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Nestor Potkine
Fleurs de trottoir
Je vous salis ma rue de Sylvie Quesemand-Zucca (Stock)
Article mis en ligne le 30 janvier 2011
dernière modification le 12 décembre 2010

Je vous salis ma rue. La contrepèterie de Prévert est devenue le titre d’un livre (Stock) de Sylvie Quesemand-Zucca. Mais elle n’a plus rien de drôle, appliquée à la vie, ou plutôt à la survie, des SDF. SDF, terne acronyme, insulte surajoutée à la misère. Sylvie Quesemand-Zucca est médecin, psychiatre au Samu social, d’où le sous-titre du livre : « Clinique de la délocalisation ». Ses deux mots sont justes. « Clinique » parce que le livre tente de décrire une souffrance ; la souffrance qui naît d’une situation bizarre, la « délocalisation ». L’usage actuel, faux, fait signifier à ce mot « déplacement », « renvoi », « exil », alors qu’être délocalisé, c’est être en plusieurs lieux, sans être tout à fait, complètement, en un seul. C’est n’être nulle part quelque part.

Nous, nous habitons. Peu importe où nous habitons, nous habitons. Nous recevons (protection ? confort ? beauté ?) d’un lieu ; en échange nous y plaçons nos émotions, parfois notre loyauté, et nous lui attribuons notre bonheur, si le bonheur nous y vient. Or, tout au long de « Je vous salis ma rue », comme tout au long de la « Débine » de Jean-Luc Porquet, ou des « Naufragés » de Patrick Declerck, court le même refrain ; le refus obstiné de tant de SDF de se réfugier dans les lieux d’accueil officiels, où il est si difficile d’habiter, au sens que nous venons de définir ; les tentatives obstinées de tant de SDF d’habiter, toujours au même sens psychologique, les lieux les moins habitables, dessous de ponts d’échangeurs d’autoroute, terrains vagues, bouches de ventilation, voies souterraines. La délocalisation est une amputation.

Le SDF serait un mutilé de paix, si l’on pouvait considérer qu’une société est en paix lorsque un travailleur social peut y raconter ceci, cité par Quesemand-Zucca : « Dans notre centre d’accueil de jour, et surtout notre centre d’hébergement, on constate une grande fragilisation des modes de vie, chez ceux qui travaillent, avec des contrats de plus en plus précaires. Je connais un homme qui travaille chez Renault avec des contrats intérim renouvelés toutes les semaines, depuis au moins un an et demi. Chaque semaine il a intérêt à bien coller à son travail parce que sinon c’est « Ciao bye, dehors ! » Alors la pression est maximale ! Comment pouvez-vous penser à votre réinsertion, à votre parcours familial, à votre santé, à vos droits, à votre vie, à votre parcours, à votre identité à votre histoire quand on vous met une pression aussi terrible et que d’une semaine à l’autre, d’un jour à l’autre on peut vous virer ? »

L’une des qualités de « Je vous salis ma rue » pour nous, nous qui habitons, est de nous faire comprendre, un peu, ce que signifie ne pas habiter. En général grâce à des incidents concrets, apparemment minuscules, mais qui engendrent les pires souffrances dans la réalité. Médecin, Quesemand-Zucca prescrit des médicaments aux SDF, souvent accablés de pathologies graves avant leur arrivée dans la rue, laquelle leur en inflige bien d’autres encore. Prenant l’exemple des médicaments qui permettent aux schizophrènes de moins souffrir de leurs hallucinations, elle écrit ; « dans la rue, prendre un traitement, c’est risquer de s’endormir, se faire voler ses affaires, multiplier les effets négatifs par la prise d’alcool ; c’est risquer de prendre tous ses médicaments d’un coup ou de les donner à son copain ; c’est aussi ne plus pouvoir errer, ni même marcher facilement. Cela ne s’appelle pas du soin. »

Marcher facilement, écrit-elle ? Justement, l’un des chapitres de la troisième partie, intitulée « l’asphalte », comporte un texte appelé « l’asphaltisation ». « Frontières invisibles, territoires sans paysage, cartographie indécise, carré de béton, métro, bloc d’urgences des hôpitaux, coin de la rue, abri mobile familier – œil fixe : quand on a tout perdu, quand on ne sait plus comment « se bouger », la fixité de l’espace est vitale. Ne pas se perdre dans la géographie incertaine d’un corps qui tient à peine debout devient prioritaire.

Plus la personne est désocialisée, plus elle prend racine, à même le sol. C’est pour cela qu’il faut l’aider à bouger, tout de suite, tant qu’elle le peut. Car plus le déracinement est grand, plus l’espace se rétrécit, plus le temps se dilue, et plus profond devient l’ancrage sur le trottoir. C’est ainsi qu’une vie sédimentée à même la ville se sculpte, invisiblement. Dans les cas extrêmes, l’homme ou la femme « s’asphaltisent », comme soudés au sol, les pieds pris dans l’asphalte, au point qu’on ne peut plus repérer s’ils savent se tenir debout. Assis, appuyés, adossés, couchés, entourés d’une multitude de sacs, de bouteilles, d’aliments, ils deviennent une forme imprécise. L’hésitation est fréquente, au cours des maraudes. Y a-t-il quelqu’un sous le tas d’immondices, le parapluie, la bâche ? Certains, à force d’être figés sur place, présentent d’importantes pertes de la masse musculaire, des polynévrites liées à l’alcool, des ulcères aux jambes, des atteintes osseuses, qui renforcent l’immobilité : ils ne peuvent plus bouger. »