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Jean-Pierre Garnier
Le capitalisme comme mode de destruction (1)
Article mis en ligne le 30 janvier 2011
dernière modification le 28 décembre 2010

« Les troubles et les conflits seront alors des traits permanents de la vie sur terre »

Conclusion d’un rapport secret du Pentagone sur le changement climatique.

« Je me fais l’effet d’un optimiste incorrigible... Malgré tout, je ne parviens pas à imaginer le plus beau régime capitaliste fait pour durer éternellement. »

Herbert Marcuse

Avec l’avènement du néo-libéralisme et l’effacement du mouvement ouvrier, puis l’effondrement du « socialisme réel » et l’évanouissement, provisoire sinon définitif, des idéaux d’émancipation collective, le capitalisme est entré, depuis les années 1970, dans une nouvelle période historique caractérisée par la disparition progressive des entraves politiques à son développement. En même temps que la bourgeoisie, désormais mondialisée, retrouvait ainsi sa pleine liberté, a ressurgi la barbarie dans toute son ampleur : généralisation de la misère, jusque dans les sociétés « développées », multiplication des « guerres préventives » au nom du « droit d’ingérence humanitaire », institutionnalisation des représailles de masse contre les populations civiles sous la forme embargos mortifères, et de la torture au nom de « la lutte contre le terrorisme », montée de l’obsession sécuritaire justifiant une gestion policière de la question sociale, et, maintenant, dégradation accélérée de « l’environnement ». Exclusivement tourné vers sa reproduction illimitée, le mouvement « aveugle » du capital se trouve
ainsi au cœur d’une crise de civilisation planétaire.

L’accroissement des inégalités et, pour une partie de l’humanité, de la précarité et de la pauvreté, la fréquence des situations conduisant au déchaînement de la violence d’État et les atteintes aux conditions géophysiques de la reproduction de la vie sur le globe terrestre ne sont pas des phénomènes sans liens entre eux, mais différentes manifestations d’un système socio-économique dont les dérèglements sont enracinés dans ses fondements. Loin d’être, en effet, le système rationnel que ses apologistes décrivent, la société fondée sur le « marché » est marquée par une irrationalité profonde, si profonde qu’elle porte en elle-même son autodestruction.

La fuite en avant

« Il peut sembler impossible qu’une société technologiquement avancée puisse choisir de s’autodétruire. C’est pourtant ce que nous sommes en train de faire. [1] » C’est par ces mots que, l’une des journalistes étasuniennes les plus compétentes sur les problèmes environnementaux, conclue un livre sur les changements climatiques. Un pronostic qui, dans certains cercles favorables — parce que intéressés — à la poursuite inchangée de la croissance, ne manquera pas d’être taxé d’éco-pessimisme. Pourtant, l’inscription du « changement climatique » parmi les priorités affichées dans programmes de gouvernement ou en tête de l’ordre du jour des « sommets » rituellement mis en scène par le directoire du capitalisme globalisé (Davos,G8…) traduit bien, par-delà les visées propagandistiques immédiates, une réelle inquiétude de la part des « nouveaux maîtres du monde » à l’égard d’un
« péril écologique » qui ne peut plus être éludé.

Le protocole de Kyoto, pour ne citer que l’avant-dernière en date de ces exhibitions médiatisées de « solidarité planétaire » [2], ne sert quasiment à rien. Mais, la majorité de ceux qui en ont entendu parler — une infime minorité au regard de la population mondiale — feint de ne pas le savoir. Selon les spécialistes réputés sérieux, ce traité international, s’il était appliqué de manière scrupuleuse et draconienne, y compris par les Etats-Unis, le Chine et l’Inde, permettrait d’atteindre tout au plus une baisse de 0,06 degrés au cours des quatre décennies à venir sur les
2 à 3 degrés — hypothèse basse ! — d’augmentation prévus pour cette période. Bref, une goutte d’eau, si l’on peut dire, dans la mer dont on ne cesse de nous annoncer que son niveau va inexorablement monter.

Les ravis de la crèche globale et les escrocs politiques ou médiatiques dont ils prennent les arguties pour argent comptant, nous expliquent que l’essentiel dans de traité est qu’il existe, qu’il constitue une « première internationale de la révolution écologique » et que, pour l’adoption de mesures concrètes à la portée significative, il faudra attendre 2012 ou 2015. D’autres énoncent doctement, toujours à propos du protocole de Kyoto, que seul le « progrès technologique », désormais placé sous le signe oxymorique — du moins tant que durera le capitalisme, comme on le verra plus loin — mais rassurant du « développement durable » allait permettre d’assurer la sauvegarde de l’humanité, oubliant apparemment que c’est ce même progrès technologique qui, sous l’emprise des rapports de production capitalistes, a provoqué les désastres (Bopal, Seveso, amiante, « marées noires », sang contaminé, « vache folle », etc.) qui effraient tant nos contemporains.

En résumé, comme l’écrivait un esprit critique : « On continue de tout bousiller. Pendant ce temps, on réfléchit et, éventuellement, si tout le monde se met d’accord, on prend des mesures [3]. »
Et de se demander quelle « méga-catastrophe » devrait survenir pour extraire l’espèce humaine de son inconscience suicidaire. Cependant,
outre qu’une « mégacatastrophe » peut entraîner des phénomènes de panique collective peu propices à la lucidité, tout dépend de ce que l’on désigne par ce terme. Un système de rapports de productions peut avoir détruit une civilisation longtemps avant que le processus d’autodestruction n’affecte les conditions de reproduction de la vie humaine.

Dans des sociétés structurées en classes et dans un cadre international où les écarts entre pays ou au sein de chacun se creusent de plus en plus, certains pays ou certains groupes sociaux peuvent échapper assez longtemps au désastre, qu’il soit économique ou écologique, tandis que d’autres y sombreront rapidement de façon inévitable. C’est dans cette voie que « nous » — les membres des sociétés capitaliste dites développées — sommes engagés.

Dans certaines parties du monde, le « télescopage » entre les processus socio-économiques (précarisation, paupérisation, marginalisation de masse) et les transformations climatiques rendent les choses plus graves. Là, les exploités et les dominés sont confrontés à l’entremêlement de mécanismes caractérisés comme « économiques » et de phénomènes dits « écologiques » (déforestation, sécheresse, inondations, stérilisation des sols…) relevant, en tout ou en partie, de changements climatiques. Leur jeu combiné a pour effet d’interdire, chaque jour un peu plus, l’accès aux conditions élémentaires d’existence à des millions d’êtres humains, de les exproprier du peu qu’il leur reste et, parfois, de détruire le milieu physique dans lequel leur processus de reproduction sociale collective se faisait. À l’échelle d’une seule ville, c’est ce qui est arrivé récemment dans le pays qui passe pourtant pour le plus « riche » du monde, les Etats-Unis : la plupart des victimes les plus touchées par l’ouragan Katrina qui s’est abattu sur la Nouvelle Orléans en septembre 2005 — plus de 10 000 morts, plus de 100 000 foyers engloutis — faisaient partie des 68% de Noirs pauvres que comptait la ville et qui n’avaient pas eu les moyens de la quitter à temps. Et il a fallu déployer dans les rues des vétérans de la guerre en Irak sous l’uniforme de la garde nationale pour rétablir l’ordre troublé par des survivants qui se livraient au pillage pour pallier l’état d’abandon où les avaient laissés les autorités dans ces circonstances dramatiques pour eux mais, apparemment, pas pour elles.

C’est ici que l’on rejoint la question des rapports entre le capitalisme contemporain et les guerres contemporaines. Les processus combinés de rapine impérialiste et d’attrition des conditions élémentaires de la survie (dans le cas d’un continent comme l’Afrique, ils sont étroitement enchevêtrés) sont le terreau dans certains de ces états de guerre permanente, de guerres menées sans retenue, avant tout contre les populations civiles. Face à la crise écologique mondiale et ses impacts sociaux, donc politiques — à commencer par l’émigration/immigration —, des stratégies de défense de l’« ordre mondial » sont d’ores et déjà mises au point, et même mises en œuvre.

Le pillage effréné des ressources de la planète, la contamination du milieu ambiant, le réchauffement de l’atmosphère expriment les limites internes d’un système qui ajuste la production aux perspectives de profit et à la dimension du marché. Or, le capital, qui est de nos jours et plus que jamais la catégorie centrale de la vie moderne, est une entité pour qui toute limite est insupportable. « Sinon », comme l’écrivait Marx, « il cesserait d’être capital : c’est-à-dire de l’argent qui se produit lui-même ».

Or, ce que nous commençons à entrevoir dans les conditions historiques du XXIe siècle, c’est de nouveau ce à quoi Marx s’est trouvé confronté — au moment d’écrire le livre III du Capital — et qui l’amena à écrire
que « la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital
lui-même ».

Quand une force aussi puissante que le capital, dont la spécificité est de ne pas supporter de limitations, s’en crée lui-même et contre lui-même par son propre fonctionnement, et qu’il est en même temps incarné dans des formes très concentrées d’organisations capitalistes (et c’est le cas des entreprises et firmes transnationales, des grands fonds de pension et de placement, des appareils politiques et militaires qui en défendent les intérêts), que se passe-t-il ? La résurgence de la barbarie sous de multiples formes. En outre, le caractère du capital comme force impersonnelle tournée exclusivement vers son autovalorisation et son autoreproduction, dans une indifférence absolue quant à la destination sociale des investissements ou à leurs conséquences, s’accentue singulièrement lorsque la forme dominante qu’il revêt est la finance. Focalisés sur le rendement immédiat, ceux qui la personnifient (actionnaires, banquiers, assureurs, brookers et traders des
salles de marché…), deviennent insatiables. D’où deux propensions irrépressibles : pressurer de façon toujours plus forte la force de travail humain et, en ce qui concerne les rapport au « monde de la nature », s’engager dans des tentatives renouvelées pour forcer les barrières, plier la planète aux exigences de rentabilité.

K. Marx, que des écologistes ignares se plaisent à accuser d’avoir
« ignoré » l’impact écologique du développement économique, avait déjà dit l’essentiel à ce sujet. Voici ce qu’il écrivait en conclusion du
chapitre « Grande industrie et agriculture », dans le livre I du Capital, après avoir analysé les dégâts du « progrès » agricole à son époque :
« La production capitaliste développe donc la technique et la combinaison du processus de production social, en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la Terre et le travailleur. [4] »

Bien sûr, les prolégomènes de la crise climatique sont antérieurs à la transnationalisation et la flexibilisation de l’accumulation du capital. Mais le fait que cette crise coïncide avec cette nouvelle phase du développement du capitalisme marque un changement de période. Il suffit de mentionner les effets, qui se font déjà sentir, de la conversion au capitalisme, en Chine « populaire », de la bureaucratie « communiste », avec l’adoption par les couches sociales qui en bénéficient le plus du « mode de vie américain ». Minoritaires, certes, mais importantes vu la taille de la population totale, elles conduiront ce pays à être le plus gros émetteur de gaz à effet de serre de la planète avant la fin de la présente décennie.

Dans les sphères du pouvoir politique, économique ou médiatique, on reconnaît enfin que la « crise climatique » n’est pas une vue de l’esprit. Elle a déjà progressé si vite au cours des dernières années que, non seulement elle menace la pérennité des conditions de reproduction sociale de certaines classes voire de certains peuples, mais que, dans certaines parties du monde, comme en Afrique subsaharienne, elles les a déjà ruinées. « Si les températures continuent de monter, il n’y aura plus de ni glace ni neige dans l’Himalaya d’ici 50 ans », estiment pour leur part des experts du Programme des Nations unies pour l’environnement réunis il y a peu au Népal [5]. Or, comme elles alimentent les neuf principaux fleuves d’Asie, cela signifie, pour les régions riveraines, inondations à moyen terme et sécheresse ensuite. Mais les pays capitalistes anciennement industrialisés ne seront pas non plus épargnés : des projections scientifiques de plus en plus précises sur les rythmes de fonte des banquises dans l’Arctique et dans l’Antarctique montrent que c’est dans peu de temps qu’ils devront faire face à une montée des eaux marines dommageable pour la plupart zones côtières où la topographie est sans reliefs.

Parmi les sources d’émission de gaz à effet de serre, les transports par automobiles, camions et avion viennent au premier rang. Pourtant, c’est sur eux et les industries qui les produisent que les plans et les projections de la « croissance » mondiale restent principalement fondés. Certes, les économies d’énergie et les ressources énergétiques dites renouvelables sont pensées à de nombreux niveaux. Mais, d’une part, sans souvent mesurer les effets pervers de leur production de masse, ne serait-ce qu’en termes alimentaires, de déforestation ou de pollution [6], et, d’autre part, sans jamais mettre ces gains écologiques en relation avec les gaspillages immenses dus à la minorité de terriens qui peuvent exprimer une demande solvable et auxquels il faut donc proposer/imposer, via la publicité, dans des version « perfectionnées » sous le signe désormais obligé du
« développement durable », des marchandises qu’ils possèdent déjà.
Et ce ne sont là que quelques unes des voies prises par l’« aveuglement » sur le cours destructeur de l’évolution économique. Comment l’expliquer ?