Dans les années 1950, MM. Roger Nimier et Henry de Montherlant auraient écrit de nobles pages sur un noble spectacle. Celui des samouraïs juchés sur leurs vélos-sabres, héros de la minceur et de la vitesse, escrimeurs des avenues, jongleurs des pignons, vifs elfes des boulevards ; les cavaliers des « fixies », les vélos à pignon fixe, bref les vélos sans freins ni dérailleurs. Les vélos nus, qui font corps avec leur cycliste, puisqu’on ne peut les freiner qu’à la force des jambes, et qui contraignent donc à une concentration sans faille, à une dévotion de guerrier.
Le fixie se doit d’avoir été fabriqué sur mesure. Raffinement suprême, recycler de vieux cadres anciens authentiques, sur lesquels de vrais prolétaires ont sué de la vraie sueur, les équiper des roues les plus technologiques qui se puissent fabriquer (fibres de carbone du monde entier, unissez-vous !) et envoyer le tout chez rien moins qu’un émailleur, pour n’avoir qu’une couleur unique. Un objet qui vous distingue.
Deux théories s’affrontent, quant à l’origine du fixie : les coursiers (de New York, ou de San Francisco, ou encore de Tokyo, selon les caprices des hagiographes du pignon), excédés de se faire voler les câbles de leurs freins, auraient remarqué qu’on peut se servir d’un vélo sans frein, en particulier si une longue pratique vous a doté de mollets de fer. Je ne vois qu’un inconvénient à cette splendide hypothèse ; le marché du câble de frein à New York atteint-il les mêmes montants olympiens que ceux du marché des derivatives et autres subprimes mortgages ? L’autre tradition affirme que les skaters et surfers américains auraient trouvé ce moyen efficace de préserver en ville le risque, l’énergie, l’art, la grâce et l’inventivité de leurs pratiques océanes ou bitumineuses.
On glisse sur des motifs moins élevés, tels que, pour les précurseurs probablement pécuniairement mous, le faible coût originel (un vieux cadre, une grosse chaîne, un pédalier, pas de sonnette, pas de phare, pas de rétro, pas de freins, rien de rien), la facilité d’entretien, et l’attrait négligeable, pour les voleurs, d’un vélo extrêmement difficile et dangereux à manier.
Car c’est là le nerf de la guerre : n’importe qui peut voir qu’avec un vélo sans frein, on risque sa vie. La Rochefoucault, l’a dit, Napoléon l’a répété, « le courage est la seule vertu qui ne se peut feindre. » Circuler en fixie, c’est se décerner sur-le-champ, et aux yeux de tous, un brevet de trompe-la-mort, un certificat de bravoure et de force.
On peut prôner le droit à l’élégance, le désir irrépressible de liberté, la beauté du risque et la noblesse de l’effort fin, on peut vilipender l’égoïsme d’adolescents attardés qui oublient qu’ils ne mettent pas qu’eux-mêmes en danger, la bizarrerie, pour une fois dangereuse, des caprices de la mode : je suis, pour ma part, affligé par un autre aspect. Prendre des risques, mettre sa vie en danger est l’un des jeux humains les plus anciens. Il est incontestablement l’un des plus spectaculaires, mais il n’est pas l’un des plus sains : la domination, l’oppression des féodaux au Moyen-âge, ou des caïds dans les prisons et les rues, est bâtie sur l’ostentation avec laquelle ils défient la mort, dans le but d’effrayer les prudents, et donc de les contraindre à servir.
Mais certes, aucun fixieteur ne semble se livrer au racket sur les vélibotants, par définition munis de cartes de crédit, ni sur qui que ce soit d’autre. Aussi n’est-ce pas en cela que ce jeu gratuit avec la mort m’afflige. C’est le gaspillage de bravoure.
Aller s’exposer sans armes aux matraques des protecteurs de G8, aller s’enchaîner à des arbres, à des voies de chemin de fer, aller déboulonner des panneaux publicitaires en brandissant sa carte d’identité et en se laissant arrêter, aller descendre sur des voies au risque d’amendes inhumaines, ça c’est brave.
Plus simple encore, d’ailleurs. Tenir tête à un patron. Seul.e. Même quand les autres ne suivent pas ?
Petits fixieteurs, je vous ne mégoterai pas mon admiration quand je vous verrai cent d’entre vous aller bloquer le portail de l’Elysée pour protester contre le sabrage des retraites, de la recherche, des hôpitaux, des salaires. En attendant…