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Jean-Pierre Garnier
Rationaliser le contrôle social : entre technologisation et responsabilisation (1)
Article mis en ligne le 15 janvier 2010
dernière modification le 29 novembre 2009

« La société de contrôle, nous l’avons dépassée ; la société de surveillance, nous y sommes ; la société de contrainte, nous y entrons. »

Pièces et main d’œuvre, (Terreur et possession) [1]

Annoncée dans le métro parisien par de grandes affiches, deux journées de festivités avaient été organisées sur l’esplanade des Invalides le week-end des 18 et 19 octobre 2008 : les JSI. C’est-à-dire les Journées de la Sécurité Intérieure. Ces journées revêtaient un caractère national : 105 villes étaient concernées. Avec stands, films, dépliants publicitaires, panneaux explicatifs, exposés, exposition de matériel (véhicules, armes, outils de détection…) et démonstrations d’interventions en tout genre, y compris des opérations musclées, avec le concours du GIGN, du RAID, des pelotons de gendarmes mobiles, des CRS... le tout sous haute protection policière pour dissuader les éventuels (et improbables) perturbateurs de gâcher la fête sécuritaire.

Le IIIème Reich mettait en scène de grandioses parades militaires pour préparer les esprits à la guerre. La Vème République offre aujourd’hui à la population des shows militaro-policiers pour la mobiliser contre l’ennemi intérieur. « On avait déjà les JMJ (Journées mondiales de la jeunesse) de la curaille. Voici venir les JSI de la flicaille », dénonçait un tract anarchiste. Après le sabre qui accompagnait le goupillon, place au tonfa, au flash ball ou au pistolet Taser !

Cette exhibition obscène des « forces de l’ordre » où l’ordre montrait sa force matérialisait et symbolisait à la fois les deux acceptions que le sociologue Pierre Bourdieu donnait au terme « rationaliser » appliqué à la domination : au plan technique, en renforcer les mécanismes grâce à l’innovation (fonction d’efficience) ; au plan idéologique, les justifier en masquant leur raison d’être par des discours d’accompagnement (fonction de légitimation). C’est de quelques unes de ces avancées techniques et discursives dans le contrôle des populations, et du sens qu’il convient de leur donner, qu’il sera question dans les lignes qui suivent.

I Rationalisation technique

Le perfectionnement des techniques destinées à surveiller les populations, et éventuellement à punir les individus susceptibles de troubler l’ordre public ne connaît pas de pause. Mais, depuis le milieu des années 70 du siècle dernier, on a observé une nette accélération en France en réaction
à la montée supposée des « violences urbaines » commises par une
partie de la jeunesse résidant dans les logements sociaux. Par la suite, l’apparition et le développement du terrorisme, avec les attentats perpétrés en ville, a incité les pouvoirs publics à redoubler d’efforts pour
« sécuriser l’espace urbain », impératif rendu encore plus urgent avec l’apparition récente, au moins dans les discours sinon l’esprit de certains gouvernants, d’une dangereuse mouvance « anarcho-autonome ». Les dispositifs mis en œuvre en ce sens comportent plusieurs composantes.

Au plan juridique, tout d’abord, notre « État de droit » s’enrichit d’un arsenal législatif liberticide en accroissement constant. Nouvelles lois, nouvelles infractions, nouvelles peines. Depuis des années, c’est devenu une habitude, les faits divers sont souvent instrumentalisés afin de créer, qui une nouvelle législation (depuis 2002, 30 textes de lois sécuritaires ont été adoptés), qui un nouveau fichier policier. On en dénombrait 58 au milieu de l’année 2009, soit une augmentation de 70% en trois ans, dont le quart n’a aucune existence légale : la loi informatique et libertés a, en effet, été modifiée pour leur donner le « droit » d’être « hors la loi » jusqu’en 2010 ! Or, la moitié des Français y sont fichés, et, rien que sur ces trois dernières années, plus d’un million y sont toujours considérés comme « suspects » alors même qu’ils ont été blanchis par la Justice. Quant à la fiabilité des renseignements recueillis, elle laisse pour le moins à désirer. En 2008, la CNIL (Commission Informatique et Libertés) avait constaté 83% d’erreurs dans les fichiers policiers.

Dernière innovation en la matière — au moment où cet article est rédigé —, la création de deux nouveaux fichiers, l’un pour identifier les « mouvances anarchistes potentiellement violentes », un autre pour recenser leurs « lieux de vie communautaires ». On la doit au ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux à la suite des heurts opposant manifestants et policiers survenus à Poitiers, le samedi 10 octobre 2009 lors d’un
« rassemblement anti-carcéral et festif » contre la nouvelle prison de Vivone déjà surpeuplée avant même d’être livrée, comme l’attestait un article paru dans La Nouvelle République faisant état de la présence de trois lits par cellule. En déplacement à Poitiers, au lendemain de ces
« graves incidents », le ministre a demandé aux préfets de procéder à
«  une identification très précise du ou des groupuscule(s) qui organise(nt) ces incidents », pour mieux lutter contre ce type de violences.

Sur le terrain, les policiers avaient été débordés par des « militants d’ultra-gauche » cinq fois plus nombreux que prévus et « extrêmement bien préparés », alors que les forces de l’ordre ne l’étaient, semble-t-il, pas assez. Cela est d’autant plus étonnant que les « néo-gauchistes » et autres « anarcho-autonomes » sont pourtant clairement placés sous surveillance depuis, au moins, 2006, et que, comme le rappelait à ce propos l’agence Reuters, « le ministère de l’Intérieur a mobilisé depuis plusieurs mois ses services sur cette forme de contestation radicale, qui prendrait de l’ampleur ». Brice Hortefeux en était d’ailleurs convaincu : une police mal préparée est d’abord une police mal renseignée. La preuve : sur les 18 personnes placées engarde à vue à Poitiers, plus de la moitié n’était pas fichée. Pire : pour le ministre, rien n’avait permis d’anticiper l’ampleur des violences. Le samedi suivant, lors d’une manifestation de protestation contre l’incarcération de deux participants à la suite des incidents du week-end précédent, des échauffourées avec une police à nouveau débordée mirent à nouveau Poitiers à la une de l’actualité. Il faut croire, au vu de ces événements, mais d’autres pourraient être mentionnés, que, malgré la modernisation de la gestion de l’activité policière sur le modèle du management privé, avec la promotion de la « culture du résultat » soi-disant gage d’efficacité, des progrès restent à effectuer en matière de rationalisation du contrôle social.

On se souvient peut-être des remous causés par Edvige, un fichier policier fourre-tout supposé aider à gérer « l’ordre public ». Devaient y figurer des indications sur les orientations sexuelles et les activités politiques ou syndicales des gens qui s’y trouveraient répertoriés, ce qui avait scandalisé un certains nombre d’organisations et d’associations soucieuses de préserver les droits de l’individu à la vie privée. Aux 70 parlementaires qui l’avaient interrogé à ce sujet, un représentant du ministère de l’Intérieur expliquait en mars 2008 qu’Edvirsp (pour « Exploitation documentaire et de la valorisation de l’information relative à la sécurité publique »), la version édulcorée d’Edvige, « ne comportera que des données directement liées à la sécurité publique ou permettant de répondre aux demandes d’enquêtes de recrutement imposées par la loi ». Mais ce n’était que partie remise. On attendait, depuis plus d’un an, la publication du décret portant création d’Edvirsp. Or, il a suffi d’une émeute dans les rues de Poitiers pour voir poindre, en une journée, deux nouveaux fichiers, rebaptisés « bases de données » et discrètement publiés par décret pour éviter tout débat public contradictoire.

Sur l’un d’eux ayant pour finalité supposée « la prévention des atteintes à l’ordre public », réapparaît le fichage des activités politiques et syndicales, en y ajoutant les opinions religieuses et philosophiques. Bien plus, y figure aussi « l’origine géographique » des gens répertoriés, subterfuge qui permet de contourner la promesse faite par le ministère de l’Intérieur que le fichier ne comporterait « en aucun cas de données relatives aux origines raciales ou ethniques des personnes ». « On n’imagine bien qu’on ne va pas ficher les auvergnats », commentait ironiquement le président de la Ligue des droits de l’Homme. Et pour faire bonne mesure, il est prévu qu’un mineur peut faire partie des gens fichés à partir de 13 ans, même s’il n’est pas délinquant. Il suffira, en effet, que la police le soupçonne d’en devenir un dans l’avenir. Pour les gouvernants, la jeunesse n’est pas en danger, mais un danger ! Une manière bien singulière de célébrer le vingtième anniversaire de la Convention des droits de l’enfant, document signé par la France, qui garantit une protection juridique jusqu’à 18 ans.

On évoquera pour mémoire un autre fichier, Christina (Centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et les intérêts nationaux), classé « secret défense », donc inaccessible aux non initiés, qui regroupe les individus suspectés d’être proches des islamistes radicaux, des milieux séparatistes, des extrémistes de gauche, etc. Il ne fait que confirmer la volonté en haut lieu de criminaliser toute forme de contestation radicale de l’ordre établi, comme en témoigne également un rapport de la Direction centrale des renseignements généraux (maintenant intégrée à la Direction centrale du renseignement intérieur) remis en juin 2008 aux services de l’ancienne ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie. Classé lui aussi « confidentiel défense », ce document faisait le bilan de près de trois ans d’actions menées en France par la soi-disant « ultra-gauche ». Son intitulé en résume la philosophie : « Du conflit anti-CPE à la constitution d’un réseau pré-terroriste [sic] international ».

Au plan technologique, l’effort redouble également pour neutraliser les fauteurs de troubles, réels ou potentiels, qu’il s’agisse de les surveiller, de les dissuader ou de les réprimer. Fruit de l’activité des départements « recherche et développement » des entreprises privées alléchées par les perspectives de profit offertes par le créneau sécuritaire, la panoplie des outils de « flicage » électronique et du matériel répressif n’a cessé de s’enrichir. Les caméras de video-surveillance, radars, GPS, outils biométriques, entre autres, ont été mis à contribution pour faire en sorte qu’aucun fait et geste considéré comme potentiellement suspect n’échappe à l’attention des responsables du maintien de l’ordre urbain. À titre d’exemple, on peut citer l’engouement récent dont bénéficie les puces RFID (Radio Frequency IDentification) auprès des certaines municipalités pour identifier et mémoriser des données relatives aux allers et venues des citadins sur le territoire de leurs communes.

C’est ainsi que Lille Métropole, établissement public de coopération intercommunale chargé de l’aménagement urbain et de la gestion des services publics de l’agglomération lilloise, invite les habitants à mettre une puce dans leur poche sous prétexte de leur « faciliter la ville » et de renforcer leur sécurité. Une fois munis de la carte RFID, ils pourront être détectés à distance dans les bus ou le métro, à bicyclette, à la bibliothèque ou à la cantine scolaire. Sous l’œil froid des caméras de vidéosurveillance qui ont proliféré à Lille comme ailleurs, leurs déplacements, heures et lieux de passage seront ainsi « traçabilisés ». Cette innovation ne profitera pas seulement aux forces de l’ordre et à la multinationale des transports (Transpole) qui irrigue Lille et ses environs. La grande distribution verra également son fonctionnement amélioré : à Auchan, les comptes bancaires des clients seront débités « en temps réel » après que les bornes électriques aient « bipé » leurs achats, prenant le travail des caissières pour ne laisser que les vigiles. Le secteur agro-industriel développe ses applications biométriques pour « tracer » sa viande sur pattes. Désormais les puces RFID traceront le cheptel humain.

Ce maillage technologique qui ne lâche plus le citadin-consommateur ne s’arrête pas là. Le développement des neurosciences permettra dans un avenir proche de sonder les cerveaux et non plus seulement les esprits, en captant les réactions et en détectant les stimuli pertinents (images, sons, slogans). Grâce aux nanotechnologies, l’interface cerveau/machine pourra devenir directe avec l’envoi et la réception réciproques de signaux. Sous couvert de « communication personnalisée », c’est-à-dire plus « ciblée », le conditionnement des citoyens deviendra totalement inconscient. Mixte d’incitations et d’interdits non perçus comme tels, les injonctions du pouvoir, comme celles des publicitaires, seront respectées sans avoir besoin d’être explicitement exprimées. Dans des centres de recherche publics ou privés travaillant dans le plus grand secret, l’instauration d’une neuropolice est à l’étude qui pourra violer le for intérieur de l’individu, déchiffrer son activité mentale et manipuler ses comportements à son insu. On est en droit de parler de « possession technologique » pour désigner cette présence de la police, de l’État ou des entreprises à demeure dans les têtes, couronnement et point ultime de l’« organisation rationnelle de l’ordre public » [2].

Si les moyens techniques se développent à une vitesse accélérée, les moyens humains ne sont pas en reste. Plus que le gonflement et la diversification permanentes des effectifs des forces chargées du maintien de l’ordre, polices municipales comprise, sans compter les dizaines de milliers d’agents de sécurité privés embauchés par les administrations et les entreprises, ce sont les modalités de leur organisation et de leur intervention qui doivent retenir l’attention.

À grands sons de trompe, la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie avait annoncé la mise en place d’Unités territoriales de quartiers (UTEQ) dans les banlieues « sensibles », censées être plus efficaces pour y assurer la tranquillité publique que la police de proximité installée quelques années auparavant sous l’égide du gouvernement Jospin. En fait, l’arrivée de ces nouveaux policiers, à Cergy et Villiers-le-Bel, par exemple, n’a pas manqué de provoquer des incidents dans ces deux villes.
Ainsi, en juin 2009, dans le quartier Saint-Christophe de Cergy, les policiers de l’UTEQ, ciblés par des feux d’artifice, faisaient usage de leurs flash-ball. Selon les autorités policières, la tension montait dans ce quartier depuis l’arrivée des UTEQ. Détail intéressant, ces véritables brigades punitives, fortes d’une vingtaine d’hommes chacune, se déployaient tous les jours, dès 17 heures, dans les « zones sensibles » et semblaient surtout avoir pour but d’exciter leurs jeunes habitants, plutôt que de chercher à calmer le jeu [3]. On ne s’étonnera donc pas que les policiers des UTEC ne soient pas les bienvenus dans les cités. Ainsi, pour la seule nuit du 27 au 28 juin 2009, 1es incidents se sont multipliés entre les jeunes et la police. À Limoges, des affrontements se sont produits dans la cité de Breuil, après la condamnation d’un habitant à quinze ans de prison.

Ensuite, dans une cité « sensible » de Tremblay-en-France, des jeunes ont envoyés des fumigènes à l’aide de mortiers de feux d’artifices contre les policiers en patrouille. À Mantes-la-Jolie, des échauffourées devaient opposer une centaine de jeunes à des policiers dans le quartier du Val-Fourré, à la suite à un contrôle d’identité musclé. En nombre insuffisant, les forces de l’ordre appelaient des renforts pour se dégager. Ce qui fut fait à l’aide de tirs de grenades lacrymogènes et de flash-ball, sans qu’il soit procédé à des interpellations. Enfin, la police se signalait, au cours d’une soirée animée par ses soins, à la cité des Tarterêts, à Corbeil, où elle avait été appelée, à la suite d’un caillassage qui aurait été commis par une trentaine de jeunes cagoulés. Ce que les communiqués policiers oublièrent de rappeler, en effet, c’est que cette dégradation de la situation était due à des tirs de grenades lacrymogènes sur une paisible kermesse de quartier [4].

Cependant, la police ne suffit plus. Depuis l’instauration du plan vigipirate en 1978 sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, c’est à une militarisation croissante du contrôle social que l’on assiste. Outre la gendarmerie partiellement redéployée pour intervenir en zone urbaine, l’armée elle-même participe maintenant à la surveillance des « lieux à risques ». Bien plus, des unités sont spécialement formées pour affronter les nouveaux barbares qui hanteraient nos cités. Dans certains pays africains, dans les Balkans, en Afghanistan, les « opérations de maintien de la paix » offrent, en effet, l’occasion d’entraîner leurs participants à des actions répressives en milieu urbain dans le cadre des futures « guerres civiles de basse intensité » annoncées pour les décennies qui viennent dans nos métropoles. Des parachutistes et des chasseurs alpins, par exemple, peuvent être amenés à mettre à profit leur expérience pour prendre d’assaut des immeubles ou des installations tenus par des rebelles issus des « quartiers sensibles ».

La répression des révoltes de l’automne 2005 constitue à cet égard un véritable cas d’école dans la mesure où elle a permis de continuer à expérimenter, en France même, des ripostes de type militaire aux menées du nouvel ennemi intérieur. Conçu en 1955 dans le cadre de la guerre coloniale contre les indépendantistes algériens afin d’exempter l’armée du respect des normes juridiques qui s’appliquent en temps de paix, et de l’autoriser à réprimer par tous les moyens les populations civiles suspectes de solidarité avec les « terroristes », l’état d’urgence a été décrété une nouvelle fois le 8 novembre 2005 pour « pacifier » les quartiers populaires en ébullition. Il a été depuis lors intégré au Code de la sécurité intérieure. Quelques jours auparavant, le syndicat Action Police CFDT avait affirmé dans les journaux avoir écrit au ministre de l’Intérieur pour lui demander d’envoyer l’armée et d’instaurer un couvre feu nocturne [5].

Au cours d’un entretien réalisé à l’École Militaire durant les révoltes, un commandant avait expliqué, sous couvert d’anonymat, qu’il avait été
« rapatrié pour l’occasion avec son bataillon de Côte d’Ivoire, ainsi qu’un bataillon équivalent du Kossovo, parce qu’ils étaient spécialisés en “ contrôle des foules ” et en “ maintien de l’ordre en milieu urbain”. [6] » L’officier avait fait part de son avis : « si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais fait donner la troupe depuis longtemps ». Et de décrire la manière dont il appliquerait les méthodes qu’il venait de tester en Côte d’Ivoire : déploiement de son bataillon autour de quelques immeubles « bouclage complet du secteur », avant de « vider les bâtiments de leurs habitants que l’on passerait au renseignement pour retrouver les meneurs et fouillant les appartements, le tout appuyé par une médiatisation soutenue pour décupler le effet psychologique [7] » .

Ce processus d’exportation militaire dans le domaine du contrôle intérieur pour faire face à une situation insurrectionnelle venue des « cités » ou, maintenant, alimentée par la fameuse, autant que mystérieuse,
« mouvance anarcho-autonome », ne s’arrête pas là. Dans le cadre
de la surveillance et la prévoyance des « violences urbaines » en
Seine-Saint-Denis, l’armée avait fourni, le 14 juillet 2006, son premier drone à la police nationale. Sa mission : renseigner, détecter des mouvements de foules hostiles, éventuellement identifier des fauteurs de troubles. Malgré les dénégations des ministères responsables, l’utilisation de ce genre d’OVNI est devenu par la suite une pratique courante. Encore en phase expérimentale, il n’a été officiellement utilisé qu’à deux reprises, à Villiers-le-Bel et Strasbourg. Depuis quelques mois, la police judiciaire parisienne exploite discrètement un minidrone, le Idrone V3, commercialisé par SMP Technologies, la société qui vend le Taser
en France. Deux « pilotes » ont d’ores et déjà été formés pour le téléguider. Le Idrone V3 n’a pas encore été engagé dans des opérations, même s’il fait partie des moyens dont dispose la Préfecture de police, dans le cadre de la force d’intervention de la police nationale qui a été créée durant l’été 2009.

En novembre 2007, la révolte d’une partie de la jeunesse d’un quartier
de Villers-le-Bel, où deux adolescents avaient trouvé la mort en percutant une voiture de police, fournira aux forces de l’ordre l’occasion de faire étalage d’une série de techniques et de matériel dérivant proprement du répertoire de la guerre urbaine : drones de reconnaissance, hélicoptères, snippers, vision nocturne. Aidés de commandos antiterroristes (RAID et GIGN), les policiers ont mis en place dans les jours qui suivirent une stratégie de harcèlement et de saturation (plus d’un millier d’agents ratissant les rues pour filtrer toute circulation) visant à organiser un quadrillage du quartier selon les principes de la contre-guérilla en
milieu urbain.

En juin 2006, un pas supplémentaire avait été franchi dans la technicisation de ce qu’il faut bien appeler une guerre contre-insurrectionnelle dans la population avec l’ouverture du Centre d’entraînement aux actions en zone urbaine (CENZUB) dans le camp de Sissonne (Aisne), pour développer les capacités anti-guérilla françaises, en attendant que ce centre soit totalement opérationnel en 2015 pour accueillir des unités étrangères [8]. Déjà, des zones de tir urbaines ainsi que de faux bidonvilles offrent l’occasion aux soldats de se faire la main. En 2008, dans ce même camp de Sissonne, une ville nouvelle d’un nouveau type, celle de Jeoffrecourt, a commencé à sortir de terre, représentant un quartier de 5000 habitants avec des immeubles hauts, des zones commerciales, des parkings, assez semblable à certaines « zones sensibles » françaises. Les quartiers populaires serviraient-ils désormais de laboratoire pour l’importation de technologies militaires dans le champ du contrôle social ?

La police française dispose d’un savoir-faire impressionnant en matière de violences urbaines, avaient estimé plusieurs responsables européens, réunis le 15 octobre 2008 à l’occasion d’un colloque européen sur « les défis des violences urbaines », organisé à l’école des commissaires de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, près de Lyon. Une police championne d’Europe ?
« Par la force des choses, nous avons une certaine expérience », reconnaissait un commissaire lyonnais qui avait exercé en banlieue. « Les violences urbaines constituent un phénomène mondial, la France est plus spécialisée, plus avancée », estimait Sylvain Brouillette, assistant du directeur de la police de Montréal au Canada où, pour la première fois, la police avait subi durant l’été des tirs lors d’émeutes très violentes.

Mais aussi impressionnant soit-il, ce savoir-faire d’ordre principalement tactique et technique n’était pas pour autant incontestable aux yeux des responsables policiers des autres pays. Car, à la différence de leurs homologues français, ils n’oublient pas l’anticipation des crises sociales. Santo Ardiaco, officier de liaison de la police italienne à Paris estimait ainsi qu’en termes de prévention les policiers français ont « un problème, qui est aussi lié à une situation culturelle et politique particulièrement
difficile
 ». Celle d’une population qui, marquée par les antécédents coloniaux des familles, les discriminations persistantes en matière d’enseignement, d’emploi et de logement, l’iniquité évidente d’une « justice à deux vitesses » et le comportement arrogant et violent des policiers, a l’impression d’être considérée comme une sous-humanité. En France, des conseils locaux de prévention de la délinquance fonctionnent tant bien que mal, la « politique de la ville », sous cette appellation ou une autre, continue d’empiler ses dispositifs, mais la prévention a perdu du terrain. Inge Philips, conseiller de l’Ambassade des Pays-Bas en matière de sécurité, était encore plus explicite à propos des insuffisances de la conception française du maintien ce l’ordre : «  Ce qu’on peut apprendre aux Français, c’est peut-être une prévention plus efficace. Chez nous, la police a une organisation régionale avec un lien très fort et direct avec la population ».

Ce « lien très fort et direct » de la police avec la population peut être conçu à différentes fins : éviter d’avoir à réprimer ou rendre la répression populaire. Il exige de toute façon le recours à un autre type de « rationalisation », de caractère idéologique et non plus technique.