent pour les mêmes causes qu’elle, c’est notre procès. Nous n’ignorons pas les manipulations politiques dirigées contre des penseur-es dont les critiques en font les cibles d’accusations d’attentats. C’est pour cette raison que nous espérons que justice soit faite, pas seulement pour Pinar, mais pour nous-mêmes et pour notre pays.

istanbul chez amargi.org.tr

www.amargi.org.tr

Le 9 février prochain, Pinar Selek, poursuivie, sans aucune preuve, sur le même chef d’accusation que celui pour lequel elle a été, à deux reprises, formellement innocentée doit être jugée devant la 12 ème Cour d’Assises d’Istanbul. Elle est menacée d’une condamnation de prison à vie pour complicité avec le mouvement dit « terroriste » du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Mais la vraie signification de ce procès est de perpétuer — ou de faire cesser - la terreur que l’Etat lui impose de puis plus de 12 ans, et de faire taire tous ceux qui défendent ses droits, leurs droits bafoués. [1]

Pinar Selek est femme et féministe ; je partage avec elle et tant d’autres le vécu de la millénaire histoire de l’oppression patriarcale, sur laquelle tous les Etats, qu’ils soient qualifiés de policiers, de démocratiques, de religieux…se sont constitués.

Pinar Selek est sociologue ; je partage avec elle, moi qui suis aussi une chercheuse, l’analyse selon laquelle la sociologie, comme l’ensemble des sciences sociales, ne peut être que critique. Plus encore, ne pas prendre en compte des systèmes de dominations qui structurent toutes les sociétés, c’est les légitimer et s’en faire les complices agissant-es.

Pinar Selek est donc une intellectuelle engagée ; je partage avec elle l’analyse selon laquelle un-e intellectuel-le ne peut dissocier la théorie et la pratique, la réflexion et l’action. Plus encore, ne pas s’engager c’est de facto cautionner toutes les injustices.

La différence entre nous – mon itinéraire personnel et politique [ce qui ne signifie pas analogie de pensées] étant très proche du sien – est qu’elle est Turque et que je suis Française, et que, du fait de cette seule différence, elle risque la prison à vie et que je suis libre.

Je suis solidaire de ses combats.
Et si je suis libre, elle doit l’être aussi.

Je ne reprendrai pas les arguments déjà si clairement explicités, démontrés par ceux et celles qui le soutiennent dans son si long, si tenace et si courageux combat. [2]

Ce que j’en retiens ici, ce qui est, pour moi, l’essentiel, est ceci :

* Pour quiconque d’un tant soit peu de bonne foi, il est évident, il est même aveuglant, en la regardant, en l’écoutant cinq minutes, en la lisant, tant elle est transparente, que Pinar Selek ne peut avoir déposé une bombe.
La sensibilité, la richesse, la profondeur d’analyse, le courage qui est le sien, seule une parole de vérité permet de les révéler.
* Tout ce dont la justice l’accuse depuis plus de 12 ans relève des plus grossières manipulations qui sont, par ailleurs, autant d’insultes à l’intelligence.
* Et, enfin, comment la justice d’un Etat peut-elle, sans honte, oser prétendre dire le droit et poursuivre de sa vindicte une femme torturée par la police de ce même Etat ?

Pinar Selek a raison de refuser de répondre à la question qui lui est si souvent posée : « Mais pourquoi toi ? », au même titre qu’elle a raison de refuser de se justifier.
Ce n’est pas de son ressort.

C’est en effet à l’Etat d’expliciter pourquoi, avec et après tant d’autres, elle fut choisie en tant que symbole de la liberté d’expression, hors des normes imposées par l’Etat, symbole de la liberté de la recherche (celle de ne pas dévoiler ses sources en étant le fondement), symbole des luttes féministes, symbole des luttes de libération contre toutes les dominations.
Et d’en tirer les conséquences.

Pinar Selek doit être définitivement lavée de toutes les accusations dont elle a été l’objet.
Mais ce ne serait pas suffisant.

Je considère pour ma part que :

* La justice doit reconnaître ces mensonges, ces tortures, ce vol d’une partie de sa vie, ces épreuves que l’Etat lui a, comme à tant d’autres, infligés : vol de ses écrits, mensonges, falsifications d’informations, fabrications de fausses preuves, manipulations, menaces, calomnies, prison, tortures…. Sans évoquer ce qu’elle a si bien analysé à savoir le coût humain, le coût intellectuel terrible d’être accusée d’« être coupable de quelque chose contre laquelle tu as passé ta vie entière à lutter et à
battre ».

* La justice, l’État doit, en outre, après avoir posé les responsabilités de chacun, s’excuser auprès d’elle et lui offrir les réparations auxquelles elle a, comme tant d’autres, droit. [3]

Ces exigences seraient alors parties prenantes des luttes actuelles dans le monde, en France, en Turquie, en Tunisie, en Égypte…pour construire, partout dans le monde, les profondes alternatives politiques dont nous avons tant besoin.

Mettre un terme définitif à toutes les formes de tortures, à tous les chefs d’accusations de « terrorisme » de « terroriste », tant ces termes sont interprétables au gré des intérêts des Etats, comme à l’existence même de prisonniers-ères politiques en sont des préalables.
Faut-il rappeler qu’ils/elles viennent d’être tous et toutes libéré-es par le nouveau gouvernement Tunisien ?

Pinar Selek, l’honneur de la Turquie.
Pour que ne se commette pas à nouveau à son encontre « un crime contre [son] humanité ».
Je serai, avec tant d’autres, à Istanbul le 9 février.

Marie-Victoire Louis

Paris, le 29 janvier 2011.