Christiane Passevant
L’exil et le royaume de Jonathan Le Fourn et Andrei Schtakleff
Film documentaire
Article mis en ligne le 15 mai 2010
dernière modification le 16 mai 2010

Calais ou le rêve brisé…

Calais ou l’inhumanité institutionnalisée par l’État…

La réalité d’une ville et d’un transit macabre.

Un film, une balade au centre de la barbarie ordinaire. L’Exil et le royaume, Calais, le rêve se brise, est anéanti.

Dans l’indifférence et le choix de pas voir une réalité dérangeante qui ramène au temps des rafles, des dizaines de milliers d’Afghans, d’Éthiopiens, d’Européens de l’Est, d’Indiens, d’Irakiens, d’Iraniens, de Kosovars, de Pakistanais, de Roms, d’Africains de tout le continent, de
Sri lankais, de Turcs se heurtent à une frontière infranchissable et barricadée : la Manche. Les États érigent des frontières sans se soucier des revendications de personnes qui se sont exilé-es politiques ou économiques.

« À Calais, tous les petits mondes individuels cohabitent avec le “grand monde”. Les deux tiers ou plus de l’humanité malheureuse — celle qui paie la facture de l’inégalité et de l’injustice — défilent dans la ville. L’ “exil” s’est donné rendez-vous dans le “royaume”. »

L’Exil et le royaume n’est pas un documentaire classique, ni dans le filmage, ni dans le montage. Le cadre même est utilisé pour mettre en condition le public pour une découverte, une plongée dans une réalité dissimulée.

La caméra suit des personnes qui ont choisi, chacune à sa manière, de refuser l’inacceptable, chacune raconte sa résistance au quotidien contre une logique d’État : « C’est important d’être là. De montrer qu’on est là quand ils font quelque chose. [Mais] Je me demande toujours s’ils vont être violents », dit la veilleuse en parlant des descentes de police dans tous les lieux où se retrouvent les réfugié-es, les clandestins, les sans-papiers, les demandeurs d’asile, depuis la fermeture de Sangatte.

Ouvert en 1999 pour faire face à la situation des réfugié-es venant du Kosovo, le centre d’accueil de Sangatte recevait entre 200 et 1500 personnes. Il a fermé ses portes en décembre 2002, explique Smaïn Laacher, auteur de Après Sangatte, et « Comme si cet acte à lui seul ne suffisait pas, les pouvoirs publics ont pris la décision de raser le lieu du paysage physique. Comme si vider ce lieu des populations qui l’ont habité impliquait naturellement la disparition du lieu lui-même. [Un geste radical] pour ne permettre à personne de douter de l’existence d’une volonté de l’État d’en finir définitivement avec une situation jugée par tous inadmissible. La politique en acte, ici sorte de politique par la preuve, s’est traduite par un impératif : l’effacement matériel de ce qui localement symbolise un problème général, celui de l’immigration clandestine pour reprendre la terminologie commune. L’absence de trace comme garantie d’une perte de mémoire à brève échéance. »

De la destruction du centre de Sangatte, dans le film, le vieux cheminot résistant raconte : « Ce matin-la, je suis arrivé très tôt. […] Il y avait plus de cent CRS. […] Circulez ! [disaient-ils] Ils avaient commandé des engins de l’extérieur. Je suis le seul témoin. Pas un photographe. […] Y’avait que moi, qui pleurais.

De « victimes » à « indésirables », il n’y a qu’un pas… rapidement franchi par des forces de l’ordre qui « font leur travail » comme dit l’un d’eux dans le film. Ce à quoi la veilleuse lui réplique « Il y a un CRS qui a gazé des réfugiés politiques endormis. C’est ça les protéger ? […] Ce sont des réfugiés politiques. Et aux réfugiés juifs d’Allemagne, ils prenaient leurs papiers monsieur ? »

Et d’entonner sur l’air de Maréchal nous voilà : «  Sarkozy les voilà, les p’tits gars qui ont juré obéissance. Travaillez plus pour gagner moins, c’est toujours bon pour les patrons ! » Et d’alerter les quelques passants :
« Attention, Sarkozy envoie ses policiers contre les réfugiés politiques.
Ça promet pour les travailleurs ! Il aime les salariés et il nous détruit la retraite ! Travaillez plus pour gagner moins !
 »

Jonathan Le Fourn [1] : Nous sommes arrivés dans une période de transition, après la destruction du centre de Sangatte, sur les cendres. Déjà quelques bruits circulaient sur une forêt où vivaient des clandestins, mais il n’était pas alors question de "jungle". Il y avait des récits à propos de bandes — des Afgans, des Somaliens — qui se battaient et cela se passait en France. Mais en arrivant, nous n’avons pas vu cette forêt, mais ce qui nous a frappé c’est que la ville de Calais semblait un lieu abandonné du politique. Dans la ville, certains quartiers étaient occupés par un nombre élevé de chômeurs. Cela donnait à la ville une certaine étrangeté, entre les exilé-es clandestins, emmitouflé-es et les habitant-es, une impression d’errance. De plus la ville elle-même est structurée bizarrement, elle a été rasée pendant la Seconde Guerre mondiale et rebâtie un peu à la hâte. C’est une ville frontière et les Calaisiens se vivent ainsi, ils ont été hollandais, anglais, puis français. On est en France, mais il y a quelque chose de loin. Et tout le rapport au pouvoir est très lointain.

Il y a quelques années, on leur a vendu l’euro-tunnel qui devait créer des emplois, et en fait cela a créé un réseau d’autoroutes qui encercle la ville qui semble devenue une ville (de 80 000 habitants), un îlot au pied d’un pylône d’autoroute. Les voitures ne passent pas par la ville, elles vont directement de l’autoroute aux ferries et les seuls qui viennent dans la ville sont ceux qui sont recrachés par les machines, les exilés rejetés par la frontière. Le film est parti de ce lieu, de ce sentiment d’être à côté, là où le monde entier est aussi représenté avec les exilé-es. L’abandon de l’industrie et le point de passage, l’exil. Il y avait quelque chose de frappant esthétiquement. Et nous avons été happés par les corps et les gens rencontrés.

Christiane Passevant : Ce qui explique ce parti pris de filmer les personnes de dos, de les suivre ainsi dans la nuit. Les rencontres du film, cela été simple ?

Jonathan Le Fourn : Nous étions dans la ville avec la caméra et les personnes nous demandaient ce que l’on faisait. C’était le point prétexte de rencontre. Le cinéma pour certain-es, c’était militant, par exemple pour Marie-Noëlle, l’institutrice et la veilleuse, mais pour Moustache c’était quelque chose d’extérieur.

Pour Paul, le cheminot, c’était un moyen de transmettre. Il est le lien historique. Nous avons tourné sur trois semaines avec Paul, mais il voulait absolument faire un travail de mémoire, tout raconter sans rien omettre. Il veut transmettre quelque chose qui est de l’ordre du mouvement. Il a souvent dit que ce qui se passait lui rappelait la guerre, quand des hommes en uniforme pourchassent d’autres hommes. Ces images de course dans le crépuscule sont très marquantes dans un lieu qui paraît à l’abandon. Ce qui ressortait chez toutes les personnes que nous avons filmées, c’est la volonté de se battre contre le système et en même temps une méfiance vis-à-vis des autres, une suspicion. Et notre réaction a été de rassembler toutes ces personnes dans un film, de montrer que chaque action, chaque lutte participent d’un mouvement commun.