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Thierry Libertad
Vers la réhabilitation des victimes du fascisme espagnol ?
Introduction
Article mis en ligne le 25 octobre 2006
dernière modification le 9 mars 2008

Á la mort de Franco, en 1975, la transition politique espagnole de la dictature à la démocratie [1] s’est effectuée au détriment des victimes du régime fasciste. Au nom du consensus national, les nouvelles autorités fermèrent les yeux sur les années sombres du franquisme. L’amnésie au sujet des crimes de la dictature s’imposa et l’impunité régna. Il n’y eut aucun procès, comme c’est le cas désormais dans certains pays qui vécurent sous le joug de régimes militaires (Argentine, Chili...), pour juger les anciens responsables et bourreaux, et encore moins de remise en cause du système précédent. Malgré la Loi d’amnistie de 1977 et la Constitution de 1978 qui instituait la démocratie, il n’y a pas eu de rupture institutionnelle avec la « légalité » juridique franquiste.

Mais, depuis quelques années, la situation évolue. De nombreux groupes et collectifs se sont constitués afin de combler une mémoire nationale lacunaire et obtenir la réhabilitation des victimes de la dictature. Le « Groupe pour la révision du procès Granado et Delgado » est l’un des artisans de la récupération de cette mémoire.

Le 16 août 1963, deux jeunes anarchistes, Francisco Granado et Joaquín Delgado, accusés d’attentats qu’ils n’ont pas commis [2], sont exécutés au moyen du garrot vil. Jugés par un conseil de guerre « sommaire », ils sont assassinés 17 jours seulement après leur arrestation. Leur mise à mort représente une nouvelle occasion pour le pouvoir d’avertir l’opposition des risques qu’elle encoure. Cette sombre histoire n’est pas sans rappeler celle de Nicolas Sacco et Bartolomé Vanzetti, anarchistes italiens, condamnés à mort, bien qu’innocents des crimes qu’on leur reprochait [3]. Seulement, si l’affaire des deux Italiens fit le tour de la planète, et donna lieu à des manifestations de solidarité internationale, les deux Espagnols furent quasiment oubliés.

Il fallut un documentaire [4], puis un livre [5], pour que ressurgisse la mémoire des deux suppliciés. Le film apporta la preuve de leur innocence, en présentant les témoignages d’Antonio Martin y Sergio Hernández, déclarant publiquement, et devant notaire, être les auteurs des attentats du 29 juillet 1963 à Madrid. L’ouvrage de Carlos Fonseca, quant à lui, démontrait l’arbitraire de la justice franquiste.

Le reportage et le livre donnent l’occasion aux familles de Granado et Delgado de connaître quelque uns des militants libertaires impliqués dans l’affaire. Cette rencontre débouche, en 1997, sur la création d’un groupe destiné à obtenir la révision du procès de 1963. Plus largement, ce collectif réclame l’annulation de tous les jugements rendus sous la dictature franquiste. Au-delà des cas particuliers de Granado et Delgado, c’est tout le système juridique et politique franquiste et son héritière, la Monarchie parlementaire, qu’il met en cause.

Le 3 février 1998, Pilar Vaquerizo, veuve de Granado, et Francisco Delgado, frère de Delgado, présentent une « demande de révision » devant le Tribunal Suprême espagnol. Ce recours se fonde sur de nouvelles preuves, les déclarations d’Antonio Martín et Sergio Hernández. Mais, le 3 mars 1999, considérant que la sentence de 1963 avait été prononcée selon la « légalité en vigueur », le Tribunal refuse le recours, sans prendre en compte les déclarations des vrais auteurs des attentats. Les familles Granado et Delgado font alors appel de cette décision, le 16 avril 1999, devant le Tribunal Constitutionnel. Après plusieurs années, celui-ci finit par statuer. Il décide, le 13 juillet 2004 - par quatre voix contre deux - d’annuler la décision du Tribunal Suprême, l’obligeant ainsi à réexaminer le recours de révision présenté en 1998. Cette décision est historique. Pour la première fois depuis presque trente ans, un verdict favorable aux victimes de la répression franquiste est enfin rendu.

Le Tribunal Constitutionnel considéra que les témoignages, rejetés par le Tribunal Suprême, d’Octavio Alberola, Luis Andrés Edo et Vicente Martí [6], témoins clés des évènements de l’année 1963, confirmant les déclarations d’Antonio Martín et de Sergio Hernández, étaient des « preuves clairement pertinentes par leur relation avec les faits ». Il estima donc que « l’on ne pouvait considérer raisonnable leur dénégation ».

Les campagnes du « Groupe pour la révision du procès Granado et Delgado », auxquelles se sont jointes les familles de Joan Peiró [7] et de Salvador Puig Antich [8], ainsi que celles d’autres associations, de même que les travaux d’historiens, ont porté leur fruits. Elles ont réussi à faire avancer le processus de récupération de la mémoire historique en Espagne. Cette dynamique, impulsée par la base, a réussi à mobiliser une partie de la classe politique.

Ainsi, le 20 novembre 2002, une Résolution du Congrès des Députés condamne - pour la première fois à l’unanimité des groupes parlementaires (Parti Populaire inclus !) - le coup d’État militaire de 1936 et demande la réhabilitation morale de toutes les victimes de la Guerre civile et de la répression franquiste postérieure [9]. Le 2 juin 2004, le Congrès approuve une nouvelle proposition, ratifiant celle de 2002, et demande au nouveau Gouvernement de mettre tout en œuvre pour que les victimes de la répression franquiste puissent être toutes réhabilitées et indemnisées. De même, le Parlement catalan approuve, le 18 juin 2004, une initiative parlementaire de plusieurs groupes politiques, demandant au Gouvernement de l’État espagnol de « prendre les mesures adéquates » pour décréter « la nullité de tous les jugements et sentences dictés pendant le franquisme ». On pouvait donc s’attendre, enfin, à des mesures fortes de la part de l’Etat, dirigé depuis 2004 par le PSOE (Pari Socialiste), pour réhabiliter la mémoire des victimes. Toutes les conditions semblaient réunies. Il n’en fut rien.

Avec plus d’un an de retard, un projet de loi comprenant la « reconnaissance des préjudices » et prévoyant des « dédommagements en faveur des victimes de la Guerre civile et de la dictature » est finalement présenté fin juillet 2006. Mais il n’est pas sans décevoir tous ceux qui ont lutté pour cette reconnaissance.

Selon la Vice-présidente du Gouvernement, María Teresa Fernández de la Vega, l’objectif des mesures prévues par la future loi est de favoriser la « concorde et la réconciliation » entre les espagnols et d’aider à « cicatriser et non d’ouvrir des blessures ». Si le document préconise « une réparation morale » permettant ainsi « la récupération de la mémoire personnelle et familiale » des victimes, il exclut toute réhabilitation juridique. Il se limite à reconnaître le « caractère injuste » des conseils de guerre et autres jugements politiques subis par des milliers d’espagnols durant la période franquiste.

À cette mesure insignifiante, insuffisante à réparer les blessures, s’ajoute une insulte aux victimes. Tout d’abord parce que cette « réparation » n’est pas automatique mais qu’il faut la solliciter... Ensuite, et surtout, parce qu’en incluant toutes les personnes qui ont subi des « condamnations, peines et toutes formes de violences personnelles pour des raisons politiques ou idéologiques, au cours de la Guerre civile », elle s’étend aux factieux. Fascistes et victimes du fascisme sont renvoyés dos à dos. Le gouvernement démocratique (qui plus est socialiste) met donc sur un pied d’égalité tant ceux qui ont lutté au renversement du régime républicain que ceux qui ont défendu les libertés aujourd’hui reconnues par la Constitution. Peu lui importe apparemment les raisons du conflit. « Favoriser la cohésion et la solidarité entre les différentes générations d’espagnols autour des principes, valeurs et libertés constitutionnelles » et « supprimer les éléments de division entre les citoyens » sont les buts avoués. C’est pourquoi le texte débute par une « reconnaissance générale et solennelle » des épreuves et des souffrances que « républicains » et « nationaux » ont subi au cours de la Guerre civile.

Finalement, force est de constater que malgré le temps passé, les carences de la « transition » sont toujours présentes. Au nom du consensus national, de la stabilité de l’Etat, les partisans de la dictature ont, encore une fois, droit aux honneurs. Pour le PSOE, dont le groupe parlementaire a pourtant présenté le 8 juillet 2003 une proposition de loi exigeant « l’annulation des jugements sommaires », le texte présenté le 28 juillet 2006 signifie le reniement de son passé antifasciste. Mais, de manière générale, peut-on encore espérer quoi que ce soit des socialistes, à part une sempiternelle amertume ?

Seule l’annulation pure et simple des jugements franquistes permettra d’obtenir la réhabilitation morale et juridique de toutes les personnes victimes de la répression fasciste. Tel est le but que poursuivent de nombreuses associations. Les pouvoirs publics en auront-ils le courage ?

Thierry Libertad

Une entrevue avec Octavio Alberola, impliqué dans les faits de 1963 et membre du « Groupe pour la révision du procès Granado et Delgado », la réaction de ce collectif au projet de loi socialiste et quelques références viennent compléter ce dossier.