* Publié dans « El Libertario » n ° 57 (sur le site
www.nodo50.org/ellibertario) par Rafael Uzcategui, cet article examine en
détail ce qui s’est passé chez Vetelca, une société d’assemblage de
téléphones cellulaires, afin de démasquer le mythe de la prétendue
construction d’un modèle industriel « socialiste » au Venezuela.
Le 10 mai 2009, le président Hugo Chávez, dans la région d’El Tigre de
l’Etat du Barinas, a présenté à la télévision le nouveau portable fabriqué
au Venezuela sous la tutelle du gouvernement bolivarien, appareil que
celui-ci avait lui-même baptisé, quelques semaines avant, « el Vergatario
» (1) Toujours friand de propagande, le président de la République a
profité d’une fête traditionnelle au Venezuela le « Dia de la Madre » (la
Fête des mères, jour férié), pour vanter les mérites d’un produit qui
symbolise, selon lui, la progression de son projet politique à pas de
géant. Le 10 mai 2009, M. Chavez a déclaré : « Cet appareil sera le
portable non seulement le plus vendu au Venezuela, mais dans le monde
entier. » Il a annoncé l’exportation rapide de ce cellulaire, dès que le
marché domestique aura été approvisionné, vers les pays andins, le
Mercosur (dont font partie, entre autres, le Brésil et l’Argentine) et les
Caraïbes. Face à ces objectifs ambitieux, toute personne qui connaît un
peu les mécanismes du capitalisme contemporain, ne peut que se demander
par quel miracle le « Vergatorio » pourra-t-il devenir l’appareil le plus
vendu au monde dans une branche aussi concurrentielle que celle des
produits de télécommunications. « Grâce à un modèle de fabrication fondé
sur les maquilas », ne manqueront pas de répondre les anarchistes,
individus remplis de préjugés, comme l’on sait.
Notons cependant que toutes les analyses de la production à l’ère de la
mondialisation montrent que, si l’on veut atteindre le Top 10 des
meilleures ventes d’un produit, il n’y a qu’une solution : diminuer,
autant que possible, le coût du travail. Et comme le savent parfaitement
des multinationales comme Gap, Nike ou Adidas, le pays expert en matière
d’« économies » en matière de salaires et de droits du travail, c’est
évidemment la Chine.
La Chine est précisément l’associée de l’État bolivarien dans l’entreprise
commune qu’ils ont fondée : Venezolana de Telecomunicaciones C.A.
(Vetelca), installée dans la zone franche de Paraguaná, dans l’Etat de
Falcón, depuis janvier 2009. Selon l’information officielle, au début du
projet, « dans ses installations travaillent 140 salariés, dont 80% sont
des femmes qui habitent la région et qui ont été sélectionnées par
différents conseils communaux (2) de la région pour travailler dans cette
usine ». La premier défi consistait à livrer 10 000 portables à la société
Movilnet, pour qu’ils soient offerts le jour de la Fête des mères, comme
l’avait promis le président Chavez. Néanmoins, peu de temps après
l’ouverture de l’entreprise, les travailleurs de l’usine ont dénoncé, dans
les médias du gouvernement bolivarien eux-mêmes, le fait que certains
préjugés semblent être bien enracinés.
La version des travailleurs
Levy Revilla Toyo, l’un des 56 salariés licenciés de cette entreprise
mixte, a présenté un compte rendu détaillé sur les débuts de Vetelca.
Selon ce rapport, le recrutement a commencé en octobre 2008 et a été mené
par le ministère de l’Industrie légère et du Commerce. À cette offre
répondirent 250 personnes « venant des missions (3), des universités et
des conseils communaux dans diverses parties de l’Etat de Falcon », et 60
d’entre elles ont persévéré après une première sélection. Un second
processus de formation a culminé avec la sélection de 100 personnes en
mars 2009 et la désignation par les autorités du conseil d’administration
de l’entreprise, présidé par Carlos Audrines.
C’est le 1er Mai, jour de la Fête du travail, qu’a commencé le processus
d’assemblage du « Vergatario » : « il a fallu travailler jusqu’à tard dans
la nuit, la logistique habituelle n’était pas en place, et plusieurs
camarades se sont évanouies de fatigue à cause du manque de nourriture et
des difficultés de transports ». Toutefois, les travailleurs ont été
récompensés par une prime de productivité et la satisfaction d’avoir
honoré la parole du Président et assemblé en dix jours les portables
prévus. Par la suite, la direction a improvisé l’embauche de nouveaux
travailleurs ce qui a créé des problèmes « à cause du manque d’espace dans
l’usine et dans la cantine, et ainsi violé la loi et la participation
directe des conseils communaux et des missions ».
Comme le prévoit la Loi organique sur la prévention des accidents, les
conditions de travail et l’environnement du travail (LOPCYMAT) promue par
le gouvernement bolivarien lui-même, les délégués hygiène et sécurité ont
été élus malgré l’opposition et les diverses contraintes imposées par le
conseil d’administration de l’entreprise. Le 7 juillet 2009 Vetelca a
licencié 8 personnes, dont trois delegues hygiène sécurité élus par
l’assemblée des travailleurs. Les licenciés ont fait appel aux autorités
compétentes, qui se sont rendues chez Vetelca pour vérifier les
allégations des licenciés et s’informer. La direction leur a notamment
répondu que « les travailleurs étaient des étudiants, que leur salaire
n’était pas un salaire, mais une aide économique pour assurer des tâches
de manutention, et qu’ils ne faisaient donc pas partie de la structure
organisationnelle de l’entreprise ». Par la suite, le conseil
d’administration a demandé à la Garde nationale de protéger l’usine, et
les cadres ont accusé les licenciés d’être des « contre-révolutionnaires
», procédé qui n’est pas vraiment pour nous une surprise. Plus tard, la
direction a licencié 56 travailleurs, en les obligeant à signer une lettre
de démission pour qu’ils puissent recevoir leur chèque final. En quelques
jours, le nombre total des licenciés a grimpé jusqu’à 86.
La version des bureaucrates
Le 29 juillet 2009, le ministre de la Science et de la technologie Jesse
Chacón, s’est rendu chez Vetelca pour tenter de dissiper le climat
d’incertitude qui s’était installé chez les travailleurs. Le communiqué de
presse officiel indique : « Le ministre a visité l’usine et rencontré les
travailleurs afin de leur annoncer que, dans 15 jours maximum, ils
pourraient signer leur contrat de travail », en ajoutant un commentaire
qui est, pour nous, une véritable perle : « Jusqu’à maintenant, les
employés se rendent à leur travail comme des opérateurs bénévoles, et ils
reçoivent une prime mensuelle de productivité de 1300 bolivars. » Selon le
fonctionnaire chaviste : « Il s’agit d’un modèle de production socialiste
avec des travailleurs
"intégraux", qui chaque jour changent de poste et pratiquent la rotation
du travail, afin de pouvoir mieux connaître chaque étape de l’assemblage
et le fonctionnement de toute l’usine. Ils participent également à la
planification de la production, ce qui se distingue nettement du modèle
capitaliste. »
Mais continuons donc à parcourir les articles parus dans les médias de
l’Etat bolivarien. Carlos Audrines, PDG de Vetelca, a déclaré à propos des
licenciés : « Un certain nombre de personnes ont été soustraites au
processus de formation, parce qu’elles ne respectaient pas certaines
normes. » Quant à l’agence de presse officielle ABN elle a déclaré : « A
cet égard, on ne peut pas parler de licenciements quand les personnes
concernées ne figurent pas sur le registre du personnel ; en effet, les
ressources humaines de Vetelca sont actuellement en période de formation
et, dans le cadre de ce processus, la société procède à des évaluations
constantes et opère des choix fondés sur le comportement et les actions de
ces personnes. » Dans une autre déclaration au quotidien « Ultimas
Noticias », Audrines s’est surpassé : « Ces cinquante-six personnes
avaient l’intention de créer un syndicat pour contester ou pour se
garantir un travail en ayant une attitude agressive et en incitant les
autres ».
Le journal « Ultimas noticias » ajoute que « Audrines a expliqué que
Vetelca n’était pas enregistrée comme une entreprise, et qu’il n’y avait
donc pas de contrat ; "dans environ deux semaines, on nous donnera un
budget qui constituera notre capital initial", a-t-il expliqué. Une fois
terminée la phase de test initiale, la société constituera un département
de la sécurité, "car dans une entreprise socialiste il n’y a pas de place
pour le mot syndicat ; en effet, cela briserait le modèle selon lequel
nous sommes tous égaux et parce que dans un système socialiste il ne doit
pas y avoir de syndicat", a déclaré Audrina. À propos des allégations
selon lesquelles le personnel devait effectuer des tâches de maintenance,
le PDG de l’entreprise a déclaré que, "étant donné le manque de
ressources, les participants ont volontairement effectué des tâches de
nettoyage. Cependant, cette situation a changé après le lancement du
Vergatario, parce que nous nous sommes mis d’accord avec les mères du
quartier pour qu’elles mènent ces activités ". »
Le 25 août, Vetelca a publié, dans un communiqué de presse, la liste des
noms et les numéros des cartes d’identité des 190 travailleurs qui ont
bénéficié de la « première nomination » des travailleurs de l’entreprise.
Les conclusions des anarchistes
Procédons par ordre.
Ce que le ministre Chacón appelle un « modèle de production socialiste
intégrale » est un euphémisme pour ce que l’on appelle dans le monde
entier la « polyvalence du travail » qui est l’une des caractéristiques de
la flexibilisation de l’emploi dans le capitalisme informationnel. La «
polyvalence » (4) prévoit que les travailleurs doivent avoir la capacité
de fonctionner dans différentes tâches, de changer de poste selon les
exigences du processus de production, exigences qui contrastent avec la
spécialisation des tâches qui caractérise le processus fordiste de
production lui-même . En outre, il est faux d’affirmer que les
travailleurs connaissent « le fonctionnement de toute l’usine » et qu’ils
« participent à la planification de la production ».
D’une part, les travailleurs et travailleuses de Vetelca ne font
qu’assembler un produit final dont les éléments sont conçus et fabriqués
en Chine. Ils ne sont donc impliqués que d’une façon très limitée dans
l’assemblage et l’emballage des « Vergatario ». Vetelca, en dépit des
descriptions épiques qu’en font les hauts fonctionnaires bolivariens,
n’est qu’une vulgaire société de sous-traitance qui travaille pour
Movilnet, la compagnie de téléphones cellulaires de l’État vénézuélien.
Audrina lui-même l’a confirmé dans une interview : « Vetelca est
totalement capable de répondre à la demande de produits pour Movilnet. »
C’est cette société (Movilnet) qui décide du nombre de téléphones qui
doivent être assemblés, de leur date de livraison et de la chaîne de
commercialisation, trois éléments à propos desquels les travailleurs de
Vetelca, ou selon le ministre, les « salariés volontaires », n’ont rien à
dire.
Si le Président de la République décide de lancer une nouvelle promotion
du « Vergatario » pour célébrer, par exemple, la naissance de Simón
Bolívar, ce qui entraînerait une hausse de la production, les travailleurs
devront de nouveau s’épuiser au boulot, comme lors de la journée de
surmenage décrite par Levy Revilla. Cet élément coïncide parfaitement avec
la flexibilisation des horaires de travail, typique de l’étape actuelle du
capitalisme.
D’un autre côté, les affirmations de Audrines renforcent également notre
hypothèse selon laquelle le processus bolivarien relève plus de la
mondialisation néolibérale que du socialisme. Ce haut fonctionnaire estime
qu’une période de formation conduisant à produire 10 000 portables ne
suffit pas et que les salariés doivent encore rester à l’essai. D’autre
part, le motif des licenciements qu’il invoque (organiser un syndicat pour
tenter d’assurer la sécurité d’emploi) est ce qui motive tous les
travailleurs, dans le monde entier. Enfin, sa déclaration selon laquelle
Vetelca n’autorisera pas la constitution de syndicats « parce qu’ils sont
contraires au socialisme », se passe de tout commentaire.
Le président Chavez, Jesse Chacon, Carlos Audrines et les Tortues Ninja
peuvent répéter des centaines de fois que le Vergatario est un téléphone «
socialiste » fabriqué dans une entreprise « socialiste » composée de «
volontaires socialistes ». Même s’ils répètent ce mensonge mille fois, les
faits révèlent une autre réalité : Vetelca est la première « maquiladora »
installée dans le pays, inspirée par le modèle chinois d’exploitation
brutale, le même qui produit les chaussures Nike, les ballons Adidas et
les chemises CAP pour le capitalisme sauvage aujourd’hui.
Rafael Uzcategui - Traduit par Ni patrie ni frontières
1. « Vergatario » est un terme populaire vénézuélien, l’équivalent de un «
truc super », « un méga truc », « de la balle », etc. La racine de ce mot
étant « verga », verge, cette appellation a fait bien rire la planète
antichaviste, et sans doute aussi les militants chavistes qui n’ont pas
perdu tout sens de l’humour. Rappelons qu’au Venezuela, un truc, un
machin, se dit (en langage populaire) « una vaina » (un vagin) et est
aussi une exclamation très répandue « Ay, que vaina ! » (« Quelle
contrariété ! » ou « Quelle merde ! »). Les « déconstructeurs antisexistes
» (excuse my French) du langage ont donc du pain sur la planche dans la
patrie du Colonel. Mais gageons là aussi qu’ils fermeront leur gueule
puisque leur pape (alias Chomsky) adule le B.B. (le Bouffon bolivarien).
(NPNF).
2. Conseils communaux : « Les récents conseils communaux doivent, en
principe, représenter les communautés dont ils sont les élus. Mais, dans
la réalité, il y a ceux qui sont chavistes et où il n’y a pas de place
pour des critiques et ceux qui sont antichavistes où les chavistes ne sont
pas acceptés. La forme de ces conseils est déterminée par l’Etat. » (cf.
l’interview de militants d’El Libertario par Charles Reeve parue notamment
dans le numéro 25-26 de NPNF. Pour plus de détails on lira (en espagnol)
l’étude de Maria Pilar Garcia qui paraîtra prochainement en français dans
Ni patrie ni frontières « El poder popular y la democracia participativa
en Venezuela : los consejos comunales » sur le site
http://www.nodo50.org/ellibertario/textos.html)
3. Missions : « programmes de grande envergure ciblés sur l’amélioration
de divers aspects de la vie sociale des couches les plus défavorisées, en
particulier dans le domaine de la santé, l’éducation et l’alimentation.
Ces misiones sont organisées et directement financées par l’entreprise
pétrolière d’Etat, PDVSA. Elles fonctionnent hors du contrôle des services
des ministères correspondants et ne sont soumises, même formellement, à
aucun contrôle parlementaire » (Idem.).
4. Cette polyvalence portent les doux noms d’ « horizontale » (si « le
salarié occupe différents postes de travail relevant du même niveau de
classification »), de « verticale » (si « le salarié exerce des fonctions
relevant d’une qualification professionnelle supérieure à sa qualification
initiale ») ou de « structurelle » (quand « elle est liée à l’activité et
à la structure de l’entreprise » selon les cas (NPNF).
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Commentaire de Ni patrie ni frontières
Rappelons à nos lecteurs que les premières « maquiladoras » ont été créées
en 1965 au Mexique. Elles permettent à certaines entreprises étrangères
(surtout américaines) qui sont installées dans ces zones spéciales
d’importer, sans payer de droits de douane, « des matières premières, de
l’équipement, des machines, des pièces de rechange, et autres éléments
nécessaires pour l’assemblage ou la fabrication de produits finis qui
seront ensuite exportés », comme le précise le NAFTA, l’Accord
nord-américain sur le libre échange.
Dans une brochure intitulée « Dix avantages du système commercial de l’OMC
» et un sous chapitre intitulé « Le commerce stimule la croissance
économique, ce qui peut être bon pour l’emploi » (sic), les technocrates
internationaux n’hésitent pas à affirmer que ces « industries de
transformation en douane » payent 3,5 fois le salaire minimum mexicain. On
peut douter de cette dernière affirmation car Pourdanay Nayereh (« Les «
maquiladoras » et le développement industriel mexicain » Tiers-Monde, tome
29, n°113,1988,
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1988_num_29_113_3627)
affirme que les salaires sont « légèrement supérieurs au minimum national
» mais surtout de 7 à 14 fois inférieurs aux salaires moyens américains et
« plus bas que les salaires payés en Asie du Sud-Est ». Comme le précise
Pourdanay Nayereh, le « niveau de syndicalisation » est « très faible » et
le « flux continu d’immigrés provenant d’autres régions du Mexique ou
d’autres pays latino-américains constitue une véritable armée de réserve »
qui pèse sur le niveau des salaires. De plus chaque fois qu’éclatent des
conflits sociaux, les patrons ferment tout simplement les usines.
En admettant même que les affirmations de l’OMC soient exactes, le même
article évoque, pour les maquiladoras « de deuxième type », c’est-à-dire
celles mobilisant des travailleurs et techniciens plus qualifiés que les
maquiladoras d’assemblage, un salaire moyen horaire de 0,8 dollar de
l’heure, contre 0,44 dollar dans la région et 24 dollars aux Etats-Unis.
Le « 3,5 fois plus » de l’OMC donnerait donc un rapport de 1,32 à 24 entre
les salaires mexicains et nord-américains, ce qui n’est pas vraiment le...
Pérou.
Le grand avantage des maquiladoras c’est qu’elles échappent surtout au
droit du travail dans les pays où elles s’implantent (elles concernaient
1,2 million de travailleurs au Mexique, représentaient plus de 46% des
exportations nationales de ce pays, et connaissaient jusqu’en 2001 un taux
de croissance de 22,1 % par an contre 3,5 % pour l’économie mexicaine ).
Même si certaines d’entre elles sont plus sophistiquées que de simples
usines d’assemblage, elles se caractérisent toujours par une flexibilité
totale du personnel et des horaires, par des salaires plus bas pour les
techniciens qualifiés que dans les métropoles impérialistes, et par un
climat antisyndical féroce.
Depuis des années, ces structures sont le symbole de l’exploitation
impérialiste pour les altermondialistes (cf. par exemple, « Le Grain de
sable » d’ATTAC à propos du Mexique http://www.france.attac.org/spip.php
?article3586), les trotskystes, les Partis staliniens ou néostaliniens,
etc. Nous ne doutons donc pas que cette information sera reprise avec
enthousiasme par tous les médias dits alternatifs...
Pour lire en français sur Venezuela et les anarchistes vénézuéliens -