Sourates pour Dubaï ou les mille et une histoires d’une ville État qui se veut modèle du système capitaliste, dans un décor de riches… très coûteux, mais plutôt style décor en carton pâte. La mégalomanie architecturale y atteint des sommets et les conditions de travail sont les fioritures qui gomment les êtres humains pour ne garder que les fonctions qu’ils occupent dans ce chantier géant à ciel ouvert, sur lequel sont en place 20 % des grues de la planète.
Sourates pour Dubaï est le journal de bord d’une ballade dans un Las Végas économique, fantasmé, en pays d’Arabie. Journal où se côtoient les impressions d’un Candide au pays des émirats, d’un Aladin occidental qui parle à tout le monde — quand cela est possible —, et bien sûr les chiffres officiels, la propagande distillée et les impressions à chaud… Un Aladin qui ne possède nulle lampe merveilleuse, donc pas de génie magique, ni de tapis volant, mais garde un œil acerbe sur les fantasmagories exotiques de cette bulle capitaliste. Le constat va au-delà d’une imagination perverse du profit et se nourrit d’observations de plus en plus sidérée. Des murs en téflon pour le gratte-ciel en forme de voile aux îles artificielles formées grâce à la boue du fond des mers, du paradis de la finance aux bordels chics, des placements juteux et virtuels à la piste de ski sous 50° à l’ombre, des 800 000 travailleurs sans droits ni couverture sociale aux expulsions immédiates en cas de revendications, Jean-Manuel Traimond nous livre ici un journal de bord (avec photos) d’un voyage en capitalisme botoxé, relooké, en vitrine éphémère et emballée.
Dubaï la clinquante et l’hyper contrôlée, la ville moderne et factice, « une ville bigoto-pécheresse où la tolérance se résume à celle de la prostitution et de l’alcool, tant que ces deux bonheurs des bourgeoisies extérieures se tiennent dans les limites de la nuit et des bars d’hôtel ; une ville dont on ne sait si elle mine l’islam en y injectant les insidieux poisons de la modernité, ou si au contraire elle le conforte en lui procurant une soupape de sûreté géante. »
Sourates pour Dubaï, beau titre pour décrire ce débordement de fric basé sur l’exploitation qui offre — qui vend, devrais-je dire — la projection nouveau riche d’une ville État « trop étendue, trop dépendante de l’automobile, une ville lacérée par d’immenses autoroutes impassables ; une ville, peut-être la plus cosmopolite qui n’ait jamais existé, mais dont le cosmopolitisme a été stérilisé au bénéfice des bazars infiniment
répétés ».
Sourates pour Dubaï… « Le Dubaï menaçant dépasse le Dubaï rêvé, mais procède de lui. Ou plutôt de l’écart entre le rêvé et le réel. Car pour que les mythes du Dubaï rêvé ne soient pas trop mis à mal par la réalité, il fallait que le pays ne soit pas un pays.
Un vrai pays regorge de vieux, d’adolescents, de malades, de mendiants, ces inutiles qui empêchent de croire qu’on peut vivre comme des dieux. Il faut que le pays [Dubaï] ne soit qu’une entreprise, que la société ne soit une société qu’au sens commercial.
De là, comme dans une entreprise explicite, l’usage des travailleurs jetables. Ils ne viennent que pour travailler, sans leurs familles. »
Mythe et capitalisme à l’ombre de nouvelles tours de Babel : l’économie a tout « conquis, le pouvoir, l’espace, le temps, la perception, la réalité, l’imaginaire. Le règne nu de la marchandise enfin débarrassé des fictions politiques, des oripeaux constitutionnels, du cache-misère appelé démocratie. »
Sourates pour Dubaï… Un récit intéressant qui commence par les égouts…
Extrait de Sourates pour Dubaï de Jean-Manuel Traimond (ACL) :
Sourate des intestins
Un camion-citerne rouge. Puis un second camion-citerne. Rouge. Devant eux, un troisième camion-citerne rouge. Rashid, le vieux Pakistanais qui m’a promis une surprise, me sourit, narquois.
– C’est votre surprise, Rashid ?
– Ce n’est que le début de ma surprise.
Nous repartons, sur cette route en plein soleil, mince au milieu
du sable et de quelques arbustes souffreteux. Cinq, dix, vingt, trente camions-citernes. Je compte sans comprendre. Au centième camion- citerne, nous nous arrêtons. Devant nous, une immense file de camions-citernes, tous rouges, tous immobiles.
– Rashid, je capitule, expliquez-moi.
– Tous les jours, toutes les nuits, vous verrez ces camions. Vous n’avez vu que le début de la queue, elle s’étend sur bien plus de kilomètres encore.
Silence. Narquois, décidément. – Bon, et qu’est-ce qu’il y a dans ces camions-citernes ?
– À Dubaï, la plupart des quartiers riches ont le tout-à-l’égout.
Silence.
Toujours narquois.
– Donc, quels quartiers n’ont pas le tout-à-l’égout ?
– Les camps de travail.
Non, lecteur, ce n’est pas ce que vous pensez. Labour camps désigne
les cités-dortoirs, plus dortoirs que cités, des 800 000 Pakistanais et Indiens qui travaillent sur les chantiers, dans le port et dans les hôtels et les cuisines de Dubaï.
Rashid me laisse réfléchir. Je propose une solution. Il m’approuve.
– Oui ! Chaque dortoir possède une valve, par laquelle sortent les eaux usées des douches, des cuisines et des toilettes des camps de travail. À l’autre bout, une citerne. Quand la citerne est pleine, un camion- citerne, rouge, vient la vider.
– D’accord, mais pourquoi ces... je ne sais pas, trois cents, quatre cents, cinq cents camions-citernes ?
– Parce que l’usine de traitement des eaux à Dubaï offre moins d’une vingtaine d’ouvertures pour les eaux usées qui arrivent par camion. 2 200 camions-citernes de ce type roulent à Dubaï. Chacun prend vingt minutes pour se vider.
– Mais alors, combien de temps les camions doivent-ils attendre ?
– En été, quand l’usage de l’eau atteint son maximum, jusqu’à vingt heures.
– Vingt heures ! Sous le soleil ! – Où voulez-vous qu’ils aillent ?
– Mais l’été, à Dubaï, le thermomètre monte à 47, 48, 50 degrés !
– Et il n’y a pas de café sur cette route. Pas de douches. Pas même
une salle commune, à l’ombre. Avec des toilettes.
Nous repartons. Je n’ai plus compté. Une horrible odeur, qu’on me
dispensera de décrire, a commencé à peser. Nous étions arrivés à l’usine d’assainissement des eaux, l’intestin de Dubaï. Une autre route y mène, sur laquelle attendait une file bien plus courte. Au bout de la file, une voiture de police. Hors de la voiture de police, un petit policier ventru. Autour de lui, une quinzaine de chauffeurs, barbus, leurs yeux clairs perçant leurs visages bruns de Pashtouns. Furieux, mais n’osant pas céder à leur envie de lui régler son compte. Rashid, paisible, se gratte la moustache, écoute, et me traduit :
– Ceux-là ont triché, il y a un raccourci, mais ils n’ont pas le droit de le prendre. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’au bout du raccourci... vous voyez cet objet blanc sur le lampadaire, là-bas ?
– Une caméra de surveillance. Ce pays n’en manque pas !
– La caméra a déjà enregistré leurs numéros. Le policier le voudrait-il qu’il ne pourrait pas éviter de leur mettre une amende.
– Combien ?
– Mille dirhams [en gros, deux cent cinquante euros].
– Combien gagnent-ils par mois ?
– Huit cents dirhams.
– Qui va payer ? Eux, ou leur patron ?
– Vous êtes jeune, vous !
– Et s’ils ne paient pas ?
– Il y a des vols pour Karachi tous les jours. Et vous m’avez dit que
vous avez déjà regardé les petites annonces. Vous avez vu combien de Pakistanais se proposent comme chauffeurs ?