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Traduction de Jean-Manuel Traimond
Un témoin au Liban, pays des aveugles
Michael Schmidt
Article mis en ligne le 25 octobre 2006
dernière modification le 9 novembre 2023

NB : je suis un journaliste anarcho-communiste. J’ai écrit cet article spécialement pour anarkismo.net. Je suis entré au Liban par la Syrie, par le nord, pendant la seconde partie de la guerre, sur la dernière route d’accès pas encore bombardée par les Israéliens, quoiqu’une plantation où j’étais passé ait été aplatie une heure à peine après mon passage. Je suis allé principalement à Beyrouth, dans les banlieues sud bombardées, et à Sidon au sud, jusqu’au sud-est à la cible de Ghazieh, et je suis parti sur le premier vol militaire après le cessez-le-feu. La guerre fait des merveilles pour la concentration : en d’autres termes, être sur le terrain vous procure une perspective unique sur les conditions locales, mais vous empêche de considérer l’ensemble. Par exemple, me retrouver à un kilomètre et demi d’une frappe aérienne israélienne m’a laissé une forte impression, quant à son coût pour les Libanais. Mais, de cette position, il m’était impossible de comprendre le coût pour les Israéliens.

Au pays des aveugles ;

culte du Hezbollah, anti-impérialisme,

réflexe et nécessité d’une alternative réelle


Même pour des journaux conservateurs et capitalistes tels que The Economist, Hassan Nasrallah, le chef barbu et souriant du Hezbollah est le visage de la récente guerre israélo-libanaise : pour moi, en revanche, le visage qui définit cette guerre sera toujours, dans la morgue du port du Sud, Sidon, celui de Malak Jubeily, morte à deux ans.

Malak vivait dans la banlieue principalement Shi’ite de Ghazieh, au sud-est de Sidon. Grande pour son âge, elle venait juste de se plaindre à son père Ali Mohammed Jubeily, 31 ans, qu’elle avait faim, lorsqu’un missile israélien frappa le petit cimetière à côté de sa maison, le 8 août. Le shrapnel de la roquette, tirée contre les funérailles des familles tout entières d’un pharmacien appelé Khalifeh et d’un pêcheur nommé Badran, ouvrit le ventre de Malek et lui déchira la cuisse droite.

A présent, elle n’est plus qu’une statistique
 [1]
, parmi les 1261 morts libanais, (dont 60 soldats non-combattants, et peut-être une centaine de guérilleros combattants du Hezbollah) et les 159 morts israéliens (dont 116 soldats combattants). Et pourtant, selon l’inévitable logique capitaliste, il fallait déclarer un vainqueur dans cette énième illégitime guerre impérialiste du Moyen-Orient contre une population civile, par l’employé des Etats-Unis, Israël.

Alors, proclame audacieusement The Economist en couverture, Nasrallah gagne la guerre [2]. The Economist affirme que les tirs de roquettes étonnamment constants du Hezbollah ont renforcé « la vieille illusion que la Palestine peut être libérée par la force » parmi les autres forces islamiques, y compris le gouvernement Hamas des territoires palestiniens.

Un débat fait rage dans les milieux anarcho-communistes (voir les commentaires sur la guerre dans anarkismo.net articles) quant à l’analyse à faire de la guerre. Il est clair que pour les gens vivant dans les pays du Nord et de l’Occident, les objectifs stratégiques des pouvoirs américains et israéliens dans cette guerre impérialiste - affaiblir le Liban afin, on présume, de permettre la conquête de la Syrie et de l’Iran sur le même modèle que l’invasion et l’occupation de l’Irak, - doivent être soulignés. Cependant, pour beaucoup de gens vivant au Sud et à l’Est, y compris des anarchistes libanais et sud-africains, la question de l’impérialisme américano-israélien est si évidente que notre analyse se déplace plutôt vers le Hezbollah, défendu par la gauche pour sa « légitime défense » contre l’attaque.

Ce qui ne veut dire en aucune manière que nous considérons égaux l’Etat d’Israël « Etat vaurien » du nucléaire, doté de forces massives conventionnelles - incontestablement un plus grand danger pour la paix au Moyen Orient et dans le monde que l’Iran avec son programme d’enrichissement nucléaire - et la guérilla marginale, sous-étatique, mal armée du Hezbollah. Et il ne s’agit même pas d’un déséquilibre militaire, mais d’un déséquilibre politique entre un peuple très largement extrêmement pauvre et depuis longtemps un simple pion de la géopolitique de la région, et un peuple plutôt riche soutenu par la superpuissance la plus agressive de la planète.


Socialisme et résistance du Hezbollah

La presse socialiste, dont on s’attendrait à ce qu’elle ait une analyse différente de celle de The Economist, a pourtant eu le même son de trompette, quoique pour des raisons différentes. Socialist Worker, le journal britannique dont j’ai brièvement rencontré à Beyrouth le photographe Guy Smallmann, proclame que l’empire américain est secoué par la défaite d’Israël [3], que « la résistance dans la région a été renforcée », infligeant un échec aux objectifs américains d’ajouter à l’invasion de l’Irak celle de l’alma mater du Hezbollah, l’Iran. Il est certain qu’Israël a tiré plus de munitions sur le Liban que n’en justifiait la tentative de retrouver ses deux soldats kidnappés, d’autant qu’à l’évidence les objectifs étaient sélectionnés depuis des mois. Ses bombes à fragmentation (apparemment fabriquées aux Etats-Unis) continuent à mutiler les réfugiés qui retournent dans les zones dévastées, cependant que plusieurs autres sont morts depuis le cessez-le-feu officiel, dans des incursions israéliennes au Liban. La campagne impérialiste israélienne contre le Liban est loin d’être terminée, et une quelconque « force de paix » multinationale sera sans doute là pour soutenir Israël contre son voisin.

Simon Assaf, de Socialist Worker a dit [4] que la victoire du Hezbollah était garantie par le retour massif des personnes déplacées au Sud-Liban le dernier jour avant le cessez-le-feu du 14 août, en dépit de la continuation du bombardement israélien et que les forces israéliennes furent contraintes à la retraite devant cette vague humaine : c’était là un cas de « liberté par en-bas ». Cela ne semble pas très convaincant, parce que, quels que soient les vœux de la gauche, « le peuple » dans ce contexte signifie d’ordinaire les enfants de chœur armés de Nasrallah.

Evidemment, la droite et Israël prétendent eux aussi avoir obtenu la victoire, argüant des dommages infligés à la base d’opérations principale du Hezbollah au sud du Litani, dans les banlieues sud de Beyrouth et dans la vallée de la Bekaa, ce refuge traditionnel de toutes les organisations contestataires de la quasi-défunte Armée Rouge Japonaise à l’à présent modéré FPLP.

Militairement, comme l’a écrit Kenneth Besig dans le Jerusalem Post [5], la « victoire » pourrait bien appartenir au Hezbollah « moins de 5000 terroristes mal-armés du Hezbollah ont tenu devant la puissante IDF (Israeli Defence Force) pendant plus d’un mois. Un gang terroriste islamique sans tanks, sans artillerie, sans chasseurs de combat, sans hélicoptères d’attaque, avec juste quelques bazookas et quelques fusils ont immobilisé près de 30 000 soldats d’élite de l’IDF équipés des meilleurs tanks, de la meilleure artillerie, des chasseurs et des hélicoptères de combat les plus rapides et les plus modernes du moderne. Et ils peuvent encore vider nos communautés du nord avec leurs roquettes à chaque fois qu’ils le veulent. Si ce n’est pas une victoire, alors ce mot n’a pas de signification. »

Du point de vue militaire, évidemment, ceci aura été une guerre asymétrique, où la puissance militaire israélienne a pris principalement pour cible les civils et l’infrastructure civile grâce au bombardement de précision (à inclure, les nombreuses « erreurs » résultant de cette précision, par exemple le massacre de Qana et le tir contre un convoi de réfugiés protégé par les Nations-Unies). Des cônes de nez, du shrapnel et des empennages de puissants missiles, probablement des bombes intelligentes et des craqueurs de bunkers faits aux Etats-Unis, ont été retrouvés dans les débris de quartiers démolis, ce qui a donné lieu au soupçon fort répandu que les Etats-Unis ont utilisé le Liban comme les Nazis ont utilisé l’Espagne, pour tester leurs nouvelles technologies de bombardement.

J’ai en tout cas vu une bombe effrayante qui abat des bâtiments sans un bruit, apparemment en les aspirant au sein d’un vide intense (...). Contre ça, le Hezbollah a essayé de frapper on ne sait quoi (cibles militaire ou civiles) avec de faibles roquettes Katyoucha de la Seconde Guerre Mondiale sans système de guidage. Je n’ai personnellement vu aucun missile Hezbollah tiré à partir de zones résidentielles, mais j’ai été expulsé par des personnels de sécurité, probablement du Hezbollah, de leur forteresse de Ghazieh, qui voulaient m’empêcher de voir sortir des objets d’assez petite taille du garage d’une maison bombardée, dans le coffre d’une Mercedes noire. Ils s’agissait peut-être de mortiers, mais je n’ai pas de preuve. Néanmoins, le déséquilibre des forces ne transforme pas cette guerre en « conflit » comme le prétendent certains analystes, ni ne signifie que les anarchistes devraient soutenir sans réfléchir le plus faible.


Une victoire à la Pyrrhus pour les deux côtés.

Sous l’angle politique, aucun des deux camps n’a raison de crier de victoire : et il n’y a pas que les morts pour en porter témoignage. Israël a clairement échoué à briser le Hezbollah, et a uni la population libanaise au lieu de la diviser en ces traditionnelles factions religieuses si douloureusement évidentes pendant la guerre civile de 1975-1991 (la stratégie diviser pour régner est, selon certains Libanais avec qui j’ai parlé, le but des Israéliens ; maintenir la division du Liban et l’affaiblir afin d’établir un régime à leur solde à Beyrouth).

Israël a également dû revenir au Sud-Liban où je doute qu’il veuille être, puisqu’il s’en est retiré en 2000, ce qui était un mouvement positif vers la diminution des tensions dans la région. Cette guerre a repoussé les inévitables négociations avec Hamas (et le bonus de la modération qu’amène le fait d’être au pouvoir), rendant impossible un retrait total de la Bande de Gaza, dont il ne veut pas, et de la Cisjordanie, ingérable.

La « victoire » du Hezbollah n’est pas moins douteuse. Le monde arabe, en plein désarroi depuis l’étourdissante victoire préventive de la Guerre des Six Jours en 1967, et de plus en plus séduit par l’Occident depuis la disparition de l’option soviétique, est loin d’être uni en faveur d’un projet à la Hezbollah, si l’on en juge par les déclarations de capitales telles que Damas.

L’Egypte et la Jordanie ont signé des accords de paix avec Israël, abandonnant par là le rêve de repousser Israël à la mer (Le Caire ne fut-elle pas la capitale du para-fasciste « Socialisme Nassérien »
 [6] ? La Jordanie n’est-elle pas de facto un Etat palestinien, avec une majorité palestinienne stable, intégrée ?).

La Libye et la Syrie n’interviennent plus directement dans les affaires libanaises ; les forces syriennes ont quitté le Liban l’année dernière (et, contrairement à la propagande quant à « l’Axe du Mal », la Syrie exerce un contrôle strict sur ses Palestiniens) [7]. L’Irak est pris par sa propre sanglante insurrection, cependant que les Etats de la péninsule arabique jouissent du clinquant de leurs énormes constructions touristiques.

La cause palestinienne que défend le Hezbollah est un article de foi pour lequel peu d’Arabes estiment devoir prendre des risques. Pour le lointain, et non-arabe Iran, Hezbollah est un pion, sacrifiable, qui n’est utile que tant qu’il permet de rassembler un soutien islamiste. Mais quelle est la véritable nature du Hezbollah, autoproclamé Parti de Dieu ? Est-ce à la fois une guérilla, un mouvement religieux chi’ite, une organisation sociale - et un parti parlementaire libanais normal ?

Déguiser des clérico-populistes en libérateurs de la nation

Nasrallah lui-même a changé son image, passant de la barbe courte, des lunettes modernes, du veston de sport et de la chemise de l’homme d’affaires méditerranéen au turban noir, abaya grise et longue barbe du patriarche fondamentaliste dont les acolytes chantent « Allah ! Nasrullah ! » comme s’il était un nouveau prophète.

La plupart des commentateurs notent que le Hezbollah est né en 1985 parmi les chi’ites des camps de réfugiés palestiniens du Sud-Liban - trois après la dernière grande invasion israélienne - lorsqu’une nouvelle génération se lassa des compromis de l’OLP dirigée par le Fatah de feu Yasser Arafat. La droite, évidemment, voit en Hezbollah une pure organisation terroriste publiquement vouée à l’oblitération d’Israël. La gauche, en revanche, n’est pas très sûre de l’attitude à adopter envers le Hezbollah, en particulier puisqu’il semble être la seule force qui a résisté à l’invasion israélienne. Des journalistes marxistes-léninistes tels que Michael Karadjis du Green Left Weekly australien [8]
le voit en « mouvement de libération nationale, plutôt qu’une organisation « terroriste » ou « islamiste » » qui aurait réussi à demeurer religieusement neutre (« non sectarian » NDT) et à éviter tant les pièges du fondamentalisme islamiste - par son hostilité à la faible présence d’Al Qaeda au Liban - que l’opposition aux Juifs en raison de leur foi plutôt qu’à cause de l’impérialisme sioniste. Mais « non sectarian » ou pas, on ne le voit pas soutenir la libre pensée, ainsi que le montre le ton de leurs vidéos de propagande sur la télévision Al-Manar
 [9]WMV
.

Le Hezbollah est-il « Islamo-Fasciste », comme l’affirment les droites européennes, américaine, et israéliennes ? Les Libanais devraient pouvoir le dire, ayant fait l’expérience directe du fascisme local, grâce aux Phalanges libanaises, inspirées de la Phalange espagnole de 1936 et responsable des massacres, approuvés par Israël, des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, au sud de Beyrouth en 1982.

Sans aucun doute, Hezbollah est une organisation théocratique de droite fondées sur des principes socialement conservateurs et un culte de la personnalité obscène ; et je soupçonne que son adoption du pas de l’oie et du salut nazi ne doit rien au hasard. La faction la plus visible du mouvement anarchiste libanais
 [10] qualifie le Hezbollah de « réactionnaire ». Je préfère le terme clérico-populiste.

Karadjis écrit : « Le Hezbollah est une organisation nationaliste, pas socialiste, et les socialistes diffèrent en bien des points avec l’idéologie et bien des tactiques du Hezbollah. Néanmoins, reconnaître qu’il s’agit d’un mouvement de libération nationale plutôt que d’une organisation « fondamentaliste » ou « terroriste » est important pour comprendre les types d’alliés nécessaire dans la lutte nationale. De plus, il n’est pas nécessaire d’avoir une vision romantique du Hezbollah pour reconnaître que son évolution politique actuelle et nombre de ses décisions tactiques en font un bien meilleur véhicule de la lutte nationale que bien d’autres organisations dans la région enracinées dans « l’Islam politique » telles qu’Al Qaeda. »

Il a dû regarder d’autres émissions de propagande du Hezbollah que moi. Le Hezbollah peut sans difficulté être vu comme la courroie de transmission de l’Iran, de la même façon que bien des partis communistes nationaux de la Guerre Froide n’étaient guère autre chose que des courroies de transmission de l’Union Soviétique. Fondé en tant que gang de briseurs de grève en Iran par la contre-révolution cléricale de l’Ayatollah Khomeini de 1979 (apparemment considérée comme une révolution authentique par Karadjis), sa branche libanaise est encore utilisée pour jouer un jeu à distance, un jeu dont on peut se déclarer innocent, par les financiers et les marchands d’armes en Iran et ailleurs. Ceci, en dépit du fait que l’Iran se vante d’armer le Hezbollah, ne devrait pas être vu comme l’acceptation de la tentative américaine de lyncher l’Iran grâce au Hezbollah ; ce qui est selon de nombreux analystes le véritable objectif stratégique derrière la guerre israélo-libanaise : redonner un coup de jeune à la « Guerre à la Terreur » après l’abject échec de l’invasion de l’Irak à trouver des armes de destruction massive ou à mettre fin à la résistance irakienne au régime de la Coalition et de ses hommes de paille.

Une lutte de libération non-nationale ?

Des anarchistes tels que Wayne Price de la North-Eastern Federation of Anarchists Communists (NEFAC) ont affirmé
 [11] que ce serait une erreur de « mettre les deux camps sur le même plan » - Israël et Hezbollah - car ce serait échouer à défendre les opprimés contre les oppresseurs. Il est clair que les deux camps ont de très anciennes querelles, et donc la question de savoir qui a commencé la guerre n’a aucun sens. Mais, même si les anarchistes tendent instinctivement à soutenir le plus faible, pour nous être « du côté des opprimés, les soutenant contre les attaques de leurs oppresseurs » comme l’écrit Price, pourrait impliquer être du côté du Hezbollah, seulement parce que le Hezbollah s’est chargé de la majeur partie du combat, offensif ou défensif, du côté libanais.

Price soutient de manière très persuasive que les anarchistes devraient soutenir « la libération nationale (qui signifie ici la même chose que l’auto-détermination nationale : le droit d’un peuple à déterminer son propre destin) » Et il rappelle non moins justement le modèle makhnoviste « d’une lutte de libération nationale menée dans le cadre d’un programme non-nationaliste ». Mais le problème ici, en termes réels, est : de quelle « lutte nationale » (selon l’expression de Karadjis) s’agit-il donc ? Celle des Palestiniens ? Celle des Libanais [on se souviendra que le Liban, création du colonialisme français est dès l’origine divisé entre Chrétiens, Druzes, Musulmans sunnites et Musulmans chi’ites...NDT] ? Celle des Iraniens ? Et, pour l’instant, il n’y a tout simplement pas d’organisation de masse libanaise avec un programme clairement non-nationaliste que les anarchistes puissent soutenir.

D’un autre côté, le Hezbollah est devenu inextricablement lié au Liban, et y a développé un vaste éventail de fonctions sociales (une caractéristique essentielle des mouvements populistes), en profitant du vide laissé tant par la faiblesse de l’Etat libanais que par le départ de l’Etat syrien, pour devenir ce que certains ont appelé un « Etat dans l’Etat », une source évidente de son pouvoir.

Non moins clairement, ce patriotisme libanais a été imposé au Hezbollah parce qu’il serait sans cela un poisson hors de l’eau. Il ne serait vu comme local ni en Syrie ni au Liban, ou ni même dans les Territoires palestiniens. Il a tant de membres libanais de la troisième ou de la quatrième génération qui ne sont plus des Palestiniens mais des Libanais naturalisés ! Il recrute surtout dans les camps misérables établis après la conquête israéliennes de 1948, mais nombre de Libanais pas Palestiniens du tout vivent dans ces camps parce que le loyer et la nourriture y sont subventionnés. Ceci dilue encore plus la nature « palestinienne » du Hezbollah, et donc, à un certain degré, la validité de ses réclamations contre Israël.

La pauvreté des camps et leur absence d’avenir rend leurs habitants faciles à recruter pour les cultes de la mort prônés par des groupes tels que le Hezbollah. Ceci est similaire à l’éthique tordue grâce à laquelle des jeunes garçons [il existe aussi des « martyres » féminines.NDT], tels que ceux décrits par le film "Death in Gaza" [12]
sont formés au martyre par leurs cyniques « grands frères ». Le père de Malak m’a dit sans la moindre trace de regret : « Nous offrons nos enfants en sacrifice à Allah », bien que sa mère Khadija, 24, ait sangloté de douleur lorsqu’elle entendit ces mots brutaux. Le culte du martyre est une maladie mentale nationale au Liban, dont les manifestations publiques vont d’affiches sur les lampadaires des enfants « martyrs » de Ghazieh au Monument du Martyr criblé de balles du centre de Beyrouth, dont l’une des statues a ironiquement perdu un bras.


Les racines anarchistes de la contestation libanaise

Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Mais qui est roi au Liban, qui sait voir la réalité ? Est-ce le tout récent mouvement anarchiste, al-Badil al-Chouii al-Taharruri (ACT, Libertarian Communist Alternative ? En tant qu’anarcho-communiste, c’est ce que j’aimerais croire. Pour le savoir, j’ai rencontré des militants d’ACT et avec l’universitaire Georges Saad à Baabda, au sud-est de Beyrouth. De son balcon, j’ai vu les avions de combat et les navires de guerre israéliens démolir des pâtés de maison entiers (...). Né du mouvement Alternative Libertaire (AL) de France, mais rassemblant principalement des Libanais arabophones, ACT est une petite organisation dans un pays de 3 millions d’habitants. Elle s’associe étroitement à Intifada Communiste, une faction contestataire au sein du Parti Communiste Libanais, en plein déclin. Elle agit au sein d’une formation sociale plus large, appelée le Mouvement du 14 Mars, qui s’oppose à l’intervention syrienne dans les affaires libanaises et aux revanchistes syriens, puisque sous le colonialisme français, la Syrie et le Liban étaient unis.

L’histoire anarchiste syro-libanaise est mince, mais une étude par Ilham Khuri-Makdisi (12) montre qu’à partir de 1904, un groupe de radicaux syro-libanais regroupés autour de la figure de Daud Muja’is commença à répandre la pensée socialiste, et fonda des cours du soir et des salles de lecture à Beyrouth et dans le Mont Liban, à l’époque une province semi-autonome de l’empire ottoman. Ce réseau collaborait avec d’autre réseaux révolutionnaires dans la région, en particulier le réseau pluriethnique d’Alexandrie et du Caire qui créa l’université populaire libre en Egypte en 1901, ainsi que la Ligue internationale des travailleurs du tabac et des meuniers du Caire en 1908 (Errico Malatesta représenta l’Egypte dans l’Internationale noire dès 1881, et les premières traductions anarchistes en arabe apparurent en 1895).

Le réseau de Muja’is célébra ce qui semble être la première fête du 1er Mai du Moyen-Orient, près de Beyrouth en 1908. Une fois que la révolution des Jeunes Turcs eut renversé en 1908/1909 le sultan Abdulhamid II, et que les nationalistes turcs, un moment intéressés par l’anarchisme insurrectionnel, eurent montré leur véritable nature, le réseau de Muja’is et ses journaux Al Nar, de Beyrouth, et al Hurriyya, d’Alexandrie prirent un ton distinctement anarchiste. En 1909, ils présentèrent une pièce de théâtre, qui eut beaucoup de succès, au sujet de l’éducateur anarchiste Francisco Ferrer, assassiné cette année-là par l’Etat espagnol.

Toutefois, le déclenchement de la première guerre mondiale en 1914 et la montée du nationalisme arabe après l’écroulement de l’empire ottoman en 1918 mirent fin au mouvement anarchiste syro-libanais. Jusqu’à, pour autant qu’on le sache, la fondation d’ACT à la fin de la guerre civile, les Palestiniens qui ont entraîné la force de guérilla argentine Resistencia Libertaria dans les années 1970 n’y ont vu que du feu). Selon Saad, l’ACT ne connaissait pas cette histoire ; ce manque de racines signifie que ce pays moyen-oriental est d’une tradition bien plus libérale [au sens américain de « gauche réformiste » ? NDT] que libertaire socialiste.

Opposition aux élites d’Israël, de Syrie et du Liban

De fait, le terrain est difficile pour la gauche : l’ancien leader, pro-syrien, du Parti Communiste Libanais, George Hawi a été parmi les victimes d’une série d’attaques à la bombe l’année dernière. Saad affirme que l’ACT est une organisation résolument athée, une position pas si facile au Liban, même si elle permet de surmonter les divisions religieuses exploitées par les pouvoirs impérialistes du bloc Etats-Unis/Israël au bloc Iran/Syrie/Lybie pendant la guerre civile. Comme Basina Bassan de l’ACT l’a dit dans une déclaration de 1995 (le nom de l’organisation était alors simplement Alternative Libertaire) [13]
« la cause sous-jacente de la guerre - la division religieuse - n’a pas été résolue, et la situation demeure donc explosive. La société libanaise demeure profondément divisée par les religions [14] :

« Le Liban est un pays où le capitalisme ne connaît aucun frein » continuait Bassan « avec un gouvernement en faveur du libéralisme économique et de la privatisation, ceci dans un pays avec bien peu d’électricité, guère de téléphones, et pas beaucoup d’eau potable. Les salaires des plus pauvres continuent à baisser, cependant que les riches ne paient pas leurs impôts, et que l’argent qui arrive quand même est dépensé par le gouvernement en plaisirs de luxe pour ses ministres. Il y a peu à dire de la gauche libanaise, identifiée en grande part aux partis petits-bourgeois, plus intéressée par une plus grosse part de gâteau que par un véritable changement. Ses membres soutiennent en réalité les politiques économiques libérales du gouvernement : il est bizarre d’entendre parfois les vieux maoïstes citer Marx pour justifier leur « retour provisionnel » au capitalisme. »

Mais, au sujet de la résistance opposée par l’Union libanaise générale des travailleurs à la répression militaire par l’Etat d’une manifestation en 1994, Bassan dit : « La gauche communiste contestataire commence à se reprendre. Elle est composée d’un grand nombre de couleurs politiques, mais on peut remarquer que même les nationalistes commencent à être plus influencés par les idées libertaires, et même par l’anarcho-syndicalisme. Il y a donc une petit espoir, si chacun tire les leçons amères de ses expériences. Si nous pouvons travailler ensemble là où nous sommes d’accord, nous pourrions en revenir aux bonnes années de 1970-1975, avant que la guerre n’engloutisse la gauche contestataire. »

Dans une déclaration à propos de la guerre cette année-là, l’ACT a dit
 [15].
que la gauche communiste contestaire s’était, depuis, renforcée : « Depuis l’humiliant départ syrien du Liban, deux grandes tendances politiques ont émergé : le courant 14 Mars (la date à laquelle eut lieu l’énorme manifestation après l’assassinat de l’ex-premier ministre Rafik Hariri) et le courant pro-syrien 8 Mars, qui a reçu le soutien des amis chrétiens du général Aoun (en retraite et pro-Hezbollah) depuis que la présidence de la République lui a été promise. Nous estimons que le courant du 14 Mars est relativement « révolutionnaire », en comparaison avec le 8 Mars qui compte dans ses rangs des éléments corrompus sous contrôle syrien et des nostalgiques du passé libanais le plus sombre [16]. Le comportement du Parti Communiste Libanais n’est rien moins que scandaleux. Avec quelques autres, pour la plupart nostalgiques du Nassérisme arabe, il constitue un tiers camp, très faible et qui n’a pas grand-chose à offrir [d’où son soutien au Hezbollah NDA]. Il s’est produit néanmoins, une scission (Intifada communiste) dont Al-Badil est proche. »


Défis pour l’anarchisme communiste au Moyen-Orient

Le statut de l’anarchisme communiste au Liban est néanmoins très faible. On note l’absence de relations avec l’organisation israélo-palestinienne Anarchists Against The Wall, le mur d’« apartheid » qui divise leur territoire et avec les anarchistes et les communistes de gauche dans les pays tels que l’Egypte, la Turquie (l’Initiative anarchiste communiste), l’Iran et l’Irak en particulier (leurs Partis Communistes des Travailleurs conseillistes) qui permettraient de donner naissance à une analyse anarchiste communiste régionale bien plus claire et à une approche coordonnée des problèmes du Moyen-Orient [17].

Au sujet de la guerre de cette année, l’ACT déclare : « Cette attaque doit être vue comme faisant partie d’un scénario plus large. Selon nous, elle intervient dans le contexte du plan américain pour un Grand Moyen-Orient. George W. Bush veut créer une vaste zone favorable à ses intérêts, qui inclurait les pays arabes et Israël, et mènerait, d’une façon ou d’une autre, à la fin des conflits moyen-orientaux. La Syrie et l’Iran sont opposés à ce projet, ce qui est une bonne chose. Mais ce qui n’est pas une bonne chose, c’est que la Syrie et l’Iran, qui soutiennent le Hezbollah et qui combattent les plans de Bush et du gouvernement israélien, sont clairement des pays totalement réactionnaires, sous tous les aspects. »

Le Hezbollah a été décrit comme « un parti qui, malgré tout ce qu’il a fait pour expulser Israël du Sud-Liban et malgré le grand nombre de martyrs envoyés accomplir leur devoir religieux (un aller simple pour un paradis de miel et de houris), n’a pas satisfait les désirs des Libanais. Le « Parti de Dieu », sous contrôle iranien, est clairement et obstinément contre la liberté... Jadis le parti de la résistance et du sacrifice, le « Parti de Dieu » est devenu insupportable...

« Nous disons NON au Hezbollah, en tant que parti réactionnaire, religieux, pro-Iranien ; NON à Bush, Blair et Chirac, qui considèrent ces attaques disproportionnées (la destruction du Liban pour obtenir la libération de quelques soldats) comme une forme légitime d’auto-défense par Israël ; NON au comportement timide et ambigu du Conseil de Sécurité de l’ONU ; NON au gouvernement libanais qui est incapable, faible et contradictoire, qui perd son temps à mendier de l’aide, compter les morts et placer ses espoirs dans la justice internationale. » Ce commentaire a toutefois été critiqué par d’autres anarchistes au Liban (19) comme venant d’un groupe sans contact avec la base et par une personne qui aide anarkismo.net pour n’avoir pas « élevé un seul NON, parmi tous ces NONs, contre la clique fasciste sioniste israélienne. »

Voilà l’analyse anarchiste : mais y a-t-il une option anarcho-communiste pour le Liban
 [18] ? En tant que pays arabe le plus socialement libéral, il a une chance qu’une véritable politique de libération y prenne racine. Si, comme l’affirme Price « seul le programme anarchiste peut (...) libérer le Liban et d’autres pays de l’impérialisme » un tel programme exige au moins une solidarité pragmatique et un réseau fonctionnel d’organisations conseillistes, communistes de gauche et anarcho-communistes dans la région. Seules celles-ci, travaillant au sein de vastes organisations de travailleurs, telles que l’Union générale libanaise des travailleurs ou la fédération des conseils de travailleurs et de syndicats en Irak ou tout autre force socialement progressiste qui existe, peuvent commencer à construire un contre-pouvoir qui ne résiste pas qu’à l’impérialisme mais aussi aux séductions d’un Islam « radical et anti-impérialiste ».

Michael Schmidt, Johannesburg, Afrique du Sud

Pour anarkismo.net


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