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Barthélémy Schwartz
ABC d’art d’économie mixte
Construction de situations
Article mis en ligne le 15 mars 2010
dernière modification le 3 mars 2010

L’idée de construction de situation était déjà dans l’air quand, à la fin des années cinquante, l’Internationale situationniste théorisait l’« urbanisme unitaire » et le concept de « situation construite ». À la même époque, influencés par Marcel Duchamp, Raoul Hausmann ou John Cage, des artistes cherchaient l’art « hors les murs » autour d’expériences comme la poésie sonore, le happening, l’assemblage, comme Fluxus, entre autres [1]. Ces différentes expériences ont contribué à modifier le rapport des artistes à la vie quotidienne, en bouleversant les conventions de représentation, de mise en scène et de périmètre artistique. L’art d’économie mixte lui-même en a été affecté. Aujourd’hui, des artistes contemporains travaillent à la réalisation de véritables unités de réalité construite.

Certains réalisent des constructions de type contemplatif que les visiteurs observent comme des tableaux ou des sculptures (la mise en scène, présentée dans un musée ou une galerie, d’une fausse chambre d’étudiant ou d’un bar factice). Ces constructions fonctionnent comme des décors de théâtre ou de cinéma qu’on visiterait après la fermeture, en l’absence des acteurs et du personnel. Dépassant le concept passif de la construction contemplative, d’autres artistes réalisent des constructions plus élaborées que les visiteurs explorent en devenant ainsi des acteurs vivant la situation construite. Le service de presse du musée d’art moderne de la Ville de Paris présentait ainsi, en 1999, une installation créée par l’artiste Martine Aballéa : « Avec cette installation inédite intitulée Hôtel passager, Martine Aballéa présente un hôtel aux qualités originales de confort et de services.

Ainsi, les tons pastels des chambres et l’ambiance musicale suppléent avantageusement l’absence de salle de bains et d’eau courante. Le visiteur est accueilli tel un client à la réception et peut visiter 5 des 99 chambres annoncées. Divers services lui sont proposés : il peut écrire ou recevoir des messages à la réception, donner des rendez-vous au bar-restaurant, se reposer dans les chambres ou même visiter la réserve des produits. […] Jouant de la lumière, de la musique, des couleurs, des matières et des volumes, Martine Aballéa amène ainsi le visiteur à expérimenter, sur un mode sensible et poétique, une réalité ambivalente à la fois quotidienne et précaire propre à le déstabiliser. » L’hôtel était composé d’une réception, d’une hôtesse ( ?), d’un bar-restaurant, de plusieurs chambres et d’une suite nuptiale.

Comme on le voit, les projets de l’art d’économie mixte d’aujourd’hui rejoignent les expériences situationnistes d’hier, mais sur des présupposés différents. Les situationnistes expérimentaient la « psychogéographie » et la « dérive » comme autant de moyens de connaissance objectifs pour étudier l’action du milieu urbain sur l’affectivité. L’ensemble s’inscrivait dans un projet d’urbanisme unitaire. Il s’agissait de modifier de manière consciente l’environnement pour agir sur la perception et le vécu passionnel des individus. Les situationnistes s’intéressaient, de près, aux techniques modernes de conditionnement social, lisant notamment
Le viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine,
« à propos des méthodes d’influence employées sur des collectivités par les révolutionnaires et les fascistes [2] ». Pour les situationnistes, ces projets de construction construite, fondés sur les théories de l’influence du milieu sur le vécu affectif, se plaçaient dans une perspective utopique de révolution sociale, et ne pouvaient être réalisés dans une société inchangée sans contribuer, malgré la volonté de leurs auteurs, à apporter de nouveaux moyens techniques de conditionnement aux différentes polices de la pensée et du contrôle social.

La principale critique que l’on peut faire de l’urbanisme unitaire situationniste, c’est qu’il a été conçu à partir d’une conception avant-gardiste. Le reste en découle. Dans le n°3 de l’Internationale situationniste (1959), on pouvait lire que dans les villes du futur, utopiques, « les ambiances, par exemple, seront régulièrement et consciemment changées, à l’aide de tous les moyens techniques, par des équipes de créateurs spécialisés, qui seront donc situationnistes de profession [3]. » L’urbanisme unitaire situationniste était délibérément conçu comme un « terrain d’expérience pour l’espace social des villes futures [4] » dans lesquels des architectes-urbanistes (les situationnistes) avaient pour tâche de déterminer les états affectifs à vivre par les individus traversant les « zones d’ambiance unitaire ». L’ordonnancement des unités de vie devait être soumis à un plan organisé. Élargissant le périmètre d’intervention du surréalisme, les situationnistes se positionnaient comme spécialistes de l’urbanisme unitaire et de l’agencement de la vie quotidienne. Dans ce contexte avant-gardiste, le comportement individuel n’était pas considéré comme le produit d’un rapport social, il faudra attendre quelques années, Mai 68 précisément, pour réaliser que c’est le mouvement social qui crée la situation, et non l’avant-garde.

Si les projets de « situations construites » situationnistes trouvent aujourd’hui des échos positifs dans l’art d’économie mixte et dans la culture en général, c’est d’abord parce qu’ils ont été conçus à partir de parti pris avant-gardistes qui ne pouvaient conduire qu’à de nouvelles forme d’encadrement [5]. C’est en intégrant une part intrinsèque du mortifère social propre au monde capitaliste que l’art se valorise positivement, sans quoi il est déporté dans les eaux glaciales de la dissidence (voyez le sort du surréaliste Benjamin Péret). Sur ces questions, la part d’utopie propre au surréalisme est sans doute supérieure à celle de l’Internationale situationniste. Comme le montre le sort réservé par l’Etat français aux archives d’André Breton, dispersées dans l’indifférence lors d’une vente aux enchères en 2003 tandis que celles de Guy Debord ont été préemptées comme « trésor national » (Libération, 16 février 2009) par la France. Belle leçon de l’histoire quand elle apparaît dans sa longue durée.