Ce texte est extrait et adapté du livre de Larry Portis, Qu’est-ce que le fascisme ? Le phénomène social hier et aujourd’hui (à paraître prochainement aux éditions du Monde Libertaire).
Il est important de ne pas confondre le fascisme, qui est une dérive des institutions politiques causées par l’évolution du système de production capitaliste, avec les comportements des dirigeants ou des politiques. Cependant, dans le cas d’une situation urgente, où l’intérêt général est jugé menacé par ce principe, une transformation des institutions et de la nature du pouvoir peut faire basculer la « démocratie politique » vers le fascisme. Les individus ou groupes qui tendent à accélérer un tel basculement, de même que ceux qui administrent la politique d’un tel régime ou qui le cautionnent par leur passivité peuvent être considéré des « fascistes ».
Parfois les défenseurs de ce système reconnaissent ses dérives possibles vers une forme d’autorité antidémocratique. À propos du gouvernement du président Nicolas Sarkozy, un journaliste de la gauche réformiste souligne la pérennité de ce danger. Selon Edwy Plenel, le gouvernement de Sarkozy accélère considérablement cette dérive inscrite dans les institutions. « Durant les mois qui précédèrent et qui suivirent l’annonce du chantier constitutionnel, en juillet 2007, on le constata à loisir : en apparence le même, le régime avait en réalité changé, sans coup férir. Quand l’article 5 de la Constitution place le président de la République en position d’“arbitrage”, quand les articles 20 et 21 de la Constitution donnent au gouvernement la détermination et la conduite de “la politique de la Nation”, et au Premier ministre la direction de “l’action du gouvernement”, Nicolas Sarkozy renversait brutalement les rôles. »
Le journaliste poursuit en rappelant que cette modification institutionnelle n’est guère surprenante car « l’immédiate pratique sarkozyste du pouvoir appliquait fidèlement les principes d’une autre Constitution, bien peu démocratique puisque née d’un coup d’État bien réel. Le précédent mérite d’être médité puisqu’il s’agit de la Constitution du 14 janvier 1852 alors que, son putsch réussi, l’encore président de la République, Louis Napoléon Bonaparte, accélérait sa marche vers le second Empire. L’article 3 de cette Constitution édictée sur les ruines de la République stipule : « Le président de la République gouverne au moyen des ministres, du Conseil d’État, du Sénat et du Corps législatif. » Gouverne au moyen… Et l’article 13 d’enfoncer le clou : “Les ministres ne dépendent que du chef de l’État” [1] »
Les politiques ne sont pas pour autant des fascistes. Si l’on prend le cas du président Nicolas Sarkozy, il est parfois accusé, comme d’autres hommes ou femmes politiques, d’avoir une certaine parenté avec des fascistes historiques — Hitler et Mussolini étant le plus souvent cités.
Le style adopté par Sarkozy — les traits de caractère qu’il affiche — se prête à la comparaison. Certes, faire montre d’une énergie débordante et d’une activité frénétique crée une impression d’efficacité, mais ce type de politicien populiste ne fait guère impression pour la qualité de sa réflexion. C’est un style que Benito Mussolini, Jacques Doriot, Jean-Marie Le Pen ou Adolf Hitler ont largement cultivé. Concernant ce dernier, l’historien Karl Dietrich Bracher remarque : « grâce à son activité effrénée, Hitler sut mieux que les autres fonctionnaires du parti se rendre indispensable et repousser au second plan le calme Drexler, lié par ses activités professionnelles. Lorsque l’épreuve de force s’engagea, il devint rapidement évident que, en dépit de toute leur sympathie pour Drexler, la plupart — y compris Drexler lui-même — ne voulaient pas renoncer à Hitler, moteur du parti. C’était le modèle même de la tactique que Hitler devait à maintes reprises utiliser avec succès… ».
Une autre caractéristique de ce style est l’effet d’annonce auquel il faut ajouter l’emploi d’un langage « populo ». Dans une société où les communications de masse privilégient la forme au contenu du message, la déclaration d’intention se substitue parfaitement à son accomplissement. Pour cette raison, la bravade « mâle » prime sur le raisonnement ou la sensibilité. Les détracteurs de Sarkozy le tourne en dérision, notamment pour sa vulgarité de langage et ses provocations grossières. Outre son manque de raffinement, il cultive l’image d’un homme qui, en « réformant » la société, travaille pour le « peuple ». Sans doute a-t-il besoin de vanter ses prouesses afin de compenser un complexe d’infériorité dû à sa petite taille (comme Napoléon Bonaparte ou Francisco Franco, par exemple), néanmoins son style et l’usage de slogans réducteurs — « travailler plus pour gagner plus » — sont tout à fait calculés. Hitler n’a pas fait moins. Selon Bracher, « La méthode caractéristique de Hitler, consistant à réduire des bribes d’idées chargées d’émotion et d’agressivité à des slogans simples et percutants, présupposait cette technique d’action directe sur les masses, qui constituait la principale force des nationaux-socialistes. »
Un autre élément — qui démarque un populisme de droite d’un populisme de gauche — est l’appel aux sentiments religieux et aux tendances racistes. Idéologiquement, Sarkozy s’est clairement situé du côté des réactionnaires, notamment avec sa visite au Vatican et par ses propos affirmant le rôle central de la religion, et de l’Église catholique en particulier. Pour les questions concernant l’ethnicité ou les « races », il entretient à souhait une ambivalence qui lui permet de jouer sur la peur et les relents xénophobes d’une grande partie de l’opinion. Le célèbre discours prononcé au Sénégal dans lequel il a suggéré que les Africains n’étaient pas encore entrés dans la modernité en est une démonstration. Il s’est également prononcé sur l’homosexualité et la délinquance qui auraient, selon lui, une base génétique. De plus, sa politique répressive à l’égard de l’immigration et des sans papiers, avec en prime les propos qualifiés de racistes tenus par son ministre chargé de ces questions, ont eu pour effet de renforcer ces impressions.
Si le fascisme se déclare radicalement « réformateur » sinon « révolutionnaire », le programme gouvernemental affiche cet opportunisme propre à une démarche « proto fasciste ». Sarkozy se présente comme l’homme providentiel de la « rupture » et annonce, en préliminaire, son intention d’en finir avec l’héritage de mai et juin 1968 et avec la radicalité d’une génération prompte à s’opposer aux pouvoirs établis. Il s’agit de récupérer une fois pour toutes l’idée de changement dont il serait désormais le seul détenteur. L’objectif de cet effet de manches étant un véritable tour de passe-passe qui substitue à l’utopie d’une possible évolution vers des rapports sociaux égalitaires le mirage de réformes qui aboutissent à une régression sociale. Sur ce point, Bracher cite les efforts de Goebbels et de Hitler pour occulter l’exemple de la Révolution française.
Le slogan « ni droite ni gauche » pour qualifier un mouvement ou un parti politique s’inscrit dans la démarche fasciste. Or la politique dite d’ouverture conduite par Sarkozy, consistant à convaincre des membres de l’opposition à entrer dans son gouvernement, participe de cette tendance.
Un autre élément de cette même démarche politique est d’entretenir une relation étroite avec les représentants du grand capital. Dans le contexte des institutions de la démocratie libérale, autrefois qualifiée de « démocratie bourgeoisie », les représentants politiques se doivent d’assurer qu’ils ont à cœur la nation dans son ensemble. Cette fiction se transforme en mythe incantatoire chez les fascistes, la vocation populiste étant centrale dans leur propagande qui proclame en temps de crise leur indépendance du grand capital. Une fois élu président de la République, Sarkozy n’a guère dissimulé les liens tissés avec les industriels et les spéculateurs de la haute finance durant sa carrière politique, mais il a pris soin de souligner son indépendance vis-à-vis du patronat représenté par le MEDEF (Mouvement des entreprises de France, anciennement le Conseil national du patronat français — CNPF). Après la chute de la bourse aux Etats-Unis et la généralisation de la crise économique, Sarkozy prend de nouvelles distances avec ses relations. Il parle de « refonder le capitalisme », allant ainsi plus loin que François Mitterrand qui parlait déjà de « moraliser le capital ». Mais les propos manquent quelque peu de conviction.
Pour autant, peut-on qualifier Sarkozy de fasciste ? La différence entre les politiciens libéraux et les fascistes repose sur leur position dans le système institutionnel et Nicolas Sarkozy ferait un piètre fasciste tant il est intégré dans ces institutions. Cependant, à mi-parcours de son mandat présidentiel, des intellectuels font référence au fascisme en parlant des pratiques de son gouvernement.
Dans le « débat » sur « l’identité nationale » et lors d’un entretien croisé publié dans le Nouvel observateur le 17 décembre 2009, Alain Badiou fustige l’analyse d’Alain Finkielkraut qui considère positive cette initiative gouvernementale. Selon Badiou, « Une discussion organisée par le gouvernement sur “l’identité française” ne peut qu’être la recherche de critères administratifs sur “qui est un bon Français qui ne l’est pas”. Les sérieux juristes du gouvernement Pétain avaient bien travaillé dans ce sens ! Ils avaient montré, avec une science bien calme, que les Juifs et autres métèques n’étaient pas des bons Français... On peut donc, on doit, être très inquiet de l’initiative Sarkozy-Besson. Quand l’État commence à se soucier d’une légitimité identitaire, on est dans la réaction la plus noire, l’expérience historique le montre. Cette initiative est donc non seulement stupide et incohérente, comme on le voit tous les jours, mais elle s’inscrit aussi dans ce que j’ai appelé le “pétainisme transcendantal” du gouvernement Sarkozy.
Dès que les considérations identitaires sont injectées dans la politique, dans le pouvoir d’État, on est dans une logique qu’il faut bien appeler néo-fasciste. Car une définition identitaire de la population se heurte à ceci que toute population, dans le monde contemporain, étant composite, hétérogène et multiforme, la seule réalité de cette identification va être négative. »
Selon Badiou, Finkielkraut se trompe de cible : « Vous êtes en train de construire idéologiquement les musulmans comme ont été construits les Juifs dans les années 1930. C’est ça que vous êtes en train de faire, avec les mêmes épithètes : des gens qui ne sont pas vraiment de chez nous, qui nous haïssent secrètement ou publiquement, qui constituent une communauté fermée, qui refusent de s’intégrer dans l’État français, etc. etc. Et vous croyez que vous allez faire ça innocemment ? Eh bien vous vous trompez. Il y aura des gens pour se servir de cette pseudo construction intellectuelle. Car la situation est grave. »
Quelques jours plus tard, dans le Monde, le sociologue durkheimien Emmanuel Todd a recours au même type de comparaison : « Je pense de plus en plus que le sarkozysme est une pathologie sociale et relève d’une analyse durkheimienne — en termes d’anomie, de désintégration religieuse, de suicide — autant que d’une analyse marxiste — en termes de classes, avec des concepts de capital-socialisme ou d’émergence oligarchique. […] Quand on est confronté à un pouvoir qui active les tensions entre les catégories de citoyens français, on est quand même forcé de penser à la recherche de boucs émissaires telle qu’elle a été pratiquée avant-guerre. […] Il y a toutes sortes de comportements qui sont nouveaux mais qui renvoient au passé. L’État se mettant à ce point au service du capital, c’est le fascisme. L’anti-intellectualisme, la haine du système d’enseignement, la chasse au nombre de profs, c’est aussi dans l’histoire du fascisme. De même que la capacité à dire tout et son contraire, cette caractéristique du sarkozysme. »
Si l’on fait référence au fascisme concernant les effets d’annonce de Sarkozy, ses pratiques et sa politique, cela ne prouve cependant pas la résurgence du phénomène fasciste. De plus, on peut douter qu’il ait l’envergure nécessaire à mobiliser les masses. Mais le déterminisme n’existe pas en la matière et, dans un contexte de crise généralisée, même un play-boy aristocrate comme José Antonio Primo de Rivera est devenu un dirigeant fasciste [2].
Dans le contexte d’une aggravation de la misère sociale, de déception face aux promesses politiciennes non tenues et de paupérisation générale de la population, il est certain que l’exploitation des craintes et de la frustration pour faire diversion ne peut durer qu’un temps. Les conflits sociaux et l’insécurité exigent alors des moyens exceptionnels de propagande, de répression et des individus nouveaux. Et ce type de situation représente une opportunité pour des fascistes sensés apporter des solutions radicales à la crise et prétendument indépendants de l’influence de la finance et des capitalistes.