Divergences Revue libertaire en ligne
Slogan du site
Descriptif du site
Jean-Pierre Garnier
Paul des Épinettes et moi. Sur la maladie et la mort en prison
Jann-Marc Rouillan (Agone)
Article mis en ligne le 15 mars 2010
dernière modification le 3 mars 2010

Si le titre du douzième livre de l’un des plus anciens prisonniers politiques de France — il en est à sa vingt-quatrième année d’incarcération — peut apparaître énigmatique, le sous-titre en explicite clairement le propos. Il ne devrait pas être nécessaire de rappeler que, dans un pays où la peine de mort est censée avoir été supprimée, la maladie et la mort font partie intégrante du système carcéral français : un décès tous les trois jours (maladie, suicide, tabassage). Ce petit ouvrage, en particulier la première partie — la seconde, qui lui donne son intitulé, étant la réédition d’un récit publié en 2002 — est un témoignage en direct, pourrait-on dire, sur la « faible probabilité de survie », comme l’écrivent les éditeurs, « du détenu ordinaire qui tombe gravement malade en prison », mais il n’est pas que cela. Comme dans ses écrits précédents, mais encore avec plus d’intensité encore en raison d’un état de santé défaillant dont il ignore l’issue, Jann-Marc Rouillan y fait la preuve d’un talent littéraire indéniable où l’humour noir à sa part. Ce qui rend encore plus palpable la sordide réalité dissimulée derrière un « État de droit » qui, comme il est dit dans la préface, « s’est donné les moyens, juridiques et médiatiques, d’éliminer physiquement les populations qui dérangent ».

Souffrance, courage, lucidité : tels sont les mots qui viennent à l’esprit en lisant ces pages où la subjectivité de celui qui a vécu dans sa chair comme dans son esprit toutes les avanies liées à sa situation de claustré
« particulièrement surveillé », fait bon ménage avec le regard froid du combattant qui n’a pas renoncé. Dans la prose fulgurante de J-M Rouillan, nulle trace de la pensée tiède et du style mou devenus la norme commune à tant de récents romans ou d’essais à succès. La description de son étrange statut d’individu momentanément coincé entre deux univers abonde en remarques ou en réflexions aussi lapidaires que caustiques.

Écartelé, tout d’abord, entre la non vie à laquelle il a été condamné dans les centrales ou maisons d’arrêt entre lesquelles on n’a cessé de le trimbaler depuis des années, et la dizaine de mois de semi-liberté
qu’on lui avait octroyée avant de le remettre sous les verrous « pour une phrase » de trop ou mal tournée. Autrement dit, sous un prétexte où la raison d’État l’emporte une fois de plus sur le Droit officiellement proclamé. Évoquant cette brève période, J-M Rouillan nous fait partager la vision dédoublée que l’on peut avoir de l’intérieur perçu de l’extérieur et réciproquement. Ainsi du monde de l’enfermement qu’il perçoit de loin au retour d’une ballade à l’air libre dans calanques marseillaises : « D’abord une rumeur. Puis des cris. Des cris d’homme. Si mes phrases hésitent, mon corps, lui, avait su tout de suite. Du bord de la falaise on la voyait, tapie au creux d’un vallon, un bon kilomètre devant nous. Sans obstacle, portées par le vent, les voix de la prison volaient jusqu’à nous. La rumeur amplifiait l’architecture de torture. Pétrifié, je suivais les murs, les chemins de ronde, les miradors, les cours de promenade, les myriades de grilles aux fenêtres… Je connaissais si bien le tableau. La puanteur des soirs de peur. »

Le contraste ne pouvait, en effet, qu’être rendu plus aigu ente le dedans et le dehors, du fait des allers-retours quotidiens entre l’un et l’autre auquel Rouillan était soumis. Le dehors, à Marseille, c’était des « scènes de carte postale » comme seule peut en offrir la côte méditerranéenne : l’azur des flots, le soleil éclatant, la blancheur des pierres, le tout rehaussé par
un « air parfumé de térébenthine ». Mais c’était aussi la reprise de
contact avec un environnement véritablement humain. La vieille capitale phocéenne est l’une des rares villes en France où le petit peuple, comme on disait naguère, n’a pas encore été totalement évincé du centre. Très médiatisée, la sortie sous contrôle et sous conditions de J-M Rouillan hors de l’enfer carcéral n’était pas passée inaperçue des Marseillais. « Les premiers jours de ma semi-liberté, des personnes de tous âges m’avaient arrêté dans la rue pour me lancer des “ Je vous ai vu à la télé. On est content de votre libération ”. Il y eut même une vieille dame, sur le boulevard de la Libération, pour me tendre la main avec un “ Bonjour M. Rouillan, ça n’est pas trop tôt, n’est-ce pas ? ”. Ou encore, au carrefour du Chapître, des automobilistes klaxonnant pour appuyer un simple salut de la main. » Et le détenu en permission de conclure : « Je serais bien resté dans ces rues où les gens n’ont pas le crâne infesté par la peste TF1 — comme les élections le laissent supposer. »

Maintenant, l’existence de J-M Rouillan est ponctuée par un autre type d’allers-retours : entre le monde carcéral et le monde médical des
« unités hospitalières sécurisées » où l’on a enfin consenti à l’examiner à défaut de le soigner. Car la maladie dont il est affecté, dite de « Chester-Erdheim », compte parmi celles que l’on qualifie d’« orphelines » en raison de la difficulté économique — pour ne pas dire de la non rentabilité — à développer des thérapies coûteuses pour un nombre très faible de malades. Ce qui nous vaut ce commentaire ironique et désabusé :
« Quel laboratoire sérieux dépensera un kopeck dans l’étude d’une maladie frappant quelques poignées d’individus par siècle […].
Moi qui ait toujours choisi les luttes minoritaires, j’étais servi… ».

Cependant, pour le détenu de longue peine, « incompressible » voire rallongée, malgré la législation dans, le cas de Rouillan, la limite entre la vie et la mort est devenue souvent indiscernable : « l’administration quotidienne de la drogue des fioles officielles aux dosages inhumains d’anxiolytiques et de neuroleptiques transformera vite sa cervelle en béchamel […]. Le zombie accomplit sa peine. C’est ainsi dans les prisons de France, où la victoire sur la peine de mort est commuée en amère défaite ».

Pour pouvoir subir sans faillir cette détention sans fin, Rouillan doit miser à la fois sur un moral d’acier, sur l’écriture et sur la solidarité des gens qui, sans avoir forcément approuvé les méthodes auxquelles il avait eu recours jadis pour mener la lutte contre les bourgeois et leurs suppôts, n’en restent pas moins convaincus qu’il faut poursuivre le combat avec lui.
À commencer par celui prenant le système carcéral pour cible, dont Rouillan est, à son corps défendant, devenu l’un des meilleurs connaisseurs. « Dans l’ordre pénitentiaire », note-t-il, « le rapport entre tortionnaire et supplicié n’est pas matériel. Ou pas seulement. Se mêlent symbolique et matraque, social et grillage. L’instauration juridique du droit du plus fort.

L’administration et son bras armé ont tous les droits et le détenu n’en a aucun. Ce dernier doit combiner obéissance et résistance. Dans la dissimulation, évidemment. Celui qui n’est plus capable de combiner périra. » Cet arbitraire a pourtant sa logique. Pour Rouillan, « l’ordre pénitentiaire ne serait pas ce qu’il est, s’il ne remplissait aussi sa fonction à destination de ceux de l’Extérieur : le sacrifice carcéral rend supportable la servitude salariale. La voilà la place centrale de la prison dans la gestion postmoderne de l’ordre social ! » Qui, mis à part les naïfs bien intentionnés qui rêvent toujours d’une prison « humanisée », ne serait pas d’accord avec cette appréciation. ?