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René Furth
Les gamins féroces de l’anarchie
Article mis en ligne le 5 décembre 2010
dernière modification le 13 octobre 2010

Victor Méric, Les Bandits tragiques, le flibustier, 2010.

http://editionsleflibustier.free.fr

« Pour les jeunes, ceux qu’on baptise les nouvelles couches, c’est de l’histoire ancienne, de la vieillerie fripée qui ne vaut pas un regard, en un temps où l’on a d’autres chats à fouetter, où les regrets sont superflus, les retours vers le passé incongrus et où tant de nouveautés mirifiques sollicitent l’attention promptement détournée. C’est que le drame n’est pas d’hier. Mille neuf cent douze, pensez donc ! C’est vieux, si vieux. »
C’est ce que Victor Méric écrivait... en 1926. Et nous voici un siècle après le drame, sur lequel pourtant on ne cesse de revenir. Même si les jeunes couches ont toujours d’autres chats à fouetter ... Le drame, c’est celui de la « bande à Bonnot ». Méric en a été le témoin, il a suivi de près les événements, il en a parlé dans la presse, il a connu plusieurs des protagonistes, fréquenté le même milieu, le milieu bigarré et agité des individualistes libertaires tournant autour du journal « l’anarchie ». Son récit, son « reportage », « Les Bandits tragiques », a donc été publié en 1926. On le citait, on ne le trouvait plus depuis bien longtemps. Les éditions Le Flibustier viennent de le ressortir.


La chevauchée sauvage

On a beaucoup écrit sur la bande à Bonnot, le plus souvent d’un point de vue anecdotique et approximatif qui privilégie le côté sensationnel de ce « premier braquage en automobile » et les batailles où ont fini Bonnot puis Garnier et Valet. Jean Maitron, le Maitron du « Dictionnaire », avait réuni sérieusement des documents dans les années soixante. Tout récemment, des travaux universitaires ont pris le relais. Et des souvenirs d’acteurs directement mêlés à l’affaire ont paru ou reparu. C’est cet environnement qui a sans doute permis la réémergence du livre de Méric : il n’a pas dû laisser des traces favorables dans la mémoire libertaire parce qu’il se montre bien critique pour le milieu qu’il dépeint. Encore qu’il bascule souvent de la réprobation à l’admiration, et retour.

En fait, travaux universitaires et souvenirs se complètent. Si les premiers, comme « Les En-dehors » d’Anne Steiner (L’Echappée, 2008) ou « Les Milieux libres » de Céline Beaudet (Editions libertaires, 2006) tracent le cadre général et précisent biographies et chronologie, de leur côte les témoignages, dans la subjectivité du vécu et les partis pris affectifs, nous replongent dans l’ambiance du temps, dans le heurt des idées et des sentiments. S’il est vrai, comme le dit Anne Steiner à propos des souvenirs de Rirette Maitrejean - dont la vie dans ces années lui sert de fil conducteur dans le récit de cette affaire - qu’on risque de se retrouver face à des portraits réducteurs livrés sans distance critique, les réactions passionnelles et les souffrances endurées apportent leur part de vérité.

Victor Méric n’est pas comme Rirette - elle a subi un an de prison préventive avant le procès et l’acquittement - sorti laminé de cette histoire ; il avait gardé ses distances, du temps avait passé, mais son évolution politique avait peut-être renforcé ses préventions ... Ce qui l’incite, nous dit-il, à revenir sur « toute la chevauchée sauvage, éperdue, vertigineuse, qui durant un an jeta la perturbation dans le public », c’est l’injuste condamnation au bagne d’Eugène Dieudonné pour le braquage de la rue Ordener et les coups de feu tirés sur le garçon de recettes de la Société générale. Alors que trois des agresseurs l’innocentaient, dont Bonnot juste avant de mourir. L’éditeur de ces « Bandits tragiques » invoque lui aussi ce jugement inique et le rouleau compresseur du procès comme raison de cette republication, mais y avait-il vraiment besoin de cette justification ? Les mémoires de Dieudonné ont été réédités par Libertalia ; il réussit à s’évader du bagne l’année même où sortait le livre de Méric.

Revenons à Méric. Du premier braquage à la traque, puis aux véritables opérations militaires qui viennent à bout de Bonnot, de Garnier et de Valet en tournant au grand spectacle populaire et mondain, il raconte l’histoire comme dans un roman-feuilleton bien rythmé, qui ne refuse ni le pathétique ni l’indignation. Il y ajoute des chapitres pour s’interroger sur « l’âme des bandits » ou décrire les « milieux anarchistes ». Pour le procès, il utilise la presse de l’époque, comme cet article de L’Illustration plein de mépris pour ces « vulgaires tueurs » à qui on dénie toute motivation politique. Seule Rirette Maitrejean, comparée dans les journaux, comme le fait Méric lui-même, à la « Claudine » de la jeune romancière Colette, échappe à ce traitement, de même que son compagnon Kibaltchiche, le futur Victor Serge, présenté comme « théoricien authentique » et « sincère marchand d’illusion ».

Méric fait d’ailleurs une place importante à celle qu’il nomme respectueusement Mme Maitrejean, en puisant largement dans les « Souvenirs d’anarchie » qu’elle a confiés au journal Le Matin quelques mois après le procès. La première interview, avec une mise au point de 1937 et un hommage à Victor Serge de 1956, peut se lire à nouveau (La Digitale, 2005). Devenue correctrice, Rirette est restée en relations avec le milieu libertaire, et c’est par son intermédiaire qu’a été pris le contact avec Camus.

Le mauvais vin des mots

Avec les « bandits tragiques » eux-mêmes, Méric se montre plus sévère, tout en mettant en évidence leur jeunesse (ils avaient vingt ans), la pauvreté de leur enfance, leurs difficultés à trouver un emploi - parfois par suite de leur engagement syndical. Il reconnaît aussi leur énergie et leur courage, et l’authenticité de leur révolte contre une société qui ne leur laisse aucune chance. « Au moment même où les bandits poursuivaient le cours de leurs exploits » il publie un article qui « jette une lumière crue sur les mobiles qui les firent agir » : il l’introduit dans son volume sans mentionner qu’il en est l’auteur...

Evoquant leur volonté de vivre pleinement, il note aussi leur désir de s’instruire. Paradoxalement, c’est là qu’il voit une des failles de ces « gamins féroces de l’anarchie, selon l’expression de Victor Serge ; ces « gosses rageurs et narquois » comme il dit lui-même. Il met en cause leurs lectures hâtives et mal assimilées, la transformation en dogmes rigides de théories scientifiques saisies par bribes. Selon une expression qu’il répète : ils se grisaient du « mauvais vin des mots ». Un autre témoin, dont je parlerai plus loin, André Salmon, à propos « des vifs égarements des garçons de culture incertaine » et des périls de l’autodidactisme, juge que « Méric parle imprudemment en fils de sénateur, en ancien brillant élève du lycée de Marseille » . Victor Serge, au début de ses « Mémoires d’un révolutionnaire » qui reviennent sur cette période, dit aussi qu’ils étaient « tout à fait grisés de leur algèbre ». « Qu’il y eût dans cette griserie un grand enfantillage, infiniment plus d’ignorance que de savoir et aussi un désir tendu de vivre autrement à tout prix, m’apparaissait avec netteté ». Plus loin, il parle de leur pensée linéaire, de leur froide colère, et de leur manque de contacts humains.

C’est à propos de leur volonté de culture - les « bandits » allaient aussi au concert et au théâtre - que Méric évoque, sans négliger les anecdotes comiques, les Causeries populaires créées par Libertad avec un tel succès qu’il se décida à lancer son journal « l’anarchie » dont le siège nomade allait servir de lieu de rencontre et même de vie à ces en-dehors que fréquentait la bande à Bonnot. Rirette et Kibaltchiche étaient au moment de l’affaire gérants de l’anarchie, d’où leurs ennuis. Là encore, Méric est-il partial ? Il semble bien que certains sujets étaient trop arides, et certains intervenants trop farfelus. Il faudrait d’autres témoignages, et comparer avec ce que proposaient les Universités populaires, dont Libertad s’inspirait tout en s’y opposant. Entre 1899 et 1908, 230 Universités populaires s’étaient ouvertes sur l’ensemble du territoire ave plusieurs dizaines de milliers d’auditeurs. Il faudrait voir également comment se formaient les fidèles des conférences qu’organisaient certaines Bourses du Travail. Dans sa thèse, non éditée, sur L’Individualisme anarchiste en France, 1880-1914 Gaetano Manfredonia consacre un chapitre aux Causeries ; il y défend Libertad contre les calomnies qui l’ont épinglé. Ce chapitre a été publié en brochure par la Question sociale. Quant à Méric lui-même, il donne des portraits contrastés de Libertad qu’il a bien connu et qui lui inspire peu de sympathie. Il raconte qu’il y eut des bagarres entre partisans et adversaires - individualistes eux aussi - de Libertard, « et cela se solda par des morts et des blessés ». Serge ne parle que de blessés.


La terreur noire

Dans sa description des « milieux anarchistes », faite surtout d’anecdotes, il s’attache au pittoresque. Pris toujours dans son attitude contradictoire de rejet et d’admiration, il relève l’importance du « devoir d’hospitalité » qui s’y pratiquait, de la porte toujours ouverte, et de la solidarité qui devait entraîner dans l’inculpation et même dans la mort des compagnons qui ne s’associaient pas aux coups de la bande et souvent les réprouvaient. Il ne néglige pas non plus la bonne humeur des sorties dominicales vers la campagne ou la mer. Surtout, son champ de vision se restreint à l’environnement de « l’anarchie » qui restait atypique parmi les communautés, les « colonies » des milieux libres. Il ne trouve pas un mot pour les courants syndicalistes ou socialistes libertaires. Son propre parcours n’y est certainement pas pour rien.

André Salmon, qui le considère comme un polémiste d’extrême gauche ... tout en regrettant son style un peu mou, le présente comme un « brave type trébuchant de l’anarchie au socialisme révolutionnaire ». Ses articles lui ont valu plusieurs séjours en prison. Méric, qui a vécu de 1876 à 1933, a été secrétaire de rédaction au Libertaire de Sébastien Faure. Puis il a rejoint Gustave Hervé à La Guerre sociale, où se côtoient anarchistes et socialistes révolutionnaires, et adhère du coup au parti socialiste (SFIO). Lors de sa scission en 1920 il est un des fondateurs du parti communiste, mais il en est exclu dès 1923 parce que réfractaire à la discipline de Moscou. Il participe alors à la création du Parti communiste unitaire, qui deviendra l’Union socialiste communiste. En 1931, toujours pacifiste et antimilitariste, il crée le journal La Patrie humaine et fonde la Ligue internationale des combattants de la paix.

Il est un peu dommage qu’on ne sache pas bien, en lisant ces « Bandits tragiques », ce qui relève de souvenirs personnels et ce qui est emprunté à d’autres. Il a connu Bonnot : Salmon raconte que c’est Méric qui lui a présenté son « copain Bonnot, un anar » assez peu de temps avant les grands exploits à une terrasse de café et qu’ils ont bu une bière ensemble. Ecrivain, critique d’art, ami de Picasso et d’Apollinaire, Salmon est l’auteur de « La Terreur noire » dont une réédition magnifiquement illustrée a été publiée par L’Echappée. Sa chronique - bien subjective aussi mais sans malveillance, même si l’auteur a volontiers la dent dure - va de la fin de la Commune aux années vingt. L’éditeur, qui loue ses qualités d’écrivain et son style flamboyant qui plonge le lecteur dans l’époque et donne à son récit un souffle rare, a ajouté des notes quand il lui semblait que Salmon malmenait trop un personnage. Méric, « un de mes camarades », n’est pas trop malmené.

Le père de Salmon a été communard, son grand frère anarcho-syndicaliste. Lui-même, dans sa tendre enfance, a été embrassé par Louise Michel. Mêlant histoire et souvenirs personnels, compulsant journaux et mémoires, Salmon remonte toute la série des attentats anarchistes et des actions violentes qui ont semé la peur sous le spectre de l’anarchie. Pour sa persévérance documentaire, il aurait selon la préface obtenu une carte de membre à vie du CIRA (Centre international de recherches sur l’anarchisme). En 1959, son ouvrage n’a pourtant pas été bien accueilli en milieu libertaire. On lui reprochait surtout de limiter sa chronique à la saga terroriste, aux détriments du mouvement social. Sa belle réédition, sauf erreur de ma part, n’a pas suscité beaucoup d’échos chez nous, si l’on excepte l’indispensable bulletin bibliographique À contretemps dans son numéro 34 (mai 2009 - accessible sur le Net).


D’hier à demain

L’intérêt de tout cela ? On peut s’interroger d’abord sur la multiplication récente des livres qui traitent de cette période. Elle tient certainement au recul de l’idée d’une révolution proche et d’un intérêt retrouvé pour l’individualisme révolutionnaire du début du XXe siècle, dans sa volonté de vivre l’anarchisme dès aujourd’hui, ses tentatives pour créer des espaces de liberté où s’élaboreraient de nouvelles manière de coopérer et d’exister ensemble. Et qui constitueraient aussi des bases de résistance et d’intervention dans des actions collectives. Cet individualisme avait donc, en-dehors des formes extrêmes de repli ou d’illégalisme violent, une ouverture sur le social. Il peut être ressenti à l’heure actuelle une riposte à l’individualisme concurrentiel et consumériste.

« Le réveil des illégalismes », comme dit le n° 22 de la revue Réfractions (printemps 2009) a également sa part dans ce regain d’intérêt, même s’il n’est pas question de retourner dans l’impasse des bombes ou de la « reprise individuelle » à tout prix, et qu’il s’agit d’abord d’un recours à des méthodes « illégales » dans le cadre de mouvements sociaux ou d’actions de défense de salariés menacés. Sans oublier les manifestations de désobéissance civile.

L’autre point important est celui de la mémoire. On la prône même un peu trop aujourd’hui, et de façon souvent exclusive, comme facteur d’intégration à une communauté. S’imprégner d’une pensée, surtout si elle implique l’engagement dans une pratique, c’est aussi se familiariser avec le vécu et la sensibilité de ceux qui l’ont exprimée et représentée, avec leurs tentatives, leurs réussites et leurs échecs. Les conditions changent mais chaque expérience, chaque manière de vivre et d’agir concrétise une face, une potentialité de l’anarchie, qui se développe ainsi comme une « communauté » à travers le temps. Et chacun, selon ses choix et ses sympathies, peut s’y trouver des interlocuteurs qui méritent mieux que de rester dans l’oubli. Les formes marginales, extrêmes, éclairent des orientations latentes, des contradictions ou des dérives que recèle le noyau de la théorie. Les regards extérieurs, s’ils ne sont pas malhonnêtes, peuvent nous faire avancer dans une compréhension plus aigue de notre manière d’être. Dans la variété des documents et des approches, les recoupements et vérifications sont à notre portée. Et n’oublions pas que la réduction au présent de nos intérêts et de notre conscience est aussi un des modes de conditionnement de l’idéologie dominante. René Furth