Divergences Revue libertaire en ligne
Slogan du site
Descriptif du site
Nestor Potkine
L’effet Lucifer
Article mis en ligne le 26 septembre 2010
dernière modification le 19 août 2010

« Il est très difficile de faire obéir qui ne cherche pas à commander. » JJ Rousseau

Prenons mes voisins. Des gens normaux. En tout cas, pas des brutes. Comment les transformer en brutes ? Comment faire, d’un citoyen honnête, un maton borné et vicieux ?

On voit l’intérêt de la chose : comprendre comment des institutions transforment des médecins autrichiens en bourreaux, des planteurs de coton en esclavagistes, des instituteurs bolcheviks en chefs de camp. Pour savoir, il faut expérimenter. Un professeur de psychologie à l’université de Stanford, Philip Zimbardo, décide donc, en 1971, de créer une fausse prison dans son laboratoire de psychologie.
Il recrute une dizaine d’hommes.

Jeunes.
Normaux.
Très normaux.

Il les soumet aux tests les plus divers pour s’assurer qu’il ne recrute ni schizophrènes, ni paranoïaques, ni maniaco-dépressifs, ni personnes déjà intensément autoritaires ou soumises. Non, Zimbardo ne recrute que ceux qui se situent dans la moyenne de tous les tests. Pour la plupart élèves de Stanford, ils sont censés être cultivés, intelligents, capables de réfléchir. Puis on tire au sort. Ceux-là seront gardiens. Ceux-là seront prisonniers. L’horrible jeu continue. Les gardiens reçoivent un uniforme. Une matraque. Des lunettes de soleil réfléchissantes, à la fois pour qu’ils se sentent anonymes, et que les prisonniers les voient moins comme des personnes. Les prisonniers reçoivent un uniforme. On leur met des collants sur la tête pour imiter la boule à zéro, et ils perdent leur nom pour ne plus répondre qu’à un numéro. Nous sommes en 1971. La contestation est partout.
Ses « prisonniers » ont les cheveux longs, les manifestations contre la guerre du Vietnam secouent l’Amérique ; Zimbardo craint que ni ses prisonniers ni ses gardiens ne prennent l’expérience au sérieux et qu’il ne perde son temps.

Que non ! L’expérience va s’avérer concluante. Les gardiens vont très vite se persuader que les prisonniers sont des sous-hommes à mater. Les prisonniers vont très vite perdre espoir et ne plus savoir s’ils sont dans une prison pour rire ou une prison pour souffrir. Le processus sera accéléré par la privation délibérée de sommeil. Les équipes de nuit des gardiens réveillent les prisonniers pour exécuter des appels interminables. Cette pratique facile et pas chère permet de renforcer l’effet des autres techniques, de faire perdre tout repère dans le temps, de plonger les prisonniers dans un éternel présent de soumission et d’humiliation ; le Pentagone lira avec soin les rapports sur l’expérience de Zimbardo, et s’en souviendra à Abu Grhaib.

Zimbardo lui-même ne comprendra qu’il est urgent d’arrêter l’expérience (au bout d’à peine une semaine) que parce que sa compagne, débarquant sur les lieux, sera horrifiée de découvrir les seaux pleins d’excréments, les prisonniers exécutant à la lettre les ordres les plus imbéciles et les plus humiliants des gardiens et les gardiens s’ingéniant à inventer les rituels les plus bêtes, les plus insultants pour les prisonniers. Le premier tiers de The Lucifer Effect, How Good People Turn Evil, (L’Effet Lucifer, comment les Bons deviennent Méchants) (Philip Zimbardo, Rider, £ 8.99) raconte, heure par heure, ce que derrière les glaces sans tain, les caméras et les micros, Zimbardo et son équipe ont vu. Et ce qu’ils ont fait. Mais surtout ce qu’ils n’ont PAS fait. Et comment eux-mêmes, Zimbardo en particulier, sont tombés dans leur propre piège, ne sachant plus à quelle réalité ils appartenaient. Comment, alors que Zimbardo pouvait disserter des heures sur les problèmes d’éthique dans la recherche, il s’était tellement pris au jeu qu’il ne voyait plus lui-même que « gardiens » et « prisonniers » étaient d’abord des êtres humains que son expérience risquait de sérieusement endommager. Les scientifiques ne se lancent pas dans des expériences sans avoir une idée derrière la tête. Celle de Zimbardo consistait à démontrer la supériorité de la Situation sur la Disposition. En d’autres termes, que les bourreaux des régimes criminels ne sont pas cruels de nature, qu’il n’y a pas de gène de la gégène ; mais que, en revanche, une manipulation adéquate des contextes, des valeurs, des objectifs et des rôles suffit à transformer les uns en maîtres et les autres en esclaves. Bref que la situation suffit à expliquer ce que l’on a souvent attribué à une disposition, à une prédisposition blâmable, à une cruauté innée. Que la cruauté n’est pas un trait ou un penchant incoercible, pas un instinct, mais une adaptation à une situation, en général manipulée d’en haut.

Difficile, à la lecture de l’Effet Lucifer, de ne pas en être convaincu. Pour autant, la beauté du livre consiste en ceci qu’il établit que la Situation exerce certes un poids énorme, presque irrésistible. Presque.
Mais il établit aussi que la Situation ne brise ni n’excite jamais tout le monde, tout le temps !

La résistance à l’autorité et à la tentation de l’exercer est toujours possible, même si elle est extraordinairement difficile. Les conséquences d’une telle recherche sont immenses. Ou plutôt elles devraient l’être. Non seulement sur les décisions judiciaires, mais surtout sur la progressive destruction actuelle des protections des accusés et des condamnés (et d’ailleurs de tous les citoyens sans distinction) sur l’analyse et la prévention des crimes de guerre, etc. Et sur les théories anarchistes, à laquelle l’expérience de Zimbardo apporte la plus éclatante des confirmations, comme celle menée par Stanley Milgram. On se souvient que Milgram avait monté un faux laboratoire où l’on demandait aux cobayes d’infliger, au nom de la science, des chocs électriques (simulés, mais à l’insu des cobayes) extrêmement douloureux. Tant Milgram que Zimbardo apportent la preuve scientifique

1/ que l’on peut, grâce à une manipulation
appropriée des contextes et des rôles, transformer la majorité des gens en bourreaux ;

2/ que l’on trouvera cependant toujours des résistants.

RECETTES DU CRIME
Une fois armé de cet abominable mais précieux savoir, Zimbardo en tira les leçons. Dont une liste de six facteurs, tous dus à une situation sociale et non à une disposition psychologique personnelle. En termes plus crus, dus à un système, pas à un salaud ;

— dé-individuation

— déshumanisation

— caricature de l’ennemi

— pensée de groupe se substituant à la pensée individuelle

— désengagement moral

— absolution sociale.

— Dé-individuation. Retirer aux individus dominants leur identité personnelle, et y substituer un rôle social (en particulier un rôle consistant à, en même temps, obéir et commander) est la plus vieille astuce des autorités. Etre Officier de Police, signifie ne plus être Jacques Dandelot, époux de Chouchoune et père de Jojotte. En injectant des individus dans des rôles dominants, des rôles de plus de poids que l’identité personnelle, on leur permet de ne plus se placer à égalité avec les personnes dont ils ont la charge, on leur permet de se libérer du sens de la réciprocité et de l’empathie. Dans le cas de l’expérience de Zimbardo, les uniformes, les lunettes de soleil réfléchissantes qui empêchent de voir les yeux de qui les portent (et ceux qui les portent le savent) et l’interdiction d’utiliser le nom d’un garde suffirent à assurer ce processus. En outre, la dé-individuation permet de quitter notre côté apollinien (contrôlé, rationnel, équilibré, pensé) pour adopter notre côté dionysiaque (débridé, impulsif, immédiat), d’agir dans le seul présent, sans normes passées ni contrôles futurs, sans tabous ni craintes. William Golding, dans Sa Majesté des Mouches, a montré comment les enfants, pour devenir des brutes, doivent d’abord se peindre des masques sur la figure, pour n’être plus des individus connus et reconnus. Un SS, dans son spectaculaire uniforme noir, n’était plus Helmut ou Hans, soumis aux normes sociales de son village natal, de sa Bavière natale, bon fils et bon père, il était un SS ; il était la SS à lui tout seul.

— Déshumanisation. Le même processus, mais partant en sens inverse. Les prisonniers ne sont plus vus comme des êtres humains. La « corvée de bois » des troupes françaises en Algérie, ce n’est pas un assassinat de prisonniers aux mains liées, n’est-ce pas ? Et les « bûches » ? Ce mot fut utilisé tant par des SS que par des gardiens de goulag soviétiques, pour désigner leurs prisonniers. Le sac sur la tête des prisonniers, ou leur tête rasée, leur nudité à Abu Grahib, les numéros qui remplacent leurs noms, tout ceci concourt à transformer les humains en choses. Numéro 788665, cela ne signifie ni Abraham Ben-Gayom, époux de Sarah et père de Moshé, ni Mahmoud Abd-Al-Arik, fils du pharmacien.

— Caricature de l’ennemi. L’ennemi est menteur (nous, nous maintenons
le moral des troupes et de l’arrière), barbare (nous, notre colère est juste), il utilise des armes déloyales (nous utilisons des technologies intelligentes), il tue des innocents (nous éliminons des espions), il est la proie de ses appétits, sexuels ou autres (nous, nous savons nous amuser), c’est lui qui a attaqué (nous nous défendons, en particulier contre d’éventuelles attaques futures). Ce que les États font en grand, toute institution coercitive, tout groupe d’individus dotés d’un pouvoir le fait en petit à l’encontre des personnes soumises à leur sollicitude ; les prisonniers sont ingrats, sales, indisciplinés, bruyants, stupides, sournois. Mieux encore, les ennemis ou les prisonniers deviennent des animaux : le négro est un gorille, le Tutsi est un cafard, le Viet est un serpent, le bicot est un rat, le Juif est une pieuvre…

— Pensée collective. Zimbardo et son équipe furent stupéfaits du
contenu des conversations, tant des gardiens que des prisonniers.
Voilà, dans chaque camp, un groupe de jeunes hommes raisonnablement intelligents et cultivés, qui ne se connaissaient pas auparavant, et qui passent de longues heures sans autre possibilité de rompre l’ennui que
de parler les uns avec les autres. De quoi parlent-ils ? Uniquement de cette « prison » dans laquelle ils se trouvent, des prisonniers pour les gardiens, des gardiens pour les prisonniers. Et ils n’en parlent que de façon à se
trouver en accord avec leur groupe. D’où l’escalade de la haine, du mépris et de la cruauté chez les gardiens, de la haine et de la peur chez les prisonniers. Quand un micro-groupe chargé d’exécuter une tâche considère les cibles de cette tâche comme des sous-hommes animés des pires intentions, les normes fondamentales de la simple réciprocité humaine disparaissent.

— Désengagement moral. Il consiste en quatre méthodes.

1/ Changer les étiquettes ; torturer un prisonnier est redéfini en
« combattre un ennemi ». Bombarder une zone résidentielle est
redéfini en « neutraliser un sanctuaire de terroristes ». Aller couper les bras et les jambes des Tutsis à la machette est redéfini en « aller au travail ».

2/ Séparer nos actes de leurs conséquences en déplaçant et en diluant notre responsabilité ; établir des plannings d’exécution est redéfini en
« obéir aux ordres ». Transmettre ces plannings en pleine connaissance de leur signification est redéfini en « se contenter de signer des papiers ». Conduire des êtres humains à leur mort est caché sous l’assurance
que « mon travail est de conduire des trains ».

3/ Bloquer la perception des conséquences ; ça n’est pas de la torture que de priver quelqu’un de sommeil, puisqu’on ne le frappe pas ; il n’y a pas de soldats américains morts en Irak puisque la télévision n’en montre
pas ; on ne gazait que les poux à Auschwitz.

4/ Reconstruire notre perception des victimes en en faisant des coupables ; ce n’est pas un prisonnier, c’est un fauteur de troubles ; ce n’est pas une population civile, c’est l’eau dans laquelle nage le poisson de la guérilla ; c’est de leur faute si… ; ils n’avaient qu’à ne pas… ; je les avais prévenus de ne pas…

— Absolution sociale . Ceci revient à la pensée collective, mais mise en actes. Nous les humains, animaux sociaux par excellence, nous avons une forte tendance, utile à notre survie, à faire ce que les autres humains de notre groupe font. Si nous sommes immergés dans un groupe, un seul groupe, comme le sont en général les gardiens de prison, comme le furent les SS, les gardiens du KGB, les Khmers Rouge, les milices du Rwanda etc. nous ne voyons plus, comme exemples de comportements, que les actes inhumains perpétrés par les autres membres du groupe. D’ailleurs, en les accomplissant à notre tour, nous renforçons nous-mêmes chez les autres membres du groupe la conviction que nos actes de barbarie appartiennent aux actes honorables, puisque notre groupe les honore.

Le livre de Zimbardo peut en définitive se résumer ainsi : prenez des gamins conformistes, pleins de bonne volonté mais pas de sens critique, jetez-les en enfer en les nommant démons en chef et diables de première catégorie, exigez qu’ils alimentent les fourneaux, chauffent les fourches, et rôtissent les damnés ; ils s’exécuteront.

Mais il faut ajouter à cette constatation de Zimbardo (et à celle de Milgram) celles que l’on peut dériver de la notion de distance sociale.
Georg Simmel, entre autres dans Philosophie de l’argent, avait remarqué que l’individu moderne est à présent le point de confluence de milliers de séries d’actions (techniques, financières, culturelles, etc.) si complexes, si nombreuses et si touffues, qu’il n’en voit plus ni l’origine ni le but. Zygmunt Baumann appliqua la constatation de Simmel aux génocides modernes :

A/ l’extrême division du travail moderne et l’extrême sens moderne d’obéissance aux directives du système, quel que soit le système, permettent de transformer la plupart des gens en tortionnaires, ou en victimes, en diffusant la responsabilité, en diffusant ou en masquant les causes et les conséquences.

B/ l’extrême division du travail moderne et la manie moderne d’obéissance aux directives du système quel que soit le système, permettent à ses dirigeants de mettre celui-ci au service des actes les plus anti-sociaux, précisément grâce aux penchants sociaux, coopératifs de l’être humain normal. Nous avons tant envie de coopérer que nous coopérons même au crime, si celui-ci nous est présenté sous l’aspect du devoir.

C/ Donc, plus une société comporte de hiérarchies, plus elle allonge la distance entre les gens et les conséquences de leurs actes, plus elle allonge la distance entre les dirigeants et les dirigés (et, évidemment plus elle maintient l’existence même de la différence dirigeants/dirigés), plus elle facilite l’oppression.


Dans la même rubrique