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Christiane Passevant
Honeymoons de Goran Paskaljevic
Article mis en ligne le 15 mai 2010
dernière modification le 14 mai 2010

Le rêve d’une vie meilleure… Deux jeunes couples y croient, Melinda et Nik quittent l’Albanie en bateau pour l’Italie, Vera et Marko quittent la Serbie en train pour l’Autriche en passant par la Hongrie. Marko est violoncelliste et a un contrat pour jouer dans l’orchestre philarmonique de Vienne.
Mais le rêve vire au cauchemar et malgré des visas en règle, ils sont suspectés et arrêtés à la frontière, même situation pour Melinda et Nik qui se voient refuser le droit de passer en Europe.
Honeymoons [1] Des lunes de miel particulières qui se transforment en drame… S’aimer sans tenir compte des tensions, des traditions ou des inimitiés, un fiancé disparu, un bus brinquebalant sur une route de montagne… Goran Paskaljevic filme les réalités d’une société éclatée, des chroniques sociales et fortes d’une région toujours sous tension nationaliste.

Baril de poudre, qui a reçu le Grand prix de la critique internationale au Festival de Venise de 1998, parlait des conséquences de la guerre sur les individus dans un Belgrade au bord de l’explosion, Le Songe d’une nuit d’hiver (2004) explorait à nouveau cet après-guerre dans un contexte intimiste et à travers les yeux d’une adolescente autiste. Honeymoons décrit une situation qui non seulement découle de la guerre, mais aussi des règles européennes. Des règles absurdes, car ces pays sont en Europe, mais n’en ont pas le statut… L’Europe leur est interdite.
S’ajoute à cela des relents nationalistes toujours aussi présents, qui nourrissent les amalgames.

« La politique est toujours présente dans mes films parce que dans les Balkans on vit avec la politique » dit Goran Paskaljevic et Honeymoons en est l’illustration. Le film dresse un tableau à la fois dur et humoristique des traditions, des opportunistes, des rancœurs et des lois absurdes érigées par la communauté européenne.

Alors la guerre est-elle réellement finie ?

Goran Paskaljevic : J’ai remarqué que le public riait moins à Montpellier qu’à Toronto ou à Venise. En réalisant ce film, mon intention était que le public s’identifie avec les personnages et que leur attente devienne également frustrante pour les spectateurs-trices.
Il y a une vingtaine d’années, nous avions un passeport qui nous permettait d’aller dans le monde entier. La situation depuis, notamment en Serbie où les années Milosevic nous ont ramenées longtemps en arrière, a bien changé. La jeune actrice du film n’était jamais sortie du pays et, pour la première fois, elle s’est retrouvé à l’étranger, au festival à Venise. En Albanie, c’est encore pire, il est quasiment impossible d’obtenir un visa. L’Europe est proche, mais l’on ne peut même pas aller en Bulgarie sans visa.

Il est question de supprimer le visa obligatoire en 2010. Mais cela ne sera pas le cas pour l’Albanie qu’il ne faut pas confondre avec le Kosovo. Ce sont deux pays très différents. En Albanie, la dictature était plus dure qu’ailleurs, il existait 700 000 bunkers pour la défense du pays.
J’ai été surpris de voir qu’en Albanie, les personnes entre 50 et 60 ans parlaient serbe. L’explication était simple, pendant la dictature, la seule fenêtre vers l’extérieur était la télévision serbe que l’on captait clandestinement. Mes films étaient vendus au marché noir — des copies pirate —, mais comment faire autrement. Je me suis aperçu que nous avions beaucoup en commun, sans doute en raison des 500 ans de domination de l’empire ottoman. Nous mangeons la même nourriture, les chansons sont semblables… D’ailleurs les Serbes seront surpris de voir, dans le film, qu’en Albanie on chante des chansons serbes dans les mariages.

Tout est vrai dans le film. Par exemple, l’histoire de la jeune fille qui attend depuis trois ans le retour de son fiancé. Une fois que la fiancée a quitté sa demeure pour rejoindre celle de son fiancé, elle doit attendre celui-ci et ne peut retourner dans sa famille. Si la mère du garçon n’accepte pas l’idée que son fils est mort, la jeune fille peut attendre cinq ans. C’est la loi des villages. La seule possibilité qu’elle a d’échapper à cette attente est d’accepter la proposition du jeune frère et de partir avec lui. Je pouvais faire un film avec cette histoire.

Jérémi Bernède : Pourquoi avoir fait plusieurs films en un seul ? Pour une certaine universalité ?

Goran Paskaljevic : Dans les années 1995-97, les attaques à mon encontre dans la presse étaient très dures. J’étais considéré comme un traitre et l’on réclamait mon emprisonnement ou bien que je sois fusillé, comme Brasillac. C’était en pleine euphorie nationaliste qui est hélas encore présente, plus en Serbie qu’en Albanie. le Kosovo, c’est un autre problème.

Christiane Passevant : Dans la scène du mariage, à Tirana, une altercation éclate et l’une des personnes remarque : « Et on danse et on s’amuse sur de la musique serbe ! »

Goran Paskaljevic : C’est le réalisateur qui filme le mariage qui fait ce constat. D’ailleurs le comédien qui joue ce rôle fait vraiment ce métier pour gagner sa vie. Il m’a raconté qu’il filme les mariages avec deux caméras et lorsque tout le monde est ivre, il vend les DVD de la noce. Dans le film, le réalisateur s’énerve en faisant cette remarque, pas seulement par nationalisme mais parce qu’il traité avec mépris.

C’est la même chose pour l’attaque de Marko par les jeunes du village de Vera. Ils l’attaquent parce que s’il se passe quelque chose, c’est toujours l’étranger qui est coupable, mais aussi parce qu’ils détestent le garçon de Belgrade qui vient prendre la plus belle fille du village.

À Venise, j’ai découvert mon film à travers l’article d’un journaliste. Albanie Serbie, on connaît les problèmes, mais de même que dans Baril de poudre, réalisé il y a une dizaine d’années, le film est une spirale de la violence et de la haine. Chacun déteste l’autre dans ce film : les villageois déteste le type qui vient de Belgrade, les nouveaux riches de Tirana méprisent les villageois… L’anecdote de la fin du film est tout à fait véridique : le dialogue dans la cellule lorsque le personnage dit « Je déteste ces Italiens. Ce sont des racistes, ils nous ont mis avec les Noirs. » Il s’inspire d’un fait réel. Un intellectuel serbe, arrêté à Paris parce qu’il portait le même nom et avait la même date de naissance qu’un criminel de guerre, a passé deux jours en cellule et toute la presse serbe a écrit sur cette affaire. J’ai moi-même parlé à l’ambassadeur pour dire que c’était honteux. Ce dernier m’a montré un document dans lequel l’homme se plaignait d’avoir été mis dans la même cellule que des Noirs. C’est tout aussi véridique que l’histoire de la jeune fille obligée d’attendre le retour de son fiancé. Dans les villages, la coutume veut que les mariages soient fastueux et pour cela, très souvent, les fiancés partent illégalement en Italie pour y gagner la somme nécessaire à la cérémonie. Avec visa, vrai ou faux, ou sur bateau pneumatique, ils partent pour cette raison et reviennent ensuite pour épouser leur fiancée.

Jérémi Bernède : Était-il indispensable qu’il y ait cette part d’humour dans le film ? C’est finalement une forme d’espoir ?

Goran Paskaljevic : Dans la vie, dans les situations tragiques, il y a une part d’humour. Si le film est lourd à la fin, c’est bien que le public rit de cette situation de racisme.

Christiane Passevant : À propos des nouveaux riches, qui sont présents dans les deux histoires : dans la première on ne sait pas comment, mais dans la seconde l’un des frères, plus opportuniste, a choisi le bon parti. Cette situation a-t-elle un rapport avec le conflit ? Sont-ils des profiteurs de guerre ?

Goran Paskaljevic : Ce ne sont pas seulement des profiteurs de guerre, mais dans la transition de tous les pays de l’Est, ceux qui ont le plus profité sont ceux qui avaient de l’argent à la fin du régime. Par exemple, en Serbie, le groupe proche de Milosevic s’est énormément enrichi et quand nous avons fait notre petite révolution en 2000, avec le départ de Milosevic, ces personnes sont restées cachées. Mais il n’y avait pas grand-chose à faire car le régime avait promulgué des lois grâce auxquelles ils s’étaient enrichis légalement. Les lois les ont avantagé et l’on parle de millions d’euros sortis du pays, transitant par Chypre pour être placés en Russie et en Chine. Ils se sont tus pendant une année en attendant que la situation se calme. J’ai d’ailleurs dit au Premier ministre, Zoran Djindjic qui a été assassiné par la suite, que si l’on ne faisait rien pour récupérer cet argent, leurs enfants reviendraient sur scène et seraient les patrons de nos enfants. Et c’est la même chose dans tous les pays de la région.

Il y a une dizaine d’années, un jeune Bulgare a été tué par deux autres Bulgares à Paris, mais la justice ne peut rien faire, car ce sont des fils à papa et ils sont intouchables. La police secrète, qui s’est enrichie, a bien évidemment effacé les preuves et le régime a expulsé les enquêteurs français. Les gens qui ont du fric sont ceux de l’ancien régime, ils rachètent peu à peu le pouvoir, ils sont propriétaires des terres, des super marchés… Ils ont infiltré le pouvoir et il est malheureusement facile de manipuler la population serbe grâce au nationalisme. Le pouvoir est actuellement partagé entre les politiques de l’ancien régime de Milosevic et les démocrates.

Christiane Passevant : Le personnage de Melinda, qui est la seule femme soumise, est-elle représentative des jeunes villageoises ? La mère, au contraire, prend des initiatives.

Goran Paskaljevic : Les jeunes filles sont en général soumises. La mère est différente parce qu’elle se bat pour son fils. Elle veut assister au mariage pour participer à l’émission de télévision qui existe en réalité et est très populaire en Albanie. Beaucoup d’Albanais ont disparu en voulant quitter le pays et, même lorsqu’ils réussissent, ils ne donnent pas de nouvelles de peur d’être localisés par le courrier ou par les appels téléphoniques. Ils se cachent pendant des années et rêvent de gagner des sommes qui leur permettent de monter des affaires. Nous avons mis en scène l’émission avec son animatrice qui est extrêmement connue en Albanie. Elle a été très coopérative de même que la télévision.

— Il y a les jeunes gens qui rêvent de partir en Europe, et cette mère albanaise, qui présente des similitudes avec le père serbe. Elle est bouleversante, notamment dans la scène de l’hôtel.

Goran Paskaljevic : C’est là que l’on comprend que le père a tenté de partir pendant la dictature et qu’il a fait de la prison. Quand elle lui reproche d’inciter ses enfants à partir, il répond : « Tu as vu ces nouveaux riches au mariage, ce sont eux qui m’ont emprisonné. » La phrase la plus importante dans le dialogue est « Je me sens toujours en prison, mais je n’ai plus peur. »

Jérémi Bernède : Votre cinéma — Baril de poudre, le Songe d’une nuit d’hiver — est toujours proche d’une réalité, avec de belles images, mais vous pourriez faire aussi un cinéma semblable au cinéma français, sur des histoires d’amour qui échouent…

Goran Paskaljevic : Je m’inspire de la réalité. Et comme je suis Serbe, même si j’ai vécu à Paris et que j’aime la France — j’ai la double nationalité —, ce qui se passe en Serbie me bouleverse. J’ai quitté le pays après Baril de poudre où j’ai été violemment attaqué, des journalistes avaient été tués par des nationalistes dans la rue et ma femme m’a dit qu’il fallait partir. J’ai fait un film en Irlande après mon départ, inspiré par Milosevic. C’est un type qui produit des ennemis car il ne peut pas vivre sans. Il dit à son fils : « Un homme est jugé par la force de ses ennemis ». En Irlande, on comprend la haine car le pays est occupé par l’Angleterre depuis des siècles. Cependant, je préfère réaliser mes films chez moi.

En janvier 2008, le musée d’Art Moderne de New York (MoMA) a organisé une rétrospective présentant l’ensemble de mes films. En regardant certains, je me suis rendu compte que, sans le vouloir, j’ai fait une chronique de mon pays et j’en suis content. Certains sont meilleurs que d’autres, on ne peut pas toujours réussir, mais si l’on voit tous mes films on peut comprendre la Yougoslavie, l’éclatement de la Yougoslavie. Tout est dedans. Pas comme thème, mais dans l’ambiance. Je regarde la vie et je me pose toujours la question sur le thème qui me bouleverse le plus. Il y a cinq ans, après l’assassinat de Zoran Djindjic, le pays est retombé dans un autisme collectif, les dirigeants de l’ancien régime reviennent au pouvoir et ce qui me gêne le plus c’est que la population oublie le passé. Il faut la secouer.

Je me suis intéressé à l’autisme et j’ai rencontré cette adolescente de 14 ans qui est autiste et joue dans le Songe d’une nuit d’hiver. C’est l’un des films que je préfère où j’explore ce thème, mais sans aborder le thème politique de l’autisme collectif. C’est un film très intimiste dans lequel l’un des personnages, Lazare, se souvient et parle de la guerre et de ce qui s’est fait en Croatie et ailleurs. J’ai ensuite réalisé les Optimistes qui traite du faux optimisme. Je me suis inspiré de la réalité et de Candide de Voltaire qui me paraît tellement actuel.

Dans un film, le développement des personnages est important avec une histoire qui tient la route. C’est pourquoi j’essaie de tourner mes films dans l’ordre de l’histoire pour aider à l’évolution des personnages. Si certaines des scènes ne se déroulent pas comme prévues, je m’adapte. Par exemple, dans Honeymoons, la scène entre les deux frères qui dégénère, durant le mariage, a été improvisée. Cette scène, pour moi, c’est la Serbie. Malgré le partage, on n’accepte toujours pas la main tendue.

Jérémi Bernède : Ce sont les personnages qui dictent parfois le déroulement de l’histoire, mais il y a toujours la présence de la politique.

Goran Paskaljevic : La politique est toujours présente dans mes films parce que dans les Balkans on vit avec la politique. Elle influence nos vies. Ma vie est énormément influencée par la politique. L’Ex-Yougoslavie, avec ses six républiques, était un pays magnifique et représentait un modèle de l’Europe. Chacun pour soi, mais sans frontières. C’était une mini Europe. Qui a cassé ce pays ? Ce sont les nationalismes instrumentalisés par les chefs locaux et leur soif de pouvoir, le populisme. Mais sans l’accord et l’aide de l’Europe, et surtout celle de l’Allemagne qui a immédiatement reconnu l’indépendance de la Croatie, le pays n’aurait pas éclaté.
Nous vivions très bien ensemble. Ma première compagne était croate et notre fils se demandait ce qu’il allait faire au moment de la montée des nationalismes, avec la crise économique et l’aide de l’Église orthodoxe,
qui a tout fait exploser. La Yougoslavie, c’était l’Europe en petit.

Que va-t-il se passer pour la Belgique ? Il y a aussi de la haine. L’Europe a sans doute trop d’intérêts économiques pour une partition. Mais L’Europe peut être détruite par les nationalismes, comme la Yougoslavie.

— Et la nouvelle génération de cinéastes ?

Goran Paskaljevic : Je dis toujours aux cinéastes de la génération de mon fils de faire un cinéma qui garde notre spécificité, de ne pas imiter le cinéma qui nous vient des Etats-Unis même si c’est cela que le public recherche. Le cinéma états-unien est le meilleur dans ce type de production. Alors comment faire un film de genre dans un pays qui n’a
pas d’industrie cinématographique ? On ne peut faire que des copies alors que notre cinéma est très fort. Mais actuellement, contrairement à il y a quelques années, la nouvelle génération de cinéastes s’intéresse à la société. Et avec la vidéo, cela peut faciliter la production.

En France, le cinéma est aidé, 200 films en moyenne sortent tous les ans dont peut-être vingt sont à retenir. Le problème ici c’est le copinage. Baril de Poudre a été refusé par Arte sur le scénario, alors que c’est un film qui a reçu le prix de la critique à Venise. Si vous sortez des clichés, les producteurs refusent. Aujourd’hui, en France et partout, ce sont les comptables qui gèrent le cinéma et pas les artistes. Et dans une commission, les soutiens tiennent souvent à des échanges de soutien.

Jérémi Bernède : C’est toujours difficile de faire un film pour vous ?

Goran Paskaljevic : J’ai fait un film aux États-Uins, mais je préfère tourner chez moi, en vidéo. Je gère la production, c’est une liberté même s’il y a des difficultés dans la recherche de financements pour des films indépendants. Je préfère avoir un petit budget et pouvoir créer un film en toute liberté. Mes films sont présentés en 35mm. Le Songe d’une nuit d’hiver a été tourné en mini DV, puis gonflé en 35mm. Et c’est ce que je dis aux jeunes, « j’ai fait ce film avec 200 000 euros. Il a reçu des prix aux festivals de Montpellier, de San Sebastian, donc allez-y, prenez votre caméra si vous avez quelque chose à dire ! »