La question de départ était de savoir si l’hypothèse de Jean-François Lyotard était justifiée dans le rapport entre la subjectivité humaine et la postmodernité. Au terme de ce mémoire, nous pouvons affirmer que Lyotard avait raison de parler en 1979 d’une nouvelle période : la postmodernité.
Les changements dans la subjectivité humaine peuvent se constater au niveau social dans le travail, où règne maintenant le « nouvel esprit du capitalisme ». Autour de la notion de « projet », le capitalisme a su mettre en place une nouvelle façon de diriger en transférant la responsabilité des objectifs au niveau individuel. De fait, l’implication des salariés est recherchée pour de meilleurs résultats. Cette manière de mobiliser la subjectivité correspond bien à la postmodernité, où tout est individualisé. C’est également un changement dans le langage, que Lyotard nomme « jeux de langage » .
Autre évolution dans le domaine collectif : la consommation de masse. Pour fonctionner et se développper, la consommation s’appuie sur la captation de la libido des sujets postmodernes. Il s’agit d’une valorisation du désir pour réaliser la plus-value, puisque si le capitalisme ne vend pas ses marchandises, le capital ne peut plus accomplir son cycle en entier et les objets se transformer en argent. Cette utilisation du désir pour vendre est mise en œuvre par le marketing et la publicité. Flatter le narcissisme est la base de ces techniques. Celles-ci sont très efficaces et le sujet s’oublie dans le spectacle et les marchandises.
Dans le domaine politique, la désubjectivation passe par la puissance des médias et la façon de rendre compte du fonctionnement du monde au travers de l’actualité. Le capitalisme et ses représentants politiques utilisent la langue pour proposer une vision de la réalité lisse et sans conflits. La langue est devenue un moyen de domination soft, mais très efficient, qui oriente notre façon de voir la vie. De plus, dans notre contexte, où le ciel est vide, où la transcendance n’a plus cours, les maîtres ne parlent plus. Ils ne disent rien sur le pourquoi des choses. La langue accompagne ce qui apparaît, mais sans répondre aux question de fond qu’un jour ou l’autre les humains sont amenés à se poser. Ceci ne manque pas d’alimenter le désarroi du sujet postmoderne.
Sur le plan personnel ou psychologique, la nouvelle norme d’autonomie peut provoquer le retrait dépressif d’un certain nombre d’humains. La dépression est un type de pathologie mentale qui n’est plus lié à l’interdit, comme l’était la névrose, mais à la nouvelle norme individuelle, où nous sommes personnellement responsables de notre destin. L’idéal est disqualifié au profit de l’objet marchand ou spectaculaire. L’horizon de la promesse contenu dans l’idéal ne peut plus rendre supportables les sacrifices pour un futur meilleur. Le présent devient éternel et l’espoir n’a plus cours, adieu le progrès ! L’économie psychique est modifiée, elle correspond à la fuite en avant du capitalisme postmoderne, qui nous propose toujours de nouvelles jouissances. Le manque ne peut plus relancer le désir, l’injonction de jouissance mène le monde. C’est la frustration qui aiguillonne l’individu. D’un point de vue philosophique, tout cela montre que Lyotard avait vu juste. La postmodernité produit une nouvelle subjectivité, dont la philosophie doit rendre compte.
Une aproche philosophique pour comprendre le capitalisme contemporain est celle de Deleuze et Guattari, qui ont théorisé l’ambiance schizophrène de notre société. Les jeux de langage nous proposent de jouir, ils nous fixent des challenges, tout en mettant en œuvre une vision du monde lisse. Les euphémismes et l’hyperbole gomment toutes les aspérités. Pourtant, les injonctions contradictoires de la double contrainte nous désorientent. D’un côté, toutes les productions nouvelles sont encouragées. Au nom de la liberté, le capitalisme intègre tout, même ceux qui souhaitent le combattre. L’équivalent général marchand permet de tout ranger sous la bannière monétaire. D’un autre côté, le système voudrait nous contrôler. La société de contrôle met tout sous surveillance, surveillance, qui, de notre point de vue, est une variante importante de l’œil, qui tend à devenir autonome. Il faut créer et en même temps accepter d’être surveillé et intégré. La création a besoin de liberté et d’autonomie. La surveillance tend à devenir invisible et banale pour ne pas se faire remarquer. Pourtant, en diverses circonstances, la surveillance et la souveraineté prennent la vie nue. C’est le cas du contrôle biopolitique des populations qu’il faut laisser mourir ou laisser vivre. Le capitalisme postmoderne oscille entre le développement infini et la prise de contrôle des humains. La désubjectivation prend donc deux formes : l’intégration douce et l’arraisonnement de la vie nue.
Ce constat explique pourquoi en matière de possible resubjectivation au moins deux théories s’opposent en philosophie. Pour Agamben, la vie nue est l’objet de la souveraineté et le sujet est passif. La situation des sans-papiers est symptomatique de ce phénomène. Au contraire, Négri conceptualise un sujet productif qu’il nomme multitude. La subjectivation prolifère pour cet auteur optimiste. Il en oublie d’examiner le devenir capitaliste des productions subjectives individuelles ou collectives. Le capitalisme cognitif étant l’exemple type de l’intégration au capitalisme des alternatives, telles que les logiciels libres. Les concepts doivent donc être confrontés à leur devenir. Les résultats de l’histoire sociale devenant des indices pour juger de nos concepts.
La possibilité de resubjectiver existe malgré tout, Lyotard avait déjà constaté que le sujet n’est pas entièrement dominé par les jeux de langage :
« … même le plus défavorisé, n’est jamais dénué de pouvoir sur ces messages qui le traversent en le positionnant. »( )
Félix Guattari et son écologie existentielle sont une modalité possible de la resubjectivation. Son intérêt est de prendre en compte l’existentiel et de le lier à la sphère écologique et politique. Ce qui peut permettre de penser ensemble le désir, l’œil et la raison et tenter de construire une subjectivation lucide et réaliste sans prétention totalisante. Cette solution philosophique, politique et éthique propose un changement basé sur les rapports humains au quotidien en favorisant la créativité et la transformation dans les agencements d’énonciation collective. Ceci implique un travail sur le changement de perception des situations. L’auto-organisation, l’autogestion sont à l’ordre du jour contre la durée et la reconnaissance institutionnelle. Cette micropolitique est construite autour d’une analytique des formations de désir dans le champ social. L’ambiguïté du désir est assumée, puisqu’il n’existe aucune garantie dans les créations humaines et qu’il faut souvent les reprendre et les évaluer. Le désir est utilisé par le système, mais il est en même temps la base de l’engagement contre le capitalisme.
Pour Gilles Deleuze, la resubjectivation passe par la création, puisque résister c’est créer. Inventer des lignes de fuite, cela passe par les intensités minoritaires et un développement de nos puissances. Deleuze situe ces créations, ces inventions dans l’immanence, y compris au niveau relationnel. L’objectif est limité et toujours à recommencer, là aussi.
L’examen de la question de la postmodernité posée par Lyotard nous confronte à la fois à la tendance à l’effacement du sujet et aux possibilités de resubjectivation. Le relativisme accentue la confusion et le désarroi du sujet postmoderne. La philosophie politique est face à une nouvelle situation, de nouvelles pistes d’analyse semblent nécessaires, qu’il est possible d’articuler à partir de la distribution des pouvoirs autour de trois thèmes :
– L’œil, qui comprend l‘ensemble des médias, qui nous regardent autant que nous les regardons ; et la surveillance qui tend à prendre son autonomie en se développant de façon irréversible.
– Le désir, qui est instrumentalisé au travail et dans la consommation de masse. Il est également flatté en politique pour perpétuer la domination.
– La raison, elle aussi instrumentalisée par le capitalisme postmoderne. Elle peut se savoir limitée et s’auto-évaluer loin de la représentation qu’elle donne souvent d’elle-même.
Les humains se croient libres alors qu’ils sont instrumentalisés par le capitalisme postmoderne. Ce système prend toute la vie, d’où la pertinence des analyses biopolitiques et la prise en compte de l‘existentiel. La domination et l’exploitation ont deux visages : un assez doux et un autre brutal, violent. Le côté soft convient pour une grande partie de la population que le système cherche à faire adhérer à son fonctionnement. Le côté hard concerne les populations de la marge, c’est-à-dire les pauvres, les chômeurs, les réfugiés, les drogués, les sans-papiers, les malades du sida, et bien sûr les opposants radicaux au système. L’universalité ne fonctionne plus de fait et ne peut plus justifier l’engagement politique. Nous savons que le désir est ambivalent, que la raison est limitée, que l’œil est de plus en plus puissant, que la politique est réduite à la gestion. La philosophie politique peut montrer l’importance de la relativité contre le relativisme, qui sème la confusion et le désarroi. Cette philosophie peut travailler à partir de multiples approches, notamment avec des analyses qui viennent des sciences humaines. Par exemple, l’articulation entre la sphère individuelle et la sphère collective peut se penser à partir des théories sur la soumission sans contraintes et celles issues de la psychanalyse. Cette ouverture philosophique est une solution pour tenir ensemble l’œil, le désir et la raison. Le système évolue, la philosophie politique aussi. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi les formes politiques anciennes sont disqualifiées et pourquoi la militance postmoderne invente de nouvelles façons d’exister politiquement. La subjectivation politique est en constant devenir, ce qui est conforme aux intuitions analytiques de Lyotard vis-à-vis de la postmodernité.