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Jean-Pierre Garnier
Sur l’angélisme « post-colonial »
Article mis en ligne le 17 juillet 2010
dernière modification le 29 octobre 2023

Depuis quelque temps déjà, sous prétexte que des gouvernements de droite et « de gauche » en France, prétendent mettre fin par une politique répressive aux troubles qui perturbent la « tranquillité publique » ou
la « paix civile » dans les « cités » et aux alentours — en fait les zones de relégation où sont parquées les classes les plus dominées —, un certain nombre de chercheurs, enseignants et militants en sont venus, pour toute explication, à ériger les trublions en victimes innocentes du post-colonialisme. Dernière en date, de cette mea-culpabilisation, la croisade lancée contre la loi sur la burka.

Une chose est sûre : une loi de résoudra rien. Mais il en va de même pour toute les mesures autoritaires prises contre l’aliénation religieuse, comme l’a prouvé le retour en force du « sacré » dans les ex-pays du socialisme réellement inexistant. Le fait que celle-ci, comme l’avait signalé Marx, ne soit que « le soupir de la créature opprimée, le sentiment d’un monde sans cœur, et l’âme d’une société sans âme », ne devrait pas pour autant inciter à la respecter. Ni à respecter les pratiques qu’elle engendre. Pas plus que ceux qui s’y livrent.

Le « respect », promu en norme dans les « quartiers sensibles », comme la « tolérance » hier dans les « beaux quartiers », sont des principes moralisants qui neutralisent l’esprit critique. Au nom du « respect de
l’autre », « le traitement sexiste des femmes est toléré quand il est revendiqué et pratiqué par des populations venues d’ailleurs », s’indigne à juste titre l’avocate féministe maghrébine Wassyla Tamzali [1]. C’est ainsi qu’inspirés par un relativisme culturel censé rompre avec l’« hégémonie occidentaliste », certains tentent aujourd’hui, de faire accepter cette aberrante idée que, pour respecter leur croyance, il faut s’accoutumer à voir des êtres humains déambuler comme des fantômes en plein jour. Sans doute peut-on estimer et soutenir les gens qui, au nom de leurs convictions religieuses, se sont engagés, à leurs risques et périls, à mettre en œuvre l’éthique qu’ils en avaient retirée. À condition que celle-ci soit en phase avec les idéaux d’émancipation collective que je persiste à identifier, contre vents d’ouest et marées roses, au communisme libertaire.

Éduqué dans la mécréance sans concession d’un père anarchiste, j’ai toujours mis dans le même sac de l’obscurantisme réactionnaire, le christianisme, le judaïsme et l’islamisme, pour ne citer que ces superstitions « monothéistes ». Et j’ai du mal à admettre que je me sois trompé, au vu des excès récents auxquels se laissent aller leurs fidèles respectifs.

Le foulard, puis le nikab et enfin la burka : l’escalade se poursuit en France et ailleurs, dans la soumission, volontaire ou non, de femmes musulmanes — ou supposée l’être — aux préceptes religieux d’un autre âge. Bien sûr, on pourrait trouver seyant le foulard. Mais pour des raisons esthétiques. Comme le chapeau. Les deux autres accoutrements, en revanche, ne font qu’exprimer le ravalement au statut d’être inférieur, pour ne pas dire d’objet, d’un sexe — on parle de « genre », aujourd’hui, dans les milieux néo-petits-bourgeois, pour ne pas passer pour phallocrate — que l’on disait « faible » pour ne pas reconnaître qu’il était et reste souvent assujetti à la domination masculine.

Quand des jeunes filles voilées interrogées sur les raisons du port cet attribut répondent que c’est pour « avoir la paix », c’est-à-dire se préserver de l’agressivité machiste des petits mâles crétinisés qui tiennent les murs ou le haut du bitume dans les « cités », elles confirment ce que certains chercheurs, qui se font fort de « décrypter » le monde social, ne veulent pas voir. À savoir, que, loin d’être un signe de « libération » à l’égard des codes imposées par le post-colonialisme, le « voile » n’est qu’un mode d’acceptation de la loi du plus fort.

Un autre argument souvent avancé, qui séduit nombre de défenseurs de la « diversité culturelle » dans les villes européennes, est celui du voile comme expression librement assumée d’une identité, d’une différence, d’une rébellion féminines, comme si l’on pouvait adopter voire exhiber sans conséquences des signes ou des pratiques antiféministes. Wassyla Tamzali. évoque à ce propos la réponse pour le moins désinvolte de l’une des grandes prêtresses de la liberté sexuelle des femmes, l’écrivaine Érica Jung, en réponse aux inquiétudes soulevées en Italie par la prolifération des voiles : « Le voile ? C’est comme les cheveux longs dans les années 60 ». Et la féministe algérienne de s’étonner que l’on puisse de la sorte considérer le voile comme rien de plus d’une mode passagère : « c’est plaisanter avec une pratique qui ne rigole pas » [2]. Et de citer l’historienne tunisienne Latifa Lakhadar, spécialiste de la pensée islamique, pour qui « le voile est le signe de l’enfermement théologique des femmes et la sanctification de l’ascendant de l’éros musulman sur l’éthos
musulman » [3].

Depuis l’effondrement des perspectives politiques de transformation radicale des rapports sociaux, la régression identitaire fait rage. Et les femmes ne sont pas les dernières à en faire les frais. « Depuis des décennies, note un économiste qui n’a pas rompu avec le progressisme, la décomposition économique et politique, conjuguée à la faiblesse des partis militant pour la révolution sociale, a renforcé des courants dont le programme comporte ouvertement un recul de la condition féminine recul qui s’annonce sous les traits d’une émancipation vis-à-vis des valeurs délétères de l’Occident. [4] » Ce qui vaut à l’échelle nationale ou même transnationale de certains pays du « Sud », peut s’appliquer aussi, toutes chose égales par ailleurs, à la situation locale dans les « quartiers ethniques ». En France, notamment, où la « décomposition économique et politique » a déjà atteint un stade avancé, et où le « socialisme » ou le « communisme municipal » — si peu révolutionnaires eussent-ils été, puisque social-démocrate ou stalinien — liés au mouvement ouvrier appartiennent comme ce dernier au passé. Sans surestimer son importance et son influence, le courant islamique (ou islamiste) a, ici aussi, pénétré pas mal d’esprits, justifiant un certain retour en arrière aux dépens des femmes au nom de leur émancipation vis-à-vis des valeurs dominantes. Pour peu que l’on persiste à juger que l’égalité est celle qui doit, quoi qu’on en dise, primer, on est en droit de trouver parfaitement réactionnaire cette émancipation autoproclamée qui emprunte les atours de l’aliénation religieuse et de la sujétion sexiste.

Bien entendu, la régression identitaire en cours peut prendre bien
d’autres voies. Songeons, par exemple, à ces anciens
« contestataires » gauchistes, maoïstes ou trotskistes, qui,
excipant de leur judéité retrouvée, se sont convertis en apologistes inconditionnels de la colonisation sioniste. Ou à ces porte-parole
auto-labélisés « Indigènes de la République ». en lutte contre les discriminations racistes et l’amnésie de la population française
« blanche » à l’égard d’un passé peu reluisant marqué par l’esclavagisme et le colonialisme. « Indigènes » qui, à cette aune, ne mesurent, quand ils ne les ignorent pas, les inégalités croissantes entre classes, toutes
« races » confondues, engendrées par un capitalisme retourné, sous des formes parfois inédites, à son état sauvage. En fait, n’en déplaise à ses théoriciens autorisés parce que diplômés, la « question
post-coloniale », devenue obsessionnelle chez certains, contribue bel et bien à évacuer la question sociale, celle de la domination capitaliste, des inégalités qu’elle engendre et des malaises populaires qui en résultent,
en l’ethnicisant.

Les stratèges de la droite, comme ceux de la fausse gauche avant eux, avec la création téléguidée de SOS-racisme, l’ont bien compris. L’« affaire du voile islamique », puis le faux débat sur « l’identité nationale » mis sur orbite par Éric Besson, suivi maintenant de la « loi anti-burka » sont autant de leurres agités devant les gogos — ou les bobos — de gauche voire positionnés « à gauche de la gauche », pour les détourner de ce que l’on appelle la lutte des classes, ou, plus exactement, comme l’avait précisé Noam Chomsky pour caractériser la conjoncture socio-historique actuelle, de la « guerre de classe » menée par la bourgeoisie transnationalisée contre le prolétariat à l’échelle planétaire. Nos intellectuels « radicaux », copie conforme et de plus en plus conformiste de ceux qui plastronnent dans les campus étasuniens, avec l’impact — dérisoire — que l’on sait sur l’évolution des rapports de forces dans leur propre pays, se sont rués avec un bel ensemble dans ce piège idéologique, en croyant ouvrir un nouveau front contre l’ennemi, alors qu’ils ne font que patauger sur le terrain fangeux que celui-ci avait préalablement choisi.

On ne manquera pas, parmi les « intéressés », de taxer cette prise de de position de « républicanisme assimilationniste » dans leur premier
« Appel » fondateur [5] ?. Est-il pourtant possible d’ignorer que, depuis sa fondation, notre république est demeurée bourgeoise ! Et comme si l’exaltation de la « diversité », ethnique ou culturelle, psalmodiée en chœur par la Gauche bien pensante et la Droite « éclairée » n’était pas, le plus souvent, rien d’autre qu’une manière d’accepter l’inégalité sociale en la camouflant. Ou comme si l’« universalisme égalitaire, affirmé pendant la révolution française », fustigé par les Indigènes de La République dans leur Manifeste, était incompatible avec ce « droit à la différence » qui peut, certes, servir les causes les plus honorables, mais aussi à effacer, comme le note, « la seule différence qu’une véritable politique de gauche devrait chercher à éliminer : la différence entre les classes » [6]. Comment comprendre, s’interroge une anthropologue, le choix d’aborder en termes de colonisation « un ensemble de phénomènes autrefois répertoriés comme relevant de la domination [7] » ?

Sur le mode victimaire de la souffrance, pour les uns, et de la repentance, pour les autres, la métaphore du post-colonisé qui « s’épanche sur son sort, ses blessures incicatrisables, ses meurtrissures permanentes » est ainsi en passe de prendre la place du dominé, « figure sociopolitique façonnée sur son antithèse de révolte » [8]. Il n’est pas difficile, dès lors, de deviner qui va perdre au change, à continuer dans cette voie : l’intelligibilité des mutations en cours des sociétés capitalistes, pour le plus grand profit des dominants.