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Jean-Pierre Garnier
Rationaliser le contrôle social : entre technologisation et responsabilisation (2)
Article mis en ligne le 15 janvier 2010
dernière modification le 29 octobre 2023

II Rationalisation idéologique

Rationaliser la domination, ce n’est pas seulement la rendre techniquement plus efficiente, disions nous en préambule à notre propos. Il faut aussi qu’elle paraisse légitime. Donc qu’elle n’apparaisse pas comme domination. Tout cela passe par des discours. Comme l’affirmait Pierre Bourdieu, rationaliser, au plan intellectuel, c’est « le fait de donner des raisons pour justifier des choses souvent injustifiables » [1].

Toutefois, convaincre les citoyens des bienfaits des mesures prises et des actions menées ne suffit pas : il faut les faire adhérer, c’est-à-dire accepter, approuver voire applaudir ces mesures et ces actions. Et même pousser l’adhésion plus loin : faire « participer ». D’où un credo, ressassé depuis des années pour ne pas dire plusieurs décennies : « La sécurité est l’affaire de tous ». Et un impératif : « Responsabiliser le citoyen ».

«  La sécurité est un bien commun essentiel, très lié à d’autres biens communs comme l’inclusion sociale, le droit au travail, à la santé, à l’éducation et à la culture », peut-on lire en tête du « Manifeste de Saragosse sur la sécurité urbaine et la démocratie » issu d’un forum européen tenu dans cette ville en novembre 2006 sur ce thème. Étant donné que ces « autres bien communs » sont, dans la réalité, de plus en plus inégalement partagés, avec l’insécurité sociale qui en découle pour la majorité, il est logique que la « sécurité », au sens policier du terme, soit promue au rang de « bien commun essentiel », c’est-à-dire d’idéal mobilisateur susceptible de faire l’unanimité. Ainsi le « droit à la sécurité » sera-t-il mis en avant pour faire oublier que les droits sociaux sont démantelés les uns après les autres. De même, la « lutte contre l’insécurité » remplacera-t-elle le combat contre les inégalités.

De fait, il faut croire que la pléthore de gens en uniforme affectés à la surveillance ou à la répression ne suffit pas. Sous couvert d’aider à
l’« insertion » d’une « jeunesse sans repères » dans la société française,
on a procédé depuis des années au recrutement massif, au sein même
de ladite jeunesse, d’une armée de supplétifs préposés aux tâches d’encadrement : travailleurs sociaux, éducateurs, animateurs, moniteurs, médiateurs… Une fois formés, la plupart s’intègrent au « maillage associatif » de manière définitive ou temporaire en fonction des possibilités offertes par les autorités de tutelle…. et du comportement des intéressés.

Point n’est besoin, cependant, de faire partie des professionnels du contrôle social pour œuvrer à son renforcement. Un « service volontaire citoyen de la police nationale » a, en effet, été créé en mars 2007 dans le cadre d’une loi relative à la prévention de la délinquance, création intégrée à une loi antérieure promulguée en mars 2003 pour la sécurité intérieure. Composée de volontaires, ce service vise à « renforcer le lien entre la Nation et la police nationale » par le biais de missions de solidarité, de médiation sociale et de sensibilisation au respect de la loi. On aurait pu y ajouter la délation, bien que le mot n’y figure pas, pratique déjà encouragée parmi les enseignants des zones d’éducation prioritaires ou les travailleurs sociaux dans les « zones urbaines sensibles », et que certains responsables politiques ou policiers souhaiteraient voire répandue dans toute la population.

Dans l’Essonne, 21 habitants s’apprêtaient, au printemps 2008, à devenir des « policiers pas comme les autres » [2]. Dans le cadre d’une opération pilote à laquelle participaient une dizaine d’autres départements, des « citoyens volontaires » étaient en cours de recrutement par la direction départementale de la police nationale. Leur rôle : accueillir les victimes, régler des litiges mineurs et aider les forces de l’ordre dans certaines missions quotidiennes comme la prise de mains courantes. « Attention : ils ne se substitueront pas aux policiers », prévenait le commandant Claude Mascaro, coordinateur du dispositif. « En revanche, ils les seconderont dans certaines opérations, comme les incivilités légères, les troubles du voisinage, les petits problèmes de stationnement », détaillait le commissaire Lionel Vallence, en train de recruter deux citoyens volontaires à Sainte-Geneviève-des-Bois. La plupart de ces policiers bénévoles devaient intervenir dans les commissariats. Quelques-uns seraient placés au centre départemental de loisirs jeunes et dans trois collèges de l’Essonne : Galilée à Evry, Sédar-Senghor à Corbeil et Michel-Vignaud à Morangis. Partout, l’objectif était le même : désamorcer les conflits afin d’éviter la multiplication des procédures lourdes. « Dans une société où, au moindre problème, on fait appel aux institutions, ces bénévoles peuvent régler certains soucis par le dialogue », justifiait la préfecture. « Après les émeutes de novembre 2005, nous avions constaté de vraies difficultés de communication entre la police et la population. D’où l’idée de créer ces citoyens volontaires. Plus proches des gens et de leur quotidien, ils peuvent devenir ce trait d’union manquant », se réjouissait le commandant Mascaro.

Cette collaboration entre la police et la population peut prendre d’autres formes. Depuis 2004, l’idée d’affecter dans les établissements scolaires « à problèmes » un « policier référent » auquel pourraient s’adresser les enseignants et le personnel administratif revient régulièrement et commence, progressivement, à devenir réalité. Faisant suite à un discours prononcé le 18 mars 2008 par Nicolas Sarkozy à Gagny (Seine-Saint-Denis), par exemple, dans un lycée victime de l’intrusion d’une bande, Xavier Darcos, ministre de l’Éducation, et Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur avaient signé une circulaire commune envoyée aux recteurs et aux préfets sur le thème de la « sanctuarisation » des établissements. Un « diagnostic de sécurité » devait être établi plus de 200 établissements. Le 5 octobre 2009, à Aulnay-sous-Bois, les nouveaux ministres de l’Intérieur, Brice Hortefeux, et de l’Éducation, Luc Chatel, mettaient sur orbite la première « équipe mobile de sécurité » (EMS), composée de dix personnes dont cinq « spécialistes » de la sécurité et cinq personnels de l’Education nationale. Quelque 500 personnes devaient être recrutées d’ici à la fin de l’année par les rectorats pour intégrer les EMS. La mission de ces derniers est double : prévenir la violence en dénouant les tensions et intervenir en cas d’incidents dans un établissement à la demande du proviseur. Les deux ministres avaient tenu à préciser que les membres des équipes mobiles de sécurité étaient des contractuels de l’Éducation nationale et
non des policiers, comme si cela devait rassurer plutôt qu’inquiéter.

En septembre 2009, une adresse électronique destinée à recueillir les témoignages des habitants du département francilien de l’Essonne faisait polémique. La délation est-elle une pratique digne d’une démocratie, se demandaient sans rire certains commentateurs ? Affichée dans des mairies et commissariats du département, l’information au public stipulait : « aidez la police nationale dans son action au service des citoyens. Vous pouvez transmettre vos renseignements (témoignages, photos, vidéos) à l’adresse mail suivante […] Confidentialité garantie ». Interrogé par France Info, Jean-Claude Borel-Garin, directeur départemental de la sécurité publique à l’origine du projet déjà expérimenté en Isère, s’était expliqué : « la police ne traite pas la délation, elle agit dans un cadre légal [...]. Pourquoi la police ne pourrait pas recevoir des informations par mail alors que tout le monde en reçoit [...]. Est-ce qu’on aurait dit qu’il ne faut pas que la police utilise le téléphone parce qu’il va y avoir de la délation ? Il faut vivre avec son temps ». Il faut croire que ce temps en rappelait un autre, y compris parmi les responsables policiers. «  Je condamne cette initiative locale », déclarera à l’AFP Jean-Claude Delage, secrétaire général du syndicat Alliance police nationale, pourtant classé à droite. Avant d’ajouter : « c’est une police d’une autre époque et je ne vois pas comment nos collègues pourront faire et trier les bonnes ou mauvaises informations ainsi recueillies ». Le syndicat craignait le parallèle avec « la police de Vichy ».

Il n’est pas rare que, pour se dédouaner d’actes répressifs contrevenant aux principes les plus élémentaires de l’« État de droit », les autorités recourent au mensonge pur et simple. Le cas le plus fréquent et le plus patent est celui des multiples « bavures policières », souvent mortelles. Les versions officielles qui en sont livrées sont presque systématiquement fausses, qu’il s’agisse de l’origine des faits ou de leur déroulement. Plus sophistiquées, les pétitions de principe et les sophismes qui émaillent les discours politico-médiatico-scientifiques destinés à persuader l’« opinion publique » qu’ils formatent du bien fondé des mesures punitives destinées à faire régner l’ordre dans l’espace public. Exemple : l’assertion selon laquelle « la sécurité est la première des libertés », du Garde des Sceaux Alain Peyrefitte pour faire approuver et voter une loi liberticide qui
donnait le coup d’envoi à une série d’autres qui ne cesseraient de
s’ajouter au fil des années. Cet énarque et normalien lettré n’avait-il
pas lu ce que déclarait le président étasunien Thomas Jefferson :
« Celui qui est prêt à abandonner un peu de liberté pour sa sécurité ne mérite ni l’un ni l’autre » ?

Pour faire passer plus facilement dans les mœurs l’intensification du contrôle social, on peut aussi, comme dans les régimes totalitaires honnis, forger une novlangue, c’est-à-dire un langage mystificateur d’origine bureaucratique ou pseudo-scientifique visant à gommer tout ce qui peut évoquer la surveillance de certaines catégories de population « à risques » et la neutralisation de leurs exactions éventuelles. En fait, ces artifices langagiers servent surtout à « sécuriser » les esprits.

L’un de ces procédés est la falsification c’est-à-dire le détournement de sens. C’est ainsi qu’en octobre 1997, lors du colloque de Villepinte où le gouvernement de Lionel Jospin fraîchement formé avait orchestré le ralliement définitif des « socialistes » aux thèses sécuritaires, le nouveau ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, avait cru bon, pour donner un tour « républicain » à ce tournant droitier, d’exhumer la notion de « sûreté » pour la placer au centre de son propos en lieu et place de celle de « sécurité ». Sans qu’il soit nécessaire de se livrer à une généalogie linguistique de ce pseudo-concept, il faut rappeler qu’à l’origine, il se rapportait à la protection du citoyen face à l’arbitraire du pouvoir d’État, royal ou non. Dans la Déclaration des Droits de L’Homme de 1789, toujours en vigueur, au moins sur le papier, qui figure en préambule à notre Constitution, le « droit à la sûreté » est le troisième proclamé après la liberté et la propriété, et avant celui de... « la résistance à l’oppression ». Il est vrai que, dès la chute de Robespierre en 1794, ce droit revêtit un tout autre sens : c’est l’État qu’il convenait de prémunir contre les menées des « mauvais citoyens ». Au XIXème siècle, les « maisons de sûreté » ont désigné les prisons, et « la Sûreté » la police politique depuis Napoléon III jusqu’à 1934. Ce qui fera écrire à Karl Marx que « la sûreté est la notion sociale la plus haute de la société bourgeoise, la notion de police » [3].

Pour donner une caution scientifique à ces tripatouillages sémantiques, on a coutume de faire appel à des chercheurs (sociologues, politologues, géographes, juristes…) qui ont fait leur la finalité policière, au sens large du terme, de plus en plus fréquemment impartie à leur discipline. C’est ainsi que dans la présentation d’une « consultation de recherches » en 2007 émanant du Plan Urbanisme, Construction, Architecture, instance à vocation interministérielle chargée de promouvoir des recherches et des expérimentations utiles à l’État dans le domaine de l’aménagement urbain, il était dit qu’« il semble désormais bien admis que le mot sûreté permet de distinguer, dans le champ de la sécurité des biens et des personnes, tout ce qui touche à la jouissance paisible et partagée des espaces collectifs. » Comme il fallait s’y attendre, la sécurité ainsi redéfinie était associée à l’épanouissement des libertés : cet « état individuel et collectif, de quiétude, de sérénité » garanti contre les « risques de malveillance » par la puissance publique, secondée ou non par des agents privés, était, en effet, postulé « propice à l’exercice des libertés individuelles et collectives ». Peu importe que la préservation cet « état de quiétude et de sérénité » implique une multiplication des entraves à la liberté (contrôles d’identité, quadrillage des quartiers et des « points névralgiques », surveillance permanente des espaces publics…). L’objectif de la consultation était de mobiliser les chercheurs et les praticiens de l’urbain (urbanistes, architectes, paysagistes …) pour « mettre en lumière les effets de préoccupations sécuritaires sur la conception, la gestion et les usages de l’espace urbain ». À eux de dresser le bilan des initiatives et des actions visant à « accroître la sûreté » et « diminuer le sentiment d’insécurité » par le biais des plans d’urbanisme, des projets architecturaux, des aménagements paysagers, de l’éclairage, du mobilier urbain, de la maintenance et de l’utilisation de l’espace.

Importé d’outre-atlantique dans les années 1990 dans le cadre la LOPS
(loi d’orientation et de programmation pour la sécurité) sous l’égide du tandem Pasqua-Pandraud (respectivement ministre de l’Intérieur et ministre délégué chargé de la sécurité), le modèle idéologique de
l’« espace défendable » (« defensible space ») a pris le nom en France
d’« architecture de prévention situationnelle ». Une devise en résume le propos : « Aménager les lieux pour prévenir le crime ». Elle a engendré une nouvelle manière de concevoir la ville du futur. Parmi les responsables du maintien de la « paix civile » et leurs conseillers au ministère de l’Intérieur, dans les préfectures, les mairies ou au sein des organismes du logement social et des sociétés de promotion immobilière, a germé l’idée que la configuration des bâtiments et des espaces publics pouvait, selon les cas, faciliter ou entraver les menées des trublions éventuels, et, en cas de passage à l’acte, constituer ou non un obstacle à la répression. C’est pourquoi la dimension sécuritaire est devenus omniprésente dans les réalisations urbanistiques ou architecturales :
« résidences fermées », « résidentialisation » du logement social (semi-privatisation des parties communes extérieures), suppression des « lieux pièges » (recoins, impasses, passages obscurs, murettes, toits-terrasses, coursives, halls d’immeuble traversants…), mobilier urbain défensif (bornes anti-« voitures-béliers », bancs anti-clochards), végétalisation dissuasive (buissons piquants et vénéneux le long des façades), dégagement des espaces publics et disposition des immeubles
permettant une « surveillance naturelle » — le contrôle spontané —
des lieux de la part des passants ou des riverains…

On aurait pu évidemment ranger ces dispositifs spatiaux sous la rubrique de la rationalisation technologique du contrôle social. Mais, leur efficacité supposée dépendrait, en dernière instance, de la participation active des habitants, qualifiée, comme il se doit, de « citoyenne ». Chercheurs et décideurs ne cessent, en effet, de le clamer : les usagers de l’espace urbain se doivent d’être en dernière instance les « garants des
lieux » [4].
Dans les expériences les plus innovantes en ce domaine, ils sont même « associés », lors de la conception des projets urbanistiques ou architecturaux, à la réflexion sur les « aménagements de sûreté », collaboration coupant court, ainsi, à toute interrogation sur le type de société qui les rend nécessaires.

Un autre procédé en vogue dans les discours sécuritaires destinés à calmer les appréhensions du public est l’euphémisation. Ce n’est pas pour rien, par exemple, que la vidéo-surveillance a été récemment rebaptisée de manière euphémique « vidéo-protection » : il s’agissait de persuader le citoyen qu’il n’était pas surveillé mais protégé. Or, chacun sait qu’il y a le « bon citoyen » et le mauvais : du voleur de portable au terroriste ou au révolutionnaire. Surveiller celui-ci pour protéger celui-là, cela a toujours été l’alibi des pouvoirs en place, « démocratiques » ou non. De même, le « maintien de l’ordre » tend à faire place à la « préservation de la paix civile » comme mission première impartie à la police, tandis que dans les municipalités les « adjoints à la sécurité » ont disparu au profit des « adjoints à la tranquillité publique ». On comprendra, dans ce contexte, que l’on ne parle pas de délation à propos des renseignements communiqués aux policiers par certains habitants sur, entre autre, la progéniture turbulente de leurs voisins, mais de « veille citoyenne », et que l’on préfère placer sous le signe de la « co-production de sécurité » la collaboration avec les forces de l’ordre, expression fâcheusement connotée en France, comme on sait. Il n’est pas jusqu’à la pénalisation de tout comportement déviant qui ne soit légitimée grâce à un vocable fourre-tout où le moralisme le dispute au juridisme : l’« incivilité ».

La prévention elle-même, dont on a signalé qu’elle ne constituait plus la priorité, a reçu une nouvelle acception qui vient compléter la première, en tant qu’alternative compatible avec la politique dissuasive sinon répressive qui l’a emporté. « Mieux vaut prévenir que guérir », dit le proverbe. Un principe difficile à appliquer à la lettre dans des sociétés où la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de masse combinées à l’effondrement des idéaux d’émancipation collective conduisent une partie des individus qui en font les frais à adopter des comportements délinquants ou, au moins, déviants qui perturbent l’ordre public. Comme il ne saurait être question de guérir ces maux en s’attaquant aux véritables facteurs de trouble, c’est-à-dire à l’ordre social capitaliste dont la légitimité est désormais postulée incontestable, on fera porter l’action sur les fauteurs de troubles. Là encore, il s’agit de « responsabiliser ». C’est-à-dire non pas de rendre le système social responsable des exactions de ces trublions, ce qui reviendrait, comme l’affirmait la garde de Sceaux du gouvernement Jospin, Élisabeth Guigou, à leur « fournir des excuses sociologiques », mais d’en faire porter la responsabilité à eux-mêmes ou à leurs parents « laxistes ».

Ce traitement de la « violence urbaine » sans guérison possible, qui revient paradoxalement à prévenir faute de pouvoir guérir, emprunte deux voies complémentaires. La première, traditionnelle, qualifiée de « prévention sociale », vise à « insérer » des gens (individus ou groupes)
« à risques » à l’aide de mesures censées influer de manière positive sur leur personnalité en améliorant ponctuellement leurs conditions de vie (scolarité, emploi, logement, culture, loisirs…) tout en laissant intacts les rapports de domination et d’exploitation dont elles sont le produit. L’autre voie, innovante, baptisée « prévention situationnelle », consiste à anticiper par des dispositifs de surveillance, de contrôle et de protection les situations propices à la commission d’infractions ou d’actions classées comme répréhensibles en rendant celle-ci plus difficiles, plus risquées ou moins profitables pour leurs auteurs réels ou potentiels. Dans les deux cas, l’objectif n’est pas de résoudre la question sociale, mais de « réguler » les effets de sa non solution : le contexte socio-économique et politico-idéologique général est évacué au profit des seules circonstances immédiates et locales supposées à l’origine des actes et des comportements jugés condamnables.

Bien sûr, sous peine de voir diminuer la crainte ou l’animosité des
« Français » à l’égard du nouvel ennemi intérieur, les termes bellicistes
ne pouvaient être tous remplacés dans les déclarations officielles ou les reportages médiatiques. Outre le terrorisme, la liste ne cesse de s’allonger des « risques » auxquels sont confrontées nos « sociétés vulnérables »,
de même que celle des catégories de gens auxquelles il sont associés : vol, racket, agression, vandalisme, trafic de drogue, mendicité, prostitution, errance de sans-logis ou de sans-papiers, regroupements intempestifs, émeutes, manifestations violentes, sans compter les innombrables « incivilités ». Outre celui de « racaille », qui a connu le regain de popularité que l’on sait grâce à une intervention présidentielle, les mots « barbares » ou « horde » reviennent souvent à propos des
« bandes de jeunes » qui mettraient les « quartiers » en couple réglée.
Et l’on entend toujours annoncer la « reconquête des zones de non droit » pour justifier le quadrillage répressif des zones de relégation où sont parqués les sans droits.

Comment définir ce type de société ? Sous l’influence de certains philosophes français (Michel Foucault, Gilles Deleuze…), le concept de « société de contrôle » a été repris par maints esprits critiques pour rendre compte des nouvelles modalités de la domination. Néanmoins, à l’instar des notions de « biopouvoir » et de « biopolitique » mises sur le marché des idées à la fin du siècle dernier, celle de « société de contrôle » relève de ces néo-truismes inutiles et pédants qui servent à nommer, comme s’il s’agissait d’une découverte, ce qui a presque toujours été : depuis belle lurette, la double justification du pouvoir a été d’« assurer le bien-être des sans-pouvoirs (maintenance du troupeau) et de réprimer les fauteurs de troubles (contention des brebis galeuses, bêtes noires et moutons enragés) » [5]. D’où la nécessité d’un inventaire, pour tous, et d’un répertoire pour quelques uns.

Peut-on, dès lors, parler plutôt de « société de surveillance » ? Pendre soin de ses ouailles, comme on disait à l’époque où le religieux faisait lien, veut dire veiller sur elles pour qu’elles ne s’écartent pas du droit chemin ou y soient entraînées par de mauvais bergers. Or, en raison de la « perte des références » et des « repères » dans nos « sociétés en mutation », et de la multiplication de « menaces » en tout genre, la nécessité s’est imposée d’une surveillance généralisée. D’où la mise en place d’un dispositif d’omni-perception assurant une traçabilité universelle et ubiquitaire des individus. Des artefacts « intelligents et communicants » permettraient un contrôle à distance, « non invasif et intrusif » selon ses promoteurs. En fait, on assiste à la mise en liberté surveillée de tout un chacun. Peut-on continuer à qualifier d’« État de droit », un régime qui peut répertorier, numéroter, encarter, photographier, détailler, ficher, épier, tracer, traiter des populations déjà quadrillées de personnels et de dispositifs policiers ?

Cependant, un nouveau stade est en passe d’être atteint : celui de la
« société de contrainte » Sans quitter le domaine de l’interdit, qui ne cesse de s’étendre, nous entrons, en effet, dans un univers où, par des biais divers, nous serons en outre obligés, de manière explicite ou souvent à notre insu, d’accomplir de ce que d’autres auront décidé à notre place.
Mis à toutes les sauces, le « principe de précaution » nous oblige de plus en plus souvent, dans notre vie quotidienne, à nous plier « pour notre
bien » à des directives venus d’ailleurs. Le « pass Navigo », pour ne prendre qu’un exemple, censé limiter la fraude et aider la police dans la recherche des malfaiteurs, est devenu quasi-obligatoire pour tous les gens qui utilisent régulièrement les transports en commun de la RATP. Une imposition parmi tant d’autres qu’il semble vain de chercher à refuser,
car lorsque toute la population est traitée en suspecte, celui qui se dérobe à ce traitement est forcément coupable.

Ne restera plus alors au citoyen-citadin apeuré qu’à accepter de bon gré les contraintes grâce auxquelles il pourra espérer échapper à cette suspicion généralisée. Grâce à cet agent bénévole et zélé des finalités de l’État qu’il aura intériorisées comme siennes, la société civile pourra se convertir — terme à prendre également avec sa connotation religieuse — en une société véritablement civique où le pouvoir exécutif aura fait, en quelque sorte, le plein de ses exécutants.