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Larry Portis
L’État français prépare la guerre sociale
Article mis en ligne le 30 janvier 2011
dernière modification le 3 janvier 2011

« Ramener la guerre sur le front intérieur ». C’est le slogan qu’on a entendu tout le long de la période de guerre au Vietnam. C’était une bonne formule provisoirement gagnante parce qu’elle exprimait et renforçait la combativité de la part de ceux qui contestaient la guerre. L’idée était que le mouvement anti guerre doit obliger l’État à se confronter à l’intérieur des États-Unis et d’autres pays occidentaux industrialisés à l’image de son action impérialiste à l’étranger.

Actuellement en France cette idée prend un chemin surprenant. C’est le président français qui ramène la guerre sur le front intérieur.

En France, l’une des particularités faisant partie d’une tradition politique ancienne, est la tendance à manifester dans les rues pour combattre des institutions oppressives. Cette tendance est toujours actuelle. Mais une autre tradition est également particulière au pays, c’est la répression d’État.

Si l’histoire contemporaine de la France est ponctuée de révoltes et de révolutions, on ne doit pas cependant oublier l’écrasement sanglant de mouvements populaires après les évènements de 1789, 1830, 1848, 1871, et 1936. Outre Mer, l’armée française a mené des opérations de
« pacifications » génocidaires, en Indochine, au Maroc,
en Algérie, et à Madagascar, servant ainsi de modèles à d’autres États impérialistes dont les US ont pris la tête.

Dans un pays autrefois appelé le « laboratoire politique du monde » ( par Karl Max), l’actuel gouvernement français accélère la création d’un « État policier » dans lequel les forces de répression ne sont pas seulement centralisées, mais aussi militarisées au sens le plus strict du terme.
L’État français perfectionne son pouvoir policier en réglant
les « perturbations civiles » par la militarisation du contrôle de la population.

Il existe deux modèles de ces démarches. Le premier c’est le USA PATRIOT ACT qui a centralisé les agences « de renseignements » sous
les auspices du Département de Sécurité Intérieure et détruit la distinction entre l’intervention internationale et le maintien intérieur de l’ordre. Le deuxième, c’est l’organisation des forces de sécurité en Israël où le principe opérationnel est l’occupation d’un territoire hostile.

L’acte le plus grave de la centralisation et de la militarisation de la police s’est déroulé en juillet 2010, lorsque l’Assemblée Nationale a voté la proposition de loi de Nicolas Sarkozy donnant au ministre de l’Intérieur le contrôle financier des gendarmes, traditionnellement considérés comme faisant partie des forces de défense mais en réalité agissant en dehors des villes pour maintenir l’ordre.

Depuis 1921, la gendarmerie a obtenu un statut spécial comme corps militaire spécial disposant d’une autonomie ambigüe. On n’avait pas recours à elle pour s’occuper du contrôle des foules ou pour de véritables opérations militaires. Elle faisait partie de l’institution militaire, mais pas de l’armée régulière. En général les gendarmes ont bénéficié d’une réputation de relative indépendance en matière de pressions politiques. Depuis 1960 — et une série de films populaires avec l’acteur Louis De Funès —, les gendarmes sont entrés dans le folklore contemporain comme la force de maintien de l’ordre la plus respectée.

À présent, leur indépendance est sérieusement compromise de même que le sera le respect dont ils bénéficiaient jusqu’alors. Non seulement Sarkozy a proposé qu’un contingent de gendarmes soit envoyé en Afghanistan, mais la décision d’incorporer des gendarmes dans la police implique l’annihilation de la distinction faite entre le service public et la répression de la population.

Sarkozy a également institué un système de quotas — ensemble de règles de performances — qui pousse la police à arrêter le plus grand nombre de personnes.

Dorénavant, les personnes appréhendées peuvent être maintenues en détention de 24 à 48 h sans qu’il y ait d’acte d’accusation formel, une pratique appelée garde à vue. L’idée étant que, durant la garde à vue, la police peut interroger un suspect et enquêter lui sans l’intervention d’un avocat, d’un conseil ou d’un tiers. En d’autres termes, en l’absence de tout principe d’habeas corpus, la détention est utilisée pour obtenir des confessions ou pour simplement punir ceux qui font preuve de manque de respect à l’égard de l’autorité policière.

Ces dernières années la pratique a atteint de telles proportions que des personnes se sont regroupées pour agir contre cet état de fait. En 2009, environ 900 000 personnes ont été détenues de cette façon (sur une population de 65 millions d’habitant-es). Cela correspond, pratiquement, au double du nombre de personnes détenues dans les années qui ont précédé l’élection de Sarkozy en 2007. La police maltraite et frappe fréquemment les personnes qui expriment leur indignation au moment de leur arrestation ou de leur emprisonnement. Le prétexte généralement invoqué est une résistance violente et des injures à l’encontre des policiers qui déposent plainte contre la victime réelle. Les témoins qui protestent reçoivent fréquemment le même traitement et sont molestés. Comme l’a noté Amnesty International dans ses rapports annuels de 2005 et 2009 :
« Amnesty International doit conclure qu’actuellement en France les forces de l’ordre bénéficient d’une totale impunité ».

La connection avec Israël est primordiale dans la stratégie de Sarkozy. Bien qu’aucune déclaration officielle n’ait confirmé cette information, un hebdomadaire très respecté, le Canard enchaîné, a rapporté des rumeurs provenant des rangs des forces de sécurité intérieure françaises : la police nationale israélienne — la Mishtara forte de 26 000 policiers — servirait de modèle pour la fusion des pouvoirs policiers, des activités d’espionnage et des opérations contre le terrorisme afin de contrôler la population.

En 2005, après plusieurs jours d’insurrection dans certaines banlieues, des experts israéliens pour les opérations de contre guérilla urbaine sont venus en France à la demande présumée des autorités françaises (à l’époque Sarkozy était ministre de l’Intérieur). En Juin 2010, des officiers de l’armée israélienne auraient participé en France à des simulations de combats et leurs homologues français devraient bientôt se rendre en Israël pour « s’entraîner au combat dans des zones urbaines ».

La technologie israélienne offre une autre dimension de cette collaboration bien que l’on considère qu’actuellement la population française n’est pas prête à accepter certaines de ces innovations israéliennes. Par exemple, le Shofar (nom hébreu pour une trompette fabriquée en corne de bélier) a été rejeté, ce « canon à bruit » israélien émet des sons comparables à ceux d’un avion de combat volant au dessus de votre tête (145 dcb). Le colonel Didier Quenelle du centre d’entraînement de la gendarmerie de St Astier, en Dordogne, a expliqué à Hacène Belmissous en Janvier 2010 (cité dans le livre de Belmissous, Opérations Banlieues 2010) qu’il avait refusé de tester l’engin. Cependant les supérieurs de Quenelle ne l’ont pas exclu. « Nous avons conclu que de nombreux manifestants d’âges différents seraient blessés et que la capacité de nos concitoyens à accepter de tels outils semble problématique », est-il été noté dans un rapport officiel qui néanmoins conseille qu’il soit testé. Les « balles en caoutchouc » en revanche ont été acceptées.

Pourquoi le gouvernement français se prépare t-il à des opérations de combat dans les villes ? En partie à cause des phobies et de l’activisme de Nicolas Sarkozy. L’instabilité structurelle de l’économie française et les explosions sociales attendues — comme celles qui ont eu lieu en Grèce, en Irlande, en Angleterre, et ailleurs — sous tendent la situation générale.

En fait Nicolas Sarkozy est responsable du maintien de l’ordre en France depuis plus de 8 ans. D’ailleurs depuis 2002, lorsqu’il est nommé ministre de l’Intérieur, la brutalité policière s’est accrue. Par conséquent ce n’est pas surprenant que les problèmes de « sécurité » soient centraux dans sa politique. Ignorant toute critique sur sa responsabilité de la hausse de l’insécurité, il développe un discours tactique qui est d’affirmer que les crimes sont en hausse et que les peines doivent être plus lourdes. Pour lui, ceux et celles qui protestent contre les actions de la police sont au mieux irresponsables et font partie du problème.

Ci-dessous une brève chronique de certains des exploits de Sarkozy :

Le 26 Octobre 2005 toujours ministre de l’Intérieur, mais déjà en campagne pour la présidentielle, Sarkozy fait une visite surprise dans un commissariat de police de la ville d’Argenteuil, en banlieue parisienne. Objectif : montrer son soutien inconditionnel à la police. Se retrouvant harcelé, sous protection de CRS, par 200 jeunes du quartier, il a déclaré face aux caméras omniprésentes qu’il allait se débarrasser de cette
« racaille », c’est-à-dire de ces jeunes des banlieues dans lesquelles est concentrée une forte proportion de travailleurs immigrés de différentes générations et leurs enfants.

Le lendemain à Clichy sous Bois, deux adolescents sont électrocutés dans un transformateur électrique en tentant de se dissimuler de la police. Celle-ci a affirmé mener une enquête sur des voleurs sans toutefois poursuivre les adolescents, une affirmation contredite par des témoins de la scène dont les témoignages seront ensuite confirmés. Les adolescents jouaient au foot lorsque les policiers sont arrivés. Les jeunes sont partis en courant en raison de la peur généralisée de la police et leurs interrogatoires fréquents dont sont victimes les jeunes du quartier. Six jours d’émeutes ont suivi pendant lesquels la police et les habitants se sont continuellement affrontés.

Après l’élection à la présidence de Sarkozy, le 6 Mai 2007, des émeutes ont éclaté à Villiers le Bel, autre banlieue du nord de Paris. Deux nuits de combat avec la police après la mort de deux jeunes en mobylette, percutés par une voiture de police en patrouille qui les poursuivait. Il s’est avéré ensuite que la police avait menti sur la vitesse de leur véhicule au moment du choc de l’accident. Environ 100 policiers et pompiers ont été blessés. Les policiers ont essuyé des tirs venant de tours.

En réponse aux évènements du mois de novembre précédant le 18 Février 2008, 33 personnes ont été arrêtées à l’aube par 1100 policiers de différentes brigades qui ont convergé sur un complexe résidentiel composé de tours. Les conséquences sont révélatrices en matière de justice. Six mois plus tard, en Juillet 2010, trois jeunes sur les trente-trois arrêtés ont été condamnés à trois et cinq ans de prison ferme sur la base d’un témoignage d’un informateur ou d’une informatrice qui a reçu une prime pour ses efforts.

Mais là, il faut mentionner un paradoxe. Sarkozy a été élu par 54% de ceux et celles qui ont voté lors de l’élection de mai 2007. Parmi eux et elles, une partie de la population des banlieues a cru que Sarkozy prendrait des mesures pour pour la sécurité de leurs quartiers. En réalité, il est largement responsable de la violence. Ce que les gens n’ont pas saisi, c’est que Sarkozy a besoin d’évoquer l’insécurité pour justifier ses politiques répressives et régressives.

Mais rien n’a changé. Sarkozy est moins populaire certes, mais c’est trop tard. Il détient actuellement la majorité absolue à l’Assemblée Générale où les lois et les politiques qu’il propose sont approuvées sans discussion.

Cependant, avant les élections, Sarkozy était en général impopulaire. Après 5 ans passées au ministère de l’Intérieur — comme premier flic de France —, la plupart des populations des quartiers pauvres avaient compris. Les 35% qui ont voté pour lui dans ces quartiers ont certainement aidé à le propulser au sommet et à à gagner l’élection. Mais il est si impopulaire auprès des autres qu’il est impossible pour lui de se rendre dans ces quartiers par crainte de provoquer des émeutes.

Et ceci se vérifie à présent partout en France. Là où se rend Sarkozy, quartier pauvre ou pas, l’endroit qu’il visite est bouclé par les forces de l’ordre et rendu inaccessible à la population. Quand le change doit être donné, une foule triée sur le volet et appartenant à son parti politique — l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) — est généralement recrutée et les participant-es reçoivent des « invitations » qui leur permettent de franchir les barrages de police ! Le reste de la population — considérée à juste titre comme formée de protestataires potentiels — est retenue loin, derrière des cordons de policiers. Des gaz lacrymogènes et des matraques sont utilisés contre les tentatives de franchir les barrages.

Les manifestations contre la réforme des retraites en septembre, octobre et novembre 2010 ont fourni des preuves supplémentaires de la militarisation du contrôle de la population urbaine. À Lyon, seconde ville de France, on a assisté à des scènes de guérilla urbaine entre les robocops et les adolescent-es venu-es des banlieues en découdre avec la police.

On estime entre 1300 et 1800 le nombre de jeunes des deux sexes qui ont ensuite rejoint les dizaines de milliers de manifestant-es protestant contre les réformes régressives. Il semble que le gouvernement voulait provoquer ce genre de combat pour renforcer son contrôle militaire de la population.

Pendant les manifestations, la police a complètement encerclé la place Bellecour (troisième plus grande place de France)

 [1], empêchant les personnes de la quitter. La technique de boucler des zones a aussi été utilisée à Paris et dans d’autres villes lors de manifestations récentes. Parfois incapables de quitter l’endroit, les personnes se réfugiaient dans les stations de métro pour se retrouver encore face à des CRS.

Dans la nuit du 24 Juin 2010, Sarkozy a fait une visite nocturne surprise dans la ville de St Denis, suivi de caméras de télévision pour des prises de vue très « pub ». En le voyant, un jeune homme noir de 21 ans l’a immédiatement interpelé : « va te faire enculer connard, ici c’est chez
moi ! » Les gardes du corps lui ont immédiatement sauté dessus, lui cassant le nez, et il a été arrêté. Un caméraman travaillant pour une chaîne de télévision publique a été frappé alors qu’il tentait de filmer la scène.

Il est possible que Sarkozy n’ait pas été mécontent de cet incident. L’insulte du jeune homme noir avec un nom arabe, comme on l’a appris par la suite, peut servir de preuve à Sarkozy comme quoi les jeunes
des « ghettos » ethniques sont culturellement — si ce n’est
« racialement » — des barbares qui n’ont aucun respect pour les institutions et leurs représentants. De plus, le jeune homme a publiquement affirmé que son quartier était hors de l’atteinte du président français. Tout bénéfice pour Sarkozy : cela justifie sa croisade pour, un moment, capturer un territoire et créer ainsi l’illusion de pacifier la populace.

Et c’est là le point essentiel. Sarkozy et son gouvernement re-conceptualisent le territoire français en zones occupées et non occupées.

Comme d’autres chefs d’état, il a besoin d’une guerre permanente contre un ennemi mal défini, mais stigmatisé pour justifier son autorité. Il est significatif que des planificateurs militaires soient actuellement en train de réévaluer le rôle de l’armée française dans la « Bataille d’Alger », à la fin des années 1950. Longtemps considérée comme un modèle par Israël, pour les territoires occupés palestiniens, et par les États-Unis en Irak, les leçons de l’occupation meurtrière de la casbah d’Alger sont actuellement considérées avec intérêt par les stratèges pour la France.

Quel est le véritable problème dans les quartiers ?

Cela a été annoncé le 14 Décembre 2010 : dans les villes de banlieues,
43 % des jeunes hommes et 37 % des jeunes filles sont au chômage. Dans ces quartiers est concentrée une jeunesse « ethnique », majoritairement née en France et de nationalité française, sans grandes perspectives d’avenir et c’est cette population que Sarkozy a désigné comme bouc émissaire.

En 2002, Sarkozy a mis fin à la politique du gouvernement socialiste précédent qui avait, dans les quartiers, institué une police de proximité avec pour objectif d’intégrer les forces de police dans le tissu local et ainsi réduire les tensions. Sarkozy a en fait retiré les policiers des « ghettos » de banlieues, préférant y faire des « incursions » militaires punitives. Maintenant on sait clairement pourquoi.

21 décembre 2010