La com, la communication, tout semble à présent régi par un axiome, celui de la communication. Avec cependant un problème majeur qui est de communiquer sur quoi ? « Buzzer », oui, mais sur quel contenu ? L’image, la marque doit-on dire n’est pas tout. L’emballage a son importance, mais lorsque cela ne suffit pas et c’est un peu court, même pour des personnes googlisées, facebookées et téléformatées !
« Le “cadre-artiste” connecté nuit et jour, une clé USB dans la tête, est joignable et corvéable à tout bout de champ grâce à son téléphone portable et son micro-ordinateur » et s’enorgueillit d’être de ce nombre croissant de cadres auto-proclamé-es créateurs et créatrices en communication.
Et c’est finalement l’une des problématiques qu’aborde Bernard Demiaux dans son ouvrage, Le Programme et la main. À travers le récit d’un itinéraire artistique et de l’exploration des nouvelles technologies de l’information et de la communication qui envahissent de plus en plus l’espace de la vie quotidienne, Bernard Demiaux fait la démonstration de la fascination exercée par la technique numérique et de ses limites.
Il ne s’agit certes pas de rejeter cette technologie, mais d’en analyser les effets de dépendance dont on ne mesure certainement pas encore les conséquences. Une dépendance addictive dont on ignore si elle est nécessaire, qui donne le change en s’improvisant et s’affirmant peu à peu symbole de connaissance ou de créativité.
De même, écrit Bernard Demiaux, « il faut s’alerter de l’instrumentalisation des artistes par les entreprises ou les sociétés de conseil. Dans un monde où chacun est sommé de créer, les entrepreneurs assimilent un peu vite la créativité entrepreneuriale à la création artistique. »
Le Programme et la main présente également le champ de recherches qui se croisent, espace, temps, conscience, différentes expressions ou formules d’où émergent des questions sur la nature humaine, sur la transformation de la société, sur le rapport des individus à l’accélération, à la fuite en avant des technologies. Fuite en avant qui induit évidemment et parfois à notre insu des changements de société, de l’environnement et des modes de vie dans une sorte d’emballement du système capitaliste :
« Après la chute du mur de Berlin, en 1989, ce sont les débuts de la mondialisation et des délocalisations d’une économie qui va se transformer en casino planétaire, grâce à la technologie et à la recherche du profit maximal, moteur du système capitaliste. On recrutait dans les banques les majors des grandes écoles, des mathématiciens qui ont fini par tout modéliser. Aujourd’hui, c’est une immense cacophonie. On replâtre comme on mettrait du ciment sur de la boue. Dans les banques, on a fait de petits programmes de trading algorithmique qui, en cascade, disent qu’il faut acheter ou vendre automatiquement, une obliga- tion, une action, une monnaie. On a alors des procédu- res, des petits modèles logiques qui s’emballent. C’est une crise systémique. Il faudrait alors faire des contre- programmes qui rechercheraient les produits toxiques. »
Bernard Demiaux [1] : Actuellement, nous sommes submergés par le numérique et, comme j’ai eu la chance de vivre tout cela au début des années 1970, j’ai pensé que c’était le moment d’avoir un regard en arrière pour en cerner les différentes étapes, qu’il s’agisse de l’évolution de ces techniques dans la création et, en filigrane, les liens avec ma propre création artistique. En même temps c’était une manière de poser des questions aujourd’hui, semblables d’ailleurs à celles que l’on se posait il y a dix, vingt ou trente ans. Il est important de voir comment cette appréhension des technologies revient de manière cyclique.
Christiane Passevant : Tu dis être peintre numérique, mais tu es d’abord peintre ?
Bernard Demiaux : Absolument, mais j’utilise le numérique. Dans les années 1970, j’étais fasciné par les ordinateurs et par les moyens qu’ils apportaient et cela m’a aussi donné l’idée de peindre dans la télévision. C’est un choix que j’ai fait pour m’exprimer, mais j’ai continué à travailler avec les crayons, le papier, la peinture, tout en utilisant l’art informatique. On ne disait pas numérique à l’époque. Ce nouvel outil m’a permis d’aller un peu plus loin. J’ai ramené un des premiers Apple à la fin des années 1970. Tout a commencé comme ça.
Christiane Passevant : C’était aussi une façon de démythifier l’art ?
Bernard Demiaux : Pas vraiment au début. Le mouvement s’est développé aux États-Unis, dans la mouvance hippie, avec le mouvement de développement personnel, parallèlement à l’essor de la micro informatique dans l’image et le son. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, les ordinateurs étaient énormes et un peu big-brother. Et la micro informatique coïncidait aussi à une recherche de liberté individuelle, de rencontre différente avec les autres. Ensuite, dans les années 1990, avec le développement des réseaux internet, nous avons pensé faire intervenir beaucoup plus d’acteurs dans les performances.
Christiane Passevant : Pourquoi as-tu été attiré par cet aspect technique lié à ta recherche artistique ?
Bernard Demiaux : J’ai une formation d’ingénieur en même temps qu’une formation artistique, l’école des Beaux Arts, la Grande chaumière… Mon oncle était graveur. Tout cet apprentissage m’a donné le goût de créer des images numériques, des peintures.
Christiane Passevant : Dans ton livre, Le programme et la main, apparaissent trois étapes importantes de ton itinéraire artistique. La première est la rencontre avec les artistes californiens dans les années 1960 et 1970 ?
Bernard Demiaux : Toute cette mouvance était à la recherche de nouveaux moyens d’expression, au niveau relationnel comme au niveau technologique. Cette technologie, nous l’avons d’abord abordé avec des bouts de ficelle. C’était d’abord un gigantesque bricolage. Et l’on peut dire la même chose de l’informatique aujourd’hui. L’impression donnée est que c’est très élaboré, mais en fait si l’on regarde les programmes de près… C’est un bricolage infernal.
Par exemple, les petits programmes automatiques pour les bourses sont certainement à l’origine des dérapages qui ont provoqué la catastrophe bancaire. Les traders n’étaient plus que spectateurs devant la machine qui s’emballe. C’est la conséquence du tout numérique. C’est pourquoi je pense qu’il faut faire attention à cela à présent.
Christiane Passevant : Dans ces années 1960-1970 existe aussi le phénomène des drogues hallucinogènes qui changent la perception des formes, des couleurs, des mouvements, de l’environnement, etc… Quelle a été l’influence des drogues sur ta recherche et ton travail ?
Bernard Demiaux : J’ai pris très peu de drogues chimiques, comme le LSD, mais plutôt des champignons hallucinogènes au Mexique. La psylocibine est un petit champignon et mes expériences se sont déroulées sous contrôle médical à Mexico. Nous avons participé à des séminaires et avons pris ces champignons qui nous transportaient dans des mondes magiques, car nous étions dans une nature luxuriante.
Les rencontres que j’ai faites dans le Chiapas étaient très fortes et j’ai voulu ensuite en rendre compte de manière créative. Je me suis alors entré dans l’art numérique. C’était un basculement.
Le Programme et la main
Bernard Demiaux
(éditions du Sextant.)
(Extrait)
Le choix du numérique
L’été 1978, j’avais pris des photos de rues de Paris et de mes amis avec un Polaroïd.
Je me suis aperçu qu’en grattant l’image chimique avant qu’elle soit révélée, avec un outil de gravure à deux pointes, je changeais la nature de ce que je voyais. Je dessinais des signes sur l’émulsion photographique. En arrière-plan, on devinait la photo, les visages étaient déformés, les paysages urbains tourmentés. Peut-être pour révéler le tragique, les tourments, la mort sous l’apparence lisse, j’éprouvais un besoin de casser ces photos trop parfaites, et d’en détourner la technique.
Au même moment, j’avais commencé à programmer des signes sur un des tous premiers micro-ordinateurs, l’Apple 2. J’ai eu envie de visualiser sur un écran ce que je faisais avec mon appareil Polaroïd. Comme les scan- neurs n’existaient pas encore, je fabriquais des formes imaginaires avec des signes simples. Cela coulait bien, je programmais sans difficulté et pouvais afficher ce que je voulais sur cet écran qui était devenu un tableau. Mon pinceau, c’était le programme.
Avec des programmes informatiques et un alphabet inventé, je pouvais peindre dans la télé avec des points lumineux qui s’affichaient en quatre couleurs, le noir, le blanc, le bleu et l’orange. Ce n’était plus des visions tourmentées comme sur les photos Polaroïd, mais une passerelle vers un autre monde, à la fois lent et infini.
[1979] Je découvre l’art amérindien et les peintures murales de José Clemente Orozco et de Diego Rivera. Près de Mexico, nous participons dans la forêt à des sessions de groupes encadrées par le docteur Roquet, sous l’envoûtement de la musique et des champignons hallucinogènes.
C’étaient des groupes de cent personnes, très émouvants, un mélange de religion, de psychologie, de musique, de pleurs et de chants.
Je me rappelle la lumière blanche des cloîtres, l’accueil chaleureux des organisateurs, le cérémonial imposant des groupes de thérapie. Je me sentais hors du monde, immergé dans une culture incroyable, mélange de rites chamaniques, de musique et de religion catholique. J’ai encore à l’esprit cette femme en transe qui invectivait violemment son mari infidèle, les relances du thérapeute, les patients qui prennent parti, racontent leur histoire, la musique et les pleurs généralisés. Je n’avais jamais osé imaginer un truc pareil. Je garde encore en mémoire les nuits blanches, l’équipe de thérapeutes qui nous empêchait de dormir pour faire tomber nos défenses psychiques.
Nous lisions les livres de l’anthropologue Carlos Castaneda, L’Herbe du diable et la petite fumée, Voyage à Ixtlan... Nous sommes allés dans le Chiapas, dans des cloîtres majestueux dans la forêt tropicale, à la rencon- tre des chamans. Hors du temps, laissés à nous-mêmes, nous avons séjourné quelques jours chez les indiens Lacandons, des indiens semi-nomades descendant des Mayas, on a pris des photos Polaroïd, c’était une pour eux, une pour nous, pour ne pas capturer leur image. Puis nous sommes partis à la rencontre de chamans dans la sierra Mazatèque, longue marche initiatique dans la montagne, à tourner en rond, revenir sur nos pas, pour enfin nous retrouver dans une soirée d’initiation chamanique avec Don Mateo, champignons hallucinogènes mélangés à la terre, goût âcre, je me rappelle les danses joyeuses, les tremblements de fièvre et une grande paix intérieure après le voyage. Le lendemain, nous rencontrons la chamane Maria Sabina, la sabia de los ongos. Elle accepte d’être photographiée en échange d’une photo Polaroïd, comme les Indiens de la selva.
J’ai en mémoire les préceptes du guerrier indien : contrôle, discipline, endurance, volonté... Le repas sommaire chez les Lacandons, les nuits en hamac à la belle étoile à ne dormir que d’un œil, attentif au moindre bruit.
Je me souviens de la course effrénée à travers la forêt pour rejoindre Palenque, on pensait avec Jacques être poursuivis par des contrebandiers qu’on avait croisés le matin, ça nous donnait des ailes...
De Paris, j’avais emporté en plus de mon appareil Polaroïd, des tubes de peinture et mes premières images numériques réalisées sur l’Apple 2. L’appareil photo, je l’ai perdu dans le site archéologique de Monte Alban près de Oaxaca. Les tubes de peinture, je m’en suis servi pour reboucher le carter d’une voiture qui nous avait pris en stop du côté de Puerto Angel sur la côte pacifique... À la fin du voyage, il ne me restait plus que mes images numériques avec mes disquettes de programmes. J’ai pensé que c’était un signe.
De retour à Paris à l’automne 1979, après des dis- cussions animées dans les ateliers de lithographie de Bramsen et Champfleury sur la gravure et la peinture sur papier, j’apprends qu’Alechinsky après dix ans de peinture à l’huile avait découvert la peinture acrylique sur papier dans l’atelier du peintre chinois Wallace Ting à New York. Je décide que, pour moi, ce sera l’informatique qui me permettra de m’exprimer plastiquement.
En fait, j’étais fasciné comme un enfant par la possibilité de mettre des points de couleur sur un écran que je coloriais à discrétion, que je peignais avec mes codes numériques. Je pensais pouvoir exprimer ma sensibilité, ma vision du monde de cette manière-là.