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Canada-Québec. Grève au Journal de Montréal
17 mois sans travail pour les salariés et toujours la même question : la solidarité pourquoi ?
Article mis en ligne le 17 juillet 2010
dernière modification le 29 octobre 2023

17 mois de conflits, 17 mois sans imagination qui culminent dans un état d’esprit tristement installé dans l’attente et la résignation mais malheureusement pas dans la révolte et la subversion faute d’avoir pu ou su organiser une véritable pratique de lutte autonome et offensive.

17 mois perdus.

17 mois exemplaires de ce qu’il ne faut pas faire en temps de grève.

L’obstination des travailleurs n’est pas en cause, ce sont les idées sur lesquelles elles s’appuient qui sont fausses.


Qu’elles ont été les erreurs principales à ce jour ?

 Tout d’abord la légèreté, le légalisme, voire la bêtise des analyses et des décisions des délégués syndicaux devant les méthodes tordues, résolues et prévisibles de Quebecor.

 L’absence de sens critique, la méconnaissance des enjeux réels du conflit, comme le sont encore les illusions véhiculées sur un patronat protégé de toute part par les lois et la justice canadiennes (rueFrontenac considère encore que le fils aurait trahi les accords du père, et invoque les mânes du vieux bandit comme protection).

 Le refus d’entretenir parallèlement un climat d’agitation dans toutes les imprimeries ou les médias du groupe. Si la direction de Quebecor avait vu ses imprimeries et TVA ou LCN durablement perturbées, ce conflit serait réglé depuis longtemps.

 L’absence de remise en cause du contenu du JdM et de son impact sur la population.

 L’absence de réflexion critique sur le rôle et les discours des journalistes dans cet impact.

 Le sous-emploi scandaleux du site rueFrontenac qui aurait du être un lieu d’expression libre où une parole de combat se serait exprimée.

La construction d’une tribune publique via un média quotidien numérisé (le site rueFrontenac) s’est édifié sur la base d’une continuité vaguement hybride, entre les deux situations (salarié/lock-outé, immondices du Journal de Montréaljournalisme un peu moins crapuleux). Mais ce site, unique visibilité des journalistes lock-outés, est demeuré sans implication sociale réelle, comme si la réévaluation de leurs rôles en tant qu’anciens journalistes d’un quotidien aussi nocif à leurs lecteurs que le Journal de Montréal demeurait un horizon lointain et infranchissable.

Il est en effet impossible de lire dans ce site une perspective critique, un enjeu solide (social, historique ou même professionnel). On devine à la lecture de leurs articles que les journalistes (mais que pensent les autres salariés lock-outés ?) auraient bien voulu recommencer mécaniquement leurs petits travaux quotidiens antérieurs pour y renouveler les mêmes asphyxies des lecteurs.

On retrouve un verbiage populiste similaire, la même atonie sociale, une dévalorisation identique de la vie ramenée au fait divers, au sport de masse, à la culture financée par les marques, sans que les sujets d’inquiétude (crise, guerre, répression, contrôle social, censure, etc.) soient l’objet d’un travail critique de fond, d’une analyse novatrice.

Le simple souci de la vérité, par exemple celui d’un journalisme d’investigation et d’enquêtes véritables, ainsi menotté sur les lignes de piquetage, ne peut qu’être rassurant pour le pouvoir politique et Quebecor peut continuer à se jouer cyniquement de la bonne volonté, positive et désarmante, des lock-outés.

Ne proclament-ils pas encore qu’un de leurs objectifs est toujours de maintenir « la qualité de l’information et l’identité du Journal de Montréal » ? Après 17 mois d’échecs et de souffrances devant les refus et les diktats de la direction de Quebecor, les travailleurs en sont encore à vouloir protéger cette identité qui les détruit, à soutenir le tissu d’immondices du JdM. Même Péladeau ne doit pas en croire ses yeux lorsqu’il lit cette plaisante invocation à protéger sous couvert de qualité, le contenu nauséabond de son journal. Ce que ces travailleurs appellent identité sert de dénominateur commun à la négation des principes moraux et éthiques élémentaires, cette identité sert à contrôler les esprits et à faire dévier les vrais besoins vers des succédanés socialement rassurant comme le hockey professionnel ou les séries minables de la TV. Pire qu’une maladresse, cette naïveté est insultante pour ceux qui se préoccuperaient de solidarité à l’égard de ces journalistes, elle creuse elle aussi le lit de ce conflit.

Nous écrivions il y a quelques mois que « L’occasion était pourtant belle pour les journalistes lock-outés, de prendre le contre pied de la merde qu’on leur demandait de faire lorsqu’ils y étaient obligés. Une fois lock-outés, le courage leur a manqué de faire un honnête travail d’information dont ils auraient pu légitimement être fiers. Sur le site de Rue Frontenac où ils voudraient avoir l’air un peu plus dignes et dont ils devraient avoir honte, ils reproduisent en version numérique, les mêmes pitoyables étrons qu’ils pondaient dans la version papier. Il n’est que des crétins de journalistes pour penser qu’ils peuvent continuer à répandre impunément, même de manière virtuelle, des déjections semblables à la version papier du Journal de Montréal. Ces crétins n’ont vraiment rien compris et les déclarations conciliantes de leur syndicat envers Quebecor montrent que leur lock-out est en fait une mauvaise querelle entre gens du même bord. Ces journalistes se sont disqualifiés, y compris dans leur métier. Ils continuent à légitimer le système qui les utilise comme ses propres mercenaires et les pousse à aliéner les autres. »

Au bout de 17 mois de conflits les quelques incursions vers un journalisme offensif, comme par exemple l’affaire Labonté à Montréal, se comptent sur les doigts d’une main et ne peuvent être considérés comme des résultats significatifs mais simplement comme une activité journalistique honnête et ordinaire, un minimum de ce qu’il aurait fallu faire en toute circonstance mais bien loin des exigences que la situation de grève imposait depuis le début du lock-out.

Les journalistes lock-outés continuent à faire grosso modo ce pour quoi ils étaient payés précédemment, une information populiste, tamisée pour être consommée et oubliée dans l’instant. Ils continuent à traiter l’information en la réduisant au sport, aux petits amusements d’une culture industrielle, à commenter mollement les hauts et les bas de l’économie en crise, à saupoudrer d’un peu de social leurs pages numériques en ménageant la chèvre et le chou comme si l’enjeu était encore de montrer que même lock-outés, ils respectaient les règles du journalisme de caniveau de Péladeau comme de bons élèves injustement punis attendraient, honteux, de rentrer dans le rang.

Ces journalistes se targuent de succès dans leurs chroniques sportives. « Leurs articles accompagnent effectivement la mobilisation des esprits autour des équipes sportives et induisent la mise en place d’une hystérie collective obligatoire. Tout cela relève des stratégies de diversion sociale, d’un contrôle idéologique de la population. En temps de crise économique, le seul sujet qui devrait nous concerner serait les performances des joueurs ?! RueFrontenac participe du totalitarisme sportif dénoncé par les plus lucides dans l’aliénation planétaire » [1].

Sans avoir ni bougés ni avancés vers une nouvelle prise de conscience, ils restent malheureusement fidèles à leur revendication première, demande inchangée depuis le début du conflit : « Pouvoir apporter des pistes de solution qui permettraient à Quebecor de maintenir les importantes marges de profit que le Journal a générées au fil des ans, tout en profitant au maximum de nos emplois et de nos conditions de travail » (consultable sur le site rue Frontenac : Que demande le syndicat ?). Ces salariés méritants (aujourd’hui démérités) veulent ainsi que Péladeau continue à encaisser tranquillement le fruit de leur travail de spécialistes de la désinformation alors qu’ils répandent la confusion et la bêtise les plus insupportables. Incapables de remettre en cause leurs rôles dans les techniques de conditionnement actuelles, ils sont en plus impuissants à reconnaître le mépris dans lequel ils tiennent leurs lecteurs par leurs proses imbuvables.

Les piges de RueFrontenac prolongent le contenu du JdM [2] -de manière un peu moins ouvertement nuisible, reconnaissons-le-. Cependant les journalistes en grève s’évertuent à demeurer dans la norme du rapport de force social sans rien bousculer, sans se lancer à l’assaut de ses adversaires, sans critiquer les vraies raisons des conflits dans une société québécoise si démocratiquement répressive et si certaines de ses conditions d’oppression.

Consensus chevillé au clavier, compromis dans la tête, avec la peur de se griller dans la merveilleuse fête du salariat, pour ces journalistes obsédés du hockey comme valeur cardinale, il n’est jamais question de considérer que l’organisation de la grève sous les hospices des syndicats a été une impasse ; que les actions entreprises ont été vaines ou débiles ; que les piquetages sont ridicules ; que la répression ne faiblit pas ; que Péladeau mesure tous les jours un peu plus la bêtise syndicale et ironise sur leurs pitoyables moyens de défense ; que les actions en justice n’ont aucun impact ; que la caisse syndicale appartient aux travailleurs et non au syndicat et qu’en connaissance de cause, la gestion de cette caisse doit être faîte par les travailleurs et non par le syndicat afin de ne créer nulle dépendance financière abusive.

L’absence de perspectives immédiates, le sous-emploi du site et la résignation aux moyens de luttes éculés des syndicats en dit long sur la faillite de la stratégie de lutte adoptée et sur l’isolement qui en découle.

Après Quebecor c’est au tour de l’encadrement syndical de maintenir les mentalités immobilisées et piégées dans les limites matérielles du libéralisme et de ses frontières idéologiques. Pas question de remise en cause sociale, pas question de critiquer le fonctionnement syndical, c’est lui qui décide du type de grève, des modalités d’action, des tours de piquetages. Il le fait comme un patron attribue les charges de travail puisqu’il est le garant de la réussite de la grève et du (petit) pécule de fin de mois.

Alors que se passe t-il ? Est-ce pour ce chèque de fin de mois que les travailleurs lock-outés, tenus par un salariat syndical qui ne s’avoue pas, n’ont, semble t-il, ni l’envie ni le besoin de lutter contre les pratiques syndicales qu’on leur impose ? Ce sont pourtant ces pratiques qui les harponnent à nouveau, après celles du patronat, comme un moyen de marquer l’influence syndicale dans une cogestion « équilibrée » du monde du travail et qui ne veut pas dire son nom.

Les dés son truqués alors que ne souffle aucun esprit nouveau dans les mentalités.

C’est cette mentalité qui a besoin d’être élargie, qui a besoin de se construire dans et par la lutte.

La grève devrait être le lieu ou le besoin d’un contact vital et d’une communication authentique se renouvellent et se réalisent, le lieu ou les spécialisations s’annulent (journaliste et personnel de bureau par exemple), le lieu où chacun devrait exprimer ses convictions, avoir les moyens de le faire, et impulser une action en déployant une subjectivité réelle, le lieu où les décisions devraient se prendre à main levée, où les délégués seraient révocables à tout moment. Un combat comme celui-ci devrait déboucher sur des actions et une prise de conscience d’une autre envergure. Car il s’agit d’un combat, l’expression d’une lutte de classes, même si les syndicats le font tranquillement pourrir dans l’inaction et les arguties juridiques.

Après 17 mois de conflit, les grévistes n’ont toujours pas essayé d’entamer une réflexion sur l’aliénation produite par le JdM ou sur les dévalorisations constantes du salariat ou encore sur l’imposture des structures hiérarchiques propres aux institutions syndicales ou patronales. Ils n’ont pas tenté d’imaginer des pratiques de luttes véritablement efficaces alors que l’histoire des luttes ouvrières au Québec ou ailleurs regorgent d’exemples significatifs. Ils ont négligé de construire leurs propres modes d’organisations. Ils ont surtout négligé de partir de leurs propres besoins et non de ceux des syndicats ou de cesser de lorgner vers ceux de Quebecor.

Ce conflit n’est pas seulement symbolique d’une opposition patronat/syndicat face à l’ère numérique et la sous-traitance. Cette grève s’étouffe dans une politique d’adhésion à des valeurs minables et dépassées ; elle tente de jouer le registre de revendications sages et responsables d’une politique syndicale traditionnelle dont les patrons se moquent tant les syndicats sont eux-mêmes archaïques. Ceux-ci ne représentent plus, depuis longtemps, les luttes au Québec, ils ne les soutiennent que du bout des lèvres de peur de casser le consensus social qui les finance et les installe à gérer des fiducies et des fonds de retraite bien garnis. Leurs propres intérêts sont trop étroitement confondus avec les institutions bancaires (la Caisse des dépôts est un bon exemple) et les gouvernements successifs pour qu’ils acceptent les véritables enjeux des grèves actuels, une quelconque subversion. Plutôt laisser se détériorer les situations quitte à donner « généreusement » quelques miettes pour montrer un bon vouloir par la suite et regagner les votes perdus.

Ces 17 mois auront permis de déchiffrer comment 250 travailleurs ont été dépossédés de leur grève, de comprendre ce qu’ils n’en ont pas fait pratiquement, de constater ce que ce mouvement a dégagé comme impossible avenir pour lui-même, d’observer comment les gestes de solidarités, voire la sympathie spontanée, ont été détournés par la CSN et son inefficacité ahurissante.

17 mois de grève ? Quelques occupations et gestes symboliques, la monotonie des piquets de grève dérisoires devant le siège du journal à Montréal, la création du site rueFrontenac. Quelques tentatives de journalisme d’investigation que l’on peut compter sur les doigts d’une main ont apporté une confuse visibilité, un éclat précaire, aux grévistes, c’est bien peu !

Maintenant que la situation est toujours bloquée, c’est d’un outrage au tribunal -qui concerne 124 travailleurs- dont on attend la triste sentence, tout en écoutant le coordonateur défaitiste des lockoutés sur rue89 alors que les grévistes paraissent maintenant sans perspective réelle.

Jusqu’où peut aller la confusion et combien de temps faut-il pour s’installer dans la dévalorisation et dans la perte de soi ? Que faut-il subir pour se révolter vraiment, pour organiser un projet de vie différent ? 17 mois devraient suffire pour y réfléchir.

Quelle que soit son issue, ce conflit aura montré ce qu’il ne faut pas faire pendant une grève et contre qui il faut lutter.

Certains, dont nous sommes, sauront s’en rappeler le moment venu.

Titusdenfer - Montréal, 10 juin 2010


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