Jean-Jacques Gandini, membre du bureau national SAF
Non à Base élèves : on ne fiche pas les enfants
Article mis en ligne le 15 janvier 2010
dernière modification le 29 octobre 2023

NON À BASE ÉLÈVES : ON NE FICHE PAS LES ENFANTS !

Le 25 mars 2009, 260 parents d’élèves du primaire, soutenus par des directeurs d’écoles et conseillés par des avocat-e-s du SAF ont déposé plainte auprès des procureurs de la république de Millau (12) et Grenoble (38) sur le fondement des articles 226-16, 226-17 et 226-20 du code pénal contre personne non dénommée pour des faits constitutifs d’infractions dans le cadre de la mise en œuvre du système de traitement « Base Elèves premier degré » par le Ministère de l’Education Nationale et de l’application de son arrêté du 20 octobre 2008.

Ce fichier n’est pas une simple lubie du dit ministre. Il s’inscrit dans une vaste entreprise de fichage de la population visant à contrôler toute forme de « déviance » ou de « divergence » aux normes établies impliquant un choix de société qui privilégie la sécurité à la liberté et contre lequel nous ne pouvons que nous élever.

Nous sommes en effet dans une logique d’extension du contrôle de la population avec 17 lois sur la sécurité déjà promulguées depuis 2001 et 4 actuellement en cours de discussion devant le Parlement ou qui vont l’être d’ici la fin de l’année. Je m’en tiendrai ici à la principale « joyeuseté » que représente la « Loi d’Orientation et Programmation pour la Performance de la Sécurité » Intérieure » dite Loi LOPPSI 2.

Cette loi autorise en effet l’introduction de « chevaux de Troie » dans les ordinateurs. Sans l’autorisation de l’intéressé mais avec l’aval d’un juge. Il sera ainsi possible d’accéder aux données, de les collecter, les enregistrer, les conserver, les transmettre et même d’ « écouter » les frappes au clavier ! Dans son avis rendu le 24 juillet 2009, la CNIL réclame des garanties sur l’utilisation de ce logiciel-espion qui constitue une « importante exception » aux principes de la loi « Informatique et Libertés » et devra être « proportionnée au but poursuivi » [vox clamans in deserto…]. Pendant une durée de huit mois maximum, tout ce qui apparaîtra à l’écran pourra être capté, y compris ce qui vient d’une clé USB. Sont concernés aussi bien les lieux publics comme les cybercafés que les lieux privés, même ceux « habituellement protégés » comme les cabinets d’avocats, d’huissiers, de médecins ou les locaux d’un journal… Certes il faudra l’autorisation d’un juge d’instruction mais quid avec la réforme actuellement envisagée qui aboutirait à la disparition du dit
juge ? !

On se dirige ainsi vers une logique de « profilage » à l’américaine : mise à mal de la présomption d’innocence en présupposant que des individus cités, cumulant plusieurs caractéristiques, « risquent » de commettre un crime ou un délit. Bonjour les dégâts…
Mais revenons à « Base Elèves ».

Il s’agit d’un système de gestion informatique de données concernant les élèves des écoles maternelles et élémentaires mis en place par le Ministère de l’Education Nationale avec l’objectif affiché de simplifier les tâches de direction. En pratique il va permettre de pouvoir disposer en permanence de toutes les informations sur les élèves scolarisés par la création d’un fichier unique commun aux communes, aux écoles et à l’administration centrale, lequel n’a fait l’objet que d’une simple déclaration à la CNIL le 24 décembre 2004. Il comporte à l’origine :

. Identifiant National Elève

. état-civil de l’enfant : nom, prénom, civilité, sexe, date et lieu de naissance, adresse de résidence, situation familiale

. identification des responsables légaux de l’enfant

. cursus scolaire : nom de l’école, niveau, cycle de compétences acquises, groupes d’enseignement.

Critique de Base-Elèves

Mis en place depuis 2007 dans 80 départements et en cours de généralisation à travers toute la France, il a fait l’objet de critiques de plus en plus vives tant de syndicats d’enseignants que de parents d’élèves et d’associations soucieuses de la défense des libertés, à l’instar de la LDH, du SM et du SAF, de telle sorte que le 13 juin 2008 le ministre de l’Éducation nationale a lui-même reconnu que « Base Élèves » est
« liberticide ».

Le même jour, deux Isérois, une directrice d’école, Mireille Charpy, et un parent d’élèves, Vincent Fristot, saisissent le Conseil d’État d’un recours pour demander l’annulation pure et simple de « Base Élèves ».
Mais au lieu de saisir le Parlement par un projet de loi permettant l’ouverture d’un débat démocratique sur la question, Xavier Darcos se contente de signer le 20 octobre 2008 un arrêté « portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel relatif au
pilotage et à la gestion des élèves de l’enseignement du premier degré » en supprimant uniquement les champs les plus controversés : nationalité, année d’arrivée en France, enseignement de la langue et de la culture d’origine.

Contrairement à son attente, la contestation va prendre de plus en plus d’ampleur. Le 6 novembre 2008, Alain Refalo, instituteur à Colomiers (31) adresse à son Inspecteur une lettre très motivée et longuement argumentée intitulée « Je refuse d’obéir ! » [1]. Le 8 novembre est créé à Paris un Collectif National de Résistance à Base Élèves — CNRBE — regroupant enseignants, directeurs, parents, militants syndicaux et associatifs, dont la LDH et le SM bientôt rejoints par le SAF, demandant :

. la destruction immédiate de données enregistrées de façon irrégulière depuis 4 ans ;

. la levée des menaces et des sanctions à l’encontre des directeurs d’école « réfractaires » ;

. la suppression définitive du dispositif « Base Elèves ».

Le 23 novembre 176 directeurs et directrices (plus de 200 actuellement) lancent un « Appel à la résistance citoyenne contre le fichage des enfants » demandant « l’abrogation totale et définitive de toutes les mesures liées à Base-Élèves et l’effacement, sous couvert d’une autorité indépendante, de toutes les données déjà enregistrées ». Première réponse le 3 février 2009 : l’inspection d’académie de l’Isère décide de démettre de ses fonctions de directeur d’école primaire Jean-Yves Le Gall, tout en lui conservant sa fonction d’instituteur.

Action du SAF

Face au blocage de l’institution, le CNRBE décide d’aller plus loin et me contacte à la mi-février — après que j’ai été désigné lors du conseil syndical du 6 février comme coordonnateur des actions Base-Élèves — pour envisager un dépôt de plainte au pénal. Une première mouture est rédigée et après un échange constructif avec Claude Coutaz de Grenoble et Philippe Chaudon de Marseille, une plainte-type charpentée et étayée par onze annexes est mise au point :

. non-respect des formalités préalables à la mise en œuvre d’un traitement de données à caractère personnel ;

. non-mise en œuvre des dispositions nécessaires pour assurer la sécurité des données et empêcher que des tiers non autorisés y aient accès ;

. conservation de données pendant une durée supérieure à celle déclarée initialement ;

. pas de possibilité d’user du droit d’opposition ;

. violation de l’article 8 de la CEDH et de l’article 16 de la CIDE — Convention Internationale des Droits de l’Enfant [2].

Au 31 juillet, douze TGI ont été saisis et plus de 1 000 plaintes ont été enregistrées à la suite de dépôts collectifs effectués à chaque fois avec l’assistance d’un avocat-e SAF local agissant dans un cadre militant.
Déjà six procureurs ont ouvert une enquête préliminaire, fait entendre
par gendarmes et policiers des dizaines de parents d’élèves qui ont su pleinement justifier leur action, et les six viennent de transférer les plaintes au procureur de Paris « territorialement compétent ». À suivre…

Le droit contre la loi

Comme en matière de FNAEG, le SAF se situe ici au côté des désobéisseurs.

Mais le volet judiciaire ne saurait occulter le volet sociétal ; aussi terminerai-je par des extraits du texte que j’ai rédigé à la demande du CNRBE pour appuyer l’Appel à la résistance citoyenne :

« Le droit contre la loi : Droit et loi ne font pas toujours bon ménage »

Le système démocratique ne doit pas se réduire à la règle de la majorité. La désobéissance civile peut contribuer à empêcher des manquements vis-à-vis de la justice en garantissant les citoyens contre la tyrannie de la majorité, contre la loi oppressive.

… Il s’agit de rétablir un principe de « juridicité » plus large que le principe de « légalité » - lui-même supérieur au principe « hiérarchique » —, en soumettant l’État et son administration au respect non seulement de la Loi mais du Droit tout entier. La Loi doit respecter la Constitution, et à cet étage supérieur la Constitution elle-même ne peut aller contre les principes posés par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et tels qu’ils nous intéressent ici l’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales et l’article 16 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant.

… Dans « Si c‘est un homme » Primo Levi nous fait signe : « Les monstres existent mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter. »

À l’instar de Paul-Jacques Guiot, inspecteur d’académie à Montpellier qui, en réponse au directeur d’école Bastien Cazals qui a décidé de désobéir dans l’intérêt supérieur des enfants [3], lui rétorque le 6 janvier 2009 « Un fonctionnaire, il obéit aux instructions de la République, il n’y a même pas à discuter ».

Et bien si, il y a à discuter ! Car un fonctionnaire c’est un homme responsable avant d’être un sujet obéissant. Il ne peut pas se contenter de se dire : Je fournis les moyens, la fin ne me regarde pas. L’Histoire l’a amplement démontré : la démocratie est beaucoup plus menacée par l’obéissance passive des citoyens — comme lors de la période de Vichy et la figure éponyme de Maurice Papon — que par la désobéissance. Ainsi que l’a rappelé Hannah Arendt dans Responsabilité personnelle et régime dictatorial : « Si un adulte obéit, il cautionne en fait l’instance qui réclame obéissance ». Obéir c’est soutenir.
… Il est donc des situations où il est nécessaire de désobéir, car plus qu’un devoir de vigilance s’impose alors un devoir de résistance. Gardons en mémoire ce que disait déjà en 1548, dans son Discours de la servitude volontaire écrit à l’âge de 18 ans, Étienne de la Boétie : « Le pouvoir ne s’impose que du seul consentement de ceux sur lesquels il s’exerce. »

Montpellier, août 2009