Christiane Passevant : Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à réaliser un film sur ce sujet ?
Vidi Bilu : Nous vivons en Israël, dans cette réalité de la question militaire depuis plus de cinquante ans. Personne n’a jamais fait de film sur le service militaire obligatoire des femmes. Il me semble parfois que les gens sont inconscients de la réalité, jusqu’à ce que celle-ci les rattrape. Nous avons toutes deux fait notre service militaire, nous en avons parlé en tant que phénomène social et nous avons décidé de réagir en réalisant un film.
Dalia Hager : En Israël, presque chaque femme accomplit son service militaire entre 18 et 20 ans.
CP : Le service militaire des jeunes Israéliennes se passe rarement sur le terrain, mais plutôt dans les bureaux. Or les deux protagonistes, Smadar et Mirit, sont confrontées à la tension directe : contrôles dans la rue, aux check points, dans les bus, pour rechercher des terroristes potentiel(le)s.
Vidi Bilu : Le service militaire se passe en effet dans les bureaux pour 70 % des femmes. Mais avec le mouvement féministe, cela change et les femmes sont confrontées à la même violence. Je dois dire que je ne suis pas féministe concernant l’armée. Dans le film, les militaires femmes ont les mêmes tâches que les hommes, elles sont armées et patrouillent dans les rues. Mais la majorité est encore dans les bureaux.
CP : La responsable des groupes de patrouilleuses est extrêmement dure, masculine dans son comportement : cela reflète-t-il la réalité d’une hiérarchie militaire ?
Dalia Hager : Ce comportement est assez courant. Les femmes qui entraînent les nouvelles recrues se comportent comme des hommes. Dans tous les entraînements, on trouve ce type de personne. Nous avons cependant essayé de la montrer humaine aussi, notamment quand elle est surprise embrassant son copain. Elle joue en fait le jeu, elle tient le rôle que l’armée attend d’elle.
CP : Elle joue le jeu d’autant que lorsque son supérieur hiérarchique fait son inspection, elle change de ton.
Vidi Bilu : Nous l’avons voulu ainsi. Toute l’architecture de son comportement repose sur les hommes. Quand le chef arrive - sur son territoire -, elle se montre plus compréhensive, mais dès son départ, elle reprend ses mots. Elle est dans un processus d’imitation.
CP : C’est la division classique entre hommes et femmes ?
Vidi Bilu : Tout à fait.
Larry Portis : Le film est-il sur la violence et la soumission ?
Dalia Hager : Sur la violence certainement. Elle est partout dans les rues, mais il est aussi question de cette violence enfouie qui réapparaît souvent à la surface.
Vidi Bilu : À la base, ce film est sur la violence et la soumission à l’autorité. Je ne pense pas d’ailleurs que cela soit propre à la société israélienne. Là où il y a des êtres humains, on trouve ce type de comportement.
CP : Pensez-vous que cette expérience obligatoire de l’armée renforce, d’une part, la violence dans la société et, d’autre part, les différences de genre ?
Dalia Hager : Cela renforce la violence. Sur les différences de genre, certaines femmes pensent qu’il faut lutter pour l’égalité des hommes et des femmes dans l’armée, mais je ne suis pas d’accord car l’armée est n’importe comment un système d’hommes. Comment se retrouver dans ce système masculin et d’ailleurs pourquoi le vouloir ?
Vidi Bilu : Dans la société israélienne moderne, les femmes sont fortes et il est difficile de dire que les hommes contrôlent les femmes, même si ce n’est pas le cas pour toute la société. Les femmes sont de plus en plus conscientes et cela n’a rien à voir avec l’expérience du service militaire.
CP : L’égalité des droits est-elle dans les lois ?
Vidi Bilu : Cela va en s’améliorant, mais, comme partout, il y a encore à faire. Le problème en fait, c’est les hommes.
CP : En Israël, l’occupation induit une situation spécifique, avec plus de tensions sociales dont la militarisation est un facteur et un effet ?
Dalia Hager : C’est juste. Tout paraît normal bien qu’à chaque instant la violence est susceptible de se manifester. L’occupation ajoute à la tension. Cela est perceptible en marchant dans la ville.
CP : Les deux personnages principaux, Smadar et Mirit, ont des caractères opposés. Au début du film, Mirit est plus « square », plus respectueuse des conventions, de ce que l’armée attend d’elle, alors que Smadar est anticonformiste, désinvolte et même laxiste. Mais, peu à peu, les personnalités évoluent dans le contexte de la situation générale et de leur expérience militaire.
Vidi Bilu : Nous avons voulu montrer comment la personnalité se dissout dans un système très encadré. Smadar, la rebelle à l’autorité, refuse d’abord de jouer le jeu et finalement devient le système. Il était important de montrer les effets du système sur une personnalité. Qu’importe qui vous êtes, le système vous transforme. Le film ne traite pas des vraies rebelles au système comme la jeune femme qui, au début du film, s’inscrit dans une opposition ouverte et refuse de suivre les ordres concernant la fouille des Palestiniennes au check point. Cette dernière se retrouve en prison et croise Mirit par la suite dans une cellule. À nos yeux, cette rebelle est une héroïne et est exceptionnelle. Nous avons voulu faire un film sur des personnes de la majorité.
CP : Que pensez-vous du titre en français, Une jeunesse comme aucune autre ?
Dalia Hager : Nous ne l’avons pas choisi.
Vidi Bilu : Le titre anglais, Close to Home (Près de chez soi), est la traduction du titre en hébreu : c’est le service militaire dans la journée et le soir chez soi. C’est une forme de service militaire différente, on n’est pas affecté sur une base militaire.
CP : La violence atteint son apogée, à la fin du film, quand un homme refuse de montrer ses papiers et que Smadar s’acharne sur lui. La violence se généralise alors, les passants y participent, et la scène se termine presque en lynchage malgré les protestations de Smadar pour écarter la foule. Le fondu au noir et l’absence d’images avec la seule bande son dans laquelle dominent les cris de Smadar ajoutent au sentiment de tension et d’impuissance que l’on ressent.
Vidi Bilu : Smadar est devenue le système, mais elle ne contrôle pas pour autant la situation. Elle s’acharne sur quelqu’un qui refuse d’accepter les règles, comme elle auparavant, et cette violence latente surgit. La bande son sur un écran noir dramatise cette scène en même temps ordinaire et emblématique.