Christiane Passevant
In the Land of Wonders de Sorak Dejan
Alice dans la guerre
Article mis en ligne le 16 mai 2010

La guerre et ses conséquences sur une fillette en ex-Yougoslavie. Qui est responsable ? Les complexes militaro-industriels à coup sûr pour qui ces guerres, sous prétexte d’humanitaire, ont été un terrain d’exercice hors contrôle et un marché juteux. Viendront ensuite les entreprises de construction qui y voient aussi le profit considérable qu’elles peuvent tirer de l’opportunité « humanitaire », bien entendu.

In the Land of Wonders montre, sans les dénoncer directement, les
enjeux et les conséquences des conflits et les soubresauts de
l’ex-Yougoslavie. « Tout le monde prétendait avoir raison » et les
« révolutions » orchestrées par les criminels de guerre allaient bon
train pour faire passer les moyens de production aux investisseurs
privés.

À qui profite le crime ? Certainement pas à Alica, cette fillette de neuf ans qui récupère avec son oncle les restes des bombardements de l’OTAN, les obus et les grenades, au milieu de nulle part. Son enfance ? Sait-elle seulement qu’il y a un temps pour l’enfance dans son univers où la guerre le dispute à la pauvreté et à la débrouille pour survivre ?

In the Land of Wonders … Au pays des merveilles, traduisez au pays des horreurs, car si la guerre est finie, avec son cortège d’abominations, elle perdure encore et fait peser sur les populations des conséquences tragiques. Alice le sait, elle est consciente du drame qui n’est pour elle que la normalité. A-t-elle connu autre chose ? Elle connaît la guerre, le marché noir et la mort des proches. Et quand son oncle meurt d’un cancer dû à la manipulation des déchets de la guerre, elle sait que le diagnostic la concernant ne peut être qu’alarmant. Et sans argent pour la soigner, la mère décide de partir et de trouver les moyens pour tenter de sauver sa fille. Pour Alica, ce voyage sera initiatique en ce qui concerne la nature humaine… Une Candide, enfant, et déjà désabusée.

Sorak Dejan [1] : Je voulais que le film soit dur et même cruel. Cela se sent je pense dans ma façon de diriger les comédien-nes. Cette petite fille, Alica, est la pire des conséquences de la guerre. Elle n’est plus une enfant, mentalement elle est plus mature que sa mère. Elle peut regarder la mort en face. Elle est cruelle.

Jérémi Bernède : Le film démarre dans un autre monde, intemporel, après la guerre. L’arrivée en ville crée un choc et ramène à une modernité.

Sorak Dejan : Cette différence existe dans la réalité, entre la campagne et la ville.

— Le film est tourné en grande partie la nuit, est-ce pour donner un côté sombre au film ?

Sorak Dejan : Oui. Et je dois dire que l’équipe était ravie de tourner la nuit, car il faisait beaucoup moins chaud.

— Dans le film, l’élément minéral semble important, la pluie, l’eau des étangs… Est-ce une symbolique ?

Sorak Dejan : D’une certaine manière oui, car l’autre titre du film était « Se laver les mains ». Il y a l’idée de se laver de la guerre, de la haine… Je dois cependant avouer que cela n’a pas été intentionnel, mais plutôt instinctif.

Christiane Passevant : Combien de temps avez-vous consacré au projet du film ?

Sorak Dejan : J’ai écrit le script en deux semaines, il y a deux ans. Cela me prend toujours environ deux semaines. Ensuite, j’ai besoin d’une année pour travailler sur le scénario. À partir de la base du script, de l’idée initiale, cela demande du temps pour l’élaboration et examiner tous les détails. Ensuite, je dois obtenir le financement pour le budget du film et cela peut prendre encore une année. Pour ce film, j’ai obtenu une aide du ministère de la culture et de la Hongrie. Mais le problème majeur était de trouver l’enfant pour le rôle principal, celui d’Alica.

C’est problématique de tourner avec un/une enfant, surtout pour tenir le rôle principal. Il faut d’abord trouver l’enfant, et on ne sait jamais. Elle ou il peut dire « j’en ai marre ! » au bout d’une semaine et refuser de travailler. Mais là, nous avons eu de la chance grâce à ma première assistante. Elle avait déjà trouvé l’actrice principale de mon film, Officer with a Rose (L’Officier à la rose), et elle a fait de même pour Alica. Un jour, elle m’a dit, « j’ai trouvé Alica. Tu peux venir la voir ? » Cette enfant est étonnante. Dans l’une des premières scènes que j’ai tourné — la scène du téléphone —, elle était très à l’aise en parlant au téléphone, sans personne pour lui donner la réplique. Elle faisait des pauses comme pour écouter la réponse du musicien et a joué dans un parfait timing. Elle nous a tous surpris par son naturel. De la même manière, quand nous avons tourné la scène où elle mendie dans la rue — la caméra était placée à 20 mètres —, les passants lui ont donné de l’argent.

Je dois dire qu’elle n’a pas dormi pendant les vingt-six nuits du tournage. Je faisais de petites siestes de temps en temps, mais elle jamais. Lorsque nous rentrions dans le camion, après le tournage, elle disait à sa mère « je veux que tu me réveilles demain matin à 8h30 », c’est-à-dire deux heures plus tard.

— Ce que semble dire votre film, c’est qu’après le silence des armes, la guerre se poursuit. Voyez-vous des éléments qui puissent résorber ces cicatrices ? On sent une certaine aigreur vis-à-vis du monde politique actuel ?

Sorak Dejan : La Seconde Guerre mondiale était déjà la pire des choses. Mais c’était peut-être en quelque sorte plus facile de sortir de cette guerre que des guerres récentes. Tout le monde prétendait avoir raison dans ces guerres, mais il existait beaucoup de malentendus, de crimes… De plus, ces guerres étaient aussi des révolutions. Les moyens de production furent soudain transférés au privé, souvent géré par des criminels de guerre. Tout était très douteux. Et cette histoire des déchets d’uranium appauvri est tout à fait vrai.

— Quel regard portez-vous sur la situation ?

Sorak Dejan : D’une façon générale, je n’aime pas les films politiques. Tourner un film coûte cher et il est dommage de le gâcher par des messages politiques. Le cinéma est l’art le plus proche de la réalité et l’histoire de ce film est entièrement tirée de la réalité. Les faits sont réels. Donc, évidemment, une histoire basée sur la réalité est politique. Il suffit d’aller sur Internet et de taper Bosnie, Kosovo, Serbie, uranium appauvri, et l’on trouve des centaines de sites sur la question.

Jérémi Bernède : Cela rappelle également que les Occidentaux se servent des pays en guerre non seulement pour vendre, mais aussi tester ces armes.

Sorak Dejan : L’un des acteurs du film vient de Bosnie-Herzégovine et certains membres de sa famille sont atteints de cancer conséquent à la guerre. Il est important de préciser que l’utilisation de ces armes date des bombardements de l’OTAN. Dans les films, lorsque l’on parle de la guerre, en Croatie, au Kosovo et dans les pays de la région, c’est plutôt en termes d’autocritique et l’on ne sort guère de ce type de critique. Avec ce film, j’ai voulu dire que la culpabilité doit être partagée. Le cadeau final de cette situation est d’avoir été bombardé avec de l’uranium appauvri !

Jérémi Bernède : Le message du film est universel : une enfant privée de son enfance. C’était une intention délibérée ?

Sorak Dejan : Oui. Mon propos part toujours des émotions pour évoquer les conséquences sociales et politiques, des conséquences calculées. La politique, comme la philosophie, est rationnelle.
En tant que réalisateur, je veux que le sens des choses soit induit et que l’on puisse avoir une idée des personnages et des situations dans les moindres détails. Les personnes ont de multiples facettes et c’est ce que je désire souligner et montrer.

Sorak Dejan et Jean-François Bourgeot

— Vous travaillez également au théâtre ?

Sorak Dejan : Je suis avant tout réalisateur de films. Mais en fait, comme l’a dit Orson Welles, la plupart du temps les réalisateurs de films ne tournent pas. C’est aussi mon cas. Je réalise un film tous les deux ou trois ans, et le reste du temps, je travaille au théâtre ou bien j’écris des romans. J’ai une académie théâtrale et, c’est un autre paradoxe, le simple fait de travailler avec les acteurs/trices de théâtre m’enseigne sur ce qu’il faut éviter avec les acteurs/trices dans les films. En Croatie, nous n’avons pas de vedettes de cinéma, ils/elles viennent tous du théâtre et je dois freiner les attitudes théâtrales. Ils/elles en font trop. Pour la plupart, ils/elles aiment imiter, présenter. Au cinéma, cela ne passe pas. C’est une catastrophe.

— La musique est très belle et m’a fait penser à la musique du dernier film de Clint Eastwood [2]. Elle ajoute quelque chose à l’errance vécue par l’enfant. Qui est le compositeur ?

Sorak Dejan : C’est un ami, Mate Matisic, qui a également composé la musique d’un autre de mes films. Il est autodidacte et a une très grande sensibilité. Je lui ai parlé de l’idée du film et je ne voulais pas que la musique soit une simple illustration ou seulement destinée à souligner les émotions et les relations entre les personnes. Je voulais que la musique soit une trame de l’histoire, qu’elle traduise ce qui se passait, qu’elle soit comme une légende et qu’elle parle de la souffrance en général. Il a composé vingt-neuf morceaux différents et j’ai choisi le premier. Le premier était à mes yeux le meilleur. Pour la partie avec le saxophone, c’est un excellent musicien d’un groupe qui fait des tournées en Europe centrale et en Croatie.

Christiane Passevant : La musique est un lien durant tout le film. Au début du film, Alica écoute de la musique dans sa chambre, ensuite la musique la suit jusqu’au moment où elle appelle le musicien et lui parle en direct au téléphone. C’est peut-être le seul élément positif et merveilleux du film.

Sorak Dejan : C’est le champignon de l’histoire, comme dans Alice au pays des merveilles. Mais c’est aussi Alice à travers le miroir.